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Berlin, 1939

Cher Jacques,

Le camp de Buchenwald où j’avais été affecté avait été construit en 1937 au nord de Weimar pour y détenir les prisonniers politiques. À mon arrivée, j’estimai qu’environ dix mille personnes devaient y être détenues. Il y avait ce que l’on appelait des éléments sociaux, c’est à dire surtout les opposants politiques et les Juifs. Bien sûr, je connaissais les méthodes prônées par le national-socialisme avant d’assurer ma mission de gardien, mais tout cela était resté très théorique dans mon esprit. Je devine tes reproches, mais essaie de me comprendre avant de me juger trop sévèrement. Je pense que mon attitude résultait d’une réaction de scientifique qui ne cherche pas à appréhender les événements de manière humaine, mais seulement factuelle.

Aujourd’hui encore, le courage me manque pour te décrire les scènes auxquelles j’ai été confronté. On a coutume de dire que l’homme est un loup pour l’homme, mais j’étais loin de me douter dans quelle mesure cette affirmation correspondait à la réalité. Il n’y avait pas un jour où je n’étais témoin de violence et de scènes d’humiliation. Sans cesse, les mêmes questions revenaient à mon esprit. Ne pouvait-on pas construire un monde nouveau sans faire autant souffrir nos adversaires ? Je songeais à ces Cathares qui avaient payé de leur vie le refus de renier leur foi. Mes supérieurs se moquaient de moi et dénonçaient mon manque de courage. Ils m’accusaient de ne pas être un bon national-socialiste, de trahir notre idéal et de ne pas mériter ma place au sein de la SS. J’en étais arrivé à un point où je me considérais, malgré mon uniforme, dans le camp des victimes. Je mesure à présent ce que ces paroles peuvent avoir de choquant, mais je te les livre comme je les ai ressenties à l’époque.

C’est à cette période que j’ai commencé à me changer les idées en marchant. Seul l’exercice physique m’apportait un peu de réconfort. J’effectuais de longues promenades dans la neige dans la campagne autour du camp. Je me disais qu’une saine fatigue physique serait de nature à atténuer ma douleur. Étrangement, je conservais au plus profond de moi-même la conviction que la SS incarnait un Ordre renaissant des Templiers. Je me disais que les erreurs (dont j’étais moi-même une victime) étaient dues à des hésitations, des faux pas qui devaient être imputés à des hommes qui trahissaient la pureté du message. Je me disais qu’il en allait souvent ainsi avec les religions et qu’un jour notre mission retrouverait sa pureté originelle.

Tu dois te demander où j’en étais de mes recherches concernant les Cathares. Très honnêtement, j’y ai assez peu pensé pendant ces moments pénibles. J’avais perdu tout contact avec mon ami Richard qui ne m’envoyait plus le moindre courrier. À moins qu’on ne me remît pas ses lettres. La quête qui faisait jusque-là le sens de ma vie me paraissait accessoire en regard de l’épreuve à laquelle j’étais confronté. J’écrivis plusieurs requêtes dans l’espoir d’être libéré de ce martyre. Et finalement, j’ai été entendu. La SS ne voulait plus de moi et me laissa même croire qu’elle s’était désintéressée de mon sort. En quittant l’enfer de Buchenwald, je me dis qu’il serait peut-être possible de commencer une nouvelle vie. Je dois confesser que, même arrivé à l’âge adulte, il m’est resté de mes années d’enfance une grande part de naïveté. Mon attrait pour les histoires de chevaliers et de Graal allait probablement de pair avec ma tendance à croire un peu trop facilement aux jours meilleurs.

Alors que Himmler en personne examinait les conditions de mon éloignement de la SS, je compris que mes jours étaient comptés. J’avais perdu le peu de crédit qui me restait en ne répondant pas aux attentes de mes supérieurs dans le camp. Ils exigeaient que je montre de quoi j’étais capable en endossant les habits d’un tortionnaire. Mais je n’étais resté qu’un simple scientifique qui s’était encore trompé de voie. Pour autant, une fois que je fus libéré de cet enfer, l’envie de poursuivre mes recherches me revint très vite. Ils ne m’empêcheraient pas d’atteindre le but que je m’étais fixé. Je décidai de me rendre malgré tout à Cologne, mais cette fois-ci, sans me faire remarquer.

Ton dévoué,

Otto Rahn