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Les longs filaments de fromage et de purée de pommes de terre s’enroulaient autour d’une fourchette qui, au cours du repas, avait fini par prendre de l’assurance. Pierre Le Bihan la porta ensuite à sa bouche.

— Eh bien, s’amusa Maurice, j’ai l’impression que tu as été convaincu par les vertus de l’aligot ! Ton appétit fait plaisir à voir !

— Je dois reconnaître que c’est une véritable découverte, répondit Pierre. Bravo, c’est vraiment très réussi !

— Tu vois que je suis aussi capable de réussir des choses, répondit-il en souriant.

L’appartement de son père se trouvait dans un immeuble situé à l’angle d’une petite rue qui donnait sur la grande place de Mirepoix. Le logement se constituait d’un salon qui faisait aussi office de salle à manger, d’une chambre ainsi que d’une minuscule cuisine où un étrange décrochage du plafond obligeait à se tenir courbé. Malgré l’exiguïté des lieux, Maurice avait réussi à entasser dans tout l’appartement un nombre incroyable d’objets les plus divers. Il y avait dans cet inventaire à la Prévert avant la lettre : des tableaux d’ancêtres, une sculpture en plâtre polychrome de la Vierge, des poignées de porte, des fossiles, des pièces de tissu, des armes anciennes, une paire de chandeliers et même une chouette empaillée. Maurice laissa à son fils le temps de détailler son indescriptible fouillis avant de réagir et puis dit :

— Tout mon bazar t’étonne, non ? Si tu as des questions, n’hésite pas. Je suis prêt à te répondre.

— C’est quoi exactement ton boulot ? demanda-t-il en portant à la bouche une nouvelle fourchette d’aligot.

— Disons que je cherche des objets, je les marchande âprement, je les achète et puis je les revends au meilleur prix. Tu peux appeler mon petit commerce comme tu veux : brocanteur, marchand d’art, antiquaire...

— Mais pourquoi ici, dans la région ?

— Oh, répondit-il en faisant un grand geste du bras. Je suis ici pour le moment parce que j’ai quelques clients fidèles dans le coin et que j’ai flairé de belles opportunités. Mais je ne compte pas rester dans la région très longtemps. Tu vois, ma triste expérience de notable normand m’a fait découvrir les vertus de la vie de nomade.

— Et cette histoire de colombe ? poursuivit Pierre. Tu étais prêt à me voler pour t’en emparer. Pourquoi ?

Maurice baissa les yeux. Il pouvait difficilement nier qu’il avait cherché à voler son propre fils.

— À ma décharge, je te rappelle que je ne t’avais pas reconnu ! Pour ce qui est de la colombe, disons qu’il y a très peu d’objets qui évoquent la période cathare sur le marché et que certaines personnes sont prêtes à payer très cher pour les obtenir. Comme on m’avait dit qu’un jeune historien était sur les traces du trésor de ce cinglé de Rahn, je me suis dit qu’en te suivant je trouverais peut-être quelque chose d’intéressant.

— Rahn ? s’exclama Pierre. Tu connais Otto Rahn ? Et de quel trésor veux-tu parler ?

— Pour être honnête, répondit Maurice en relevant la tête, je crois qu’il s’agit surtout de rumeurs. On raconte qu’Otto Rahn a laissé un trésor ici quelque part en Ariège avant de mourir.

— De mourir ? Mais je croyais qu’il était reparti en Allemagne après la faillite de son hôtel à Ussat ?

— Oui, confirma Maurice, mais d’après ce qu’on m’a dit, il serait revenu dans la région de manière beaucoup plus discrète pour poursuivre ses recherches.

Pierre réfléchit un moment. En même temps que sa fourchette nettoyait le fond de son assiette, il repassait dans son esprit le fil des événements tels qu’il les avait découverts quand une idée lui traversa l’esprit.

— Tu connais la région depuis longtemps ? demanda-t-il.

— Je suis venu à Carcassonne pour la première fois après la guerre, en 47 je pense. Il y avait pas mal d’opportunités pour un marchand dans mon genre. Maintenant, c’est beaucoup plus calme.

— Tu peux préciser ? insista Pierre. De quelles opportunités s’agissait-il ?

— Oh tu sais, après la guerre, il y avait eu pas mal de bouleversements. Des pièces avaient changé de propriétaire. Certains les ont retrouvées et d’autres pas.

Le Bihan fourra sa main dans sa poche et sortit la colombe qu’il avait découverte dans la grotte de Lombrives.

— Et que penses-tu de cet objet ?

— Je te l’ai dit. C’est une pièce très rare. Enfin, s’il s’agit d’un original. La mode cathare a suscité pas mal de vocations du côté des faussaires. Je peux regarder ?

Pierre acquiesça et son père prit la colombe. Il observa la pièce avec l’oeil d’un connaisseur. Il détailla la sculpture et la qualité du matériau. L’oiseau était bien conforme aux rares représentations laissées par les Cathares, mais quelque chose clochait.

— J’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’un faux, conclut Maurice en faisant une grimace dubitative. De toute évidence, le polissage a été effectué avec un outil moderne comme une meule électrique ou autre chose du même genre. Tu vois, la patine, là, elle est trop mécanique. Jamais les Cathares n’ont eu accès à ce genre d’outil !

— Ah, répondit Pierre qui ne paraissait pas vraiment étonné par cette révélation. Mais dis-moi, qui t’a mis sur ma trace ? Tu as été en contact avec une certaine Philippa ?

— Philippa ? Non, je ne connais pas de Philippa. J’ai entendu parler de toi à Ussat-les-Bains, mais personne n’avait cité ton nom, on m’a seulement parlé de ta 2CV. Quand j’ai vu ta voiture arriver au village, je n’ai eu qu’à te suivre. Si tu me disais ce qui t’amène ici, je pourrais peut-être t’aider.

— Tu ne penses pas qu’il est un peu tard pour me proposer ton aide ? répondit Pierre en durcissant le ton.

— Le choix t’appartient, répondit Maurice en se levant pour débarrasser la table. J’ai été honnête avec toi, mais je reconnais qu’il est tard et que les torts sont de mon côté. Mais si tu as besoin de quelqu’un, tu sais que je suis là. Si tu veux me joindre, tu n’as qu’à laisser un message au bar de la place. Je serai dans la région pour un bon mois, je pense...

Avant d’aller dans la minuscule cuisine, il ajouta :

— Un petit verre de fine, ça te dirait ?

Pierre le regarda. Tout d’un coup, il avait à nouveau envie de crier. Cette fois, il ne réussissait pas à calmer la colère qui montait en lui.

— Non, merci. Je crois que je vais rentrer. Merci pour le repas !

Pierre se leva et évita de croiser le regard de son père en se dirigeant vers la porte. Il pensait à sa mère et il ressentait l’horrible impression de l’avoir trahie en acceptant l’invitation de l’homme qui l’avait tellement fait souffrir. Une fois dehors, sur la place de Mirepoix, il croisa un groupe d’élèves qu’accompagnait leur instituteur. Les enfants paraissaient très dissipés et le pauvre enseignant avait fort à faire pour maintenir la cohésion de son petit rang. Le Bihan voulait chasser de son esprit le souvenir de ce repas. Il songea que le temps passait et qu’il lui faudrait bientôt rappeler Joyeux pour lui annoncer qu’il ne pouvait pas encore rentrer. Il ne savait pas encore quelle excuse il allait inventer, mais cela ne le gênait pas. Il était convaincu que dans l’immédiat, c’était dans cette région que son avenir se jouait. Il n’avait pas le choix : il devait aller au bout de sa quête.

L’historien était déjà trop loin pour remarquer qu’un homme était entré dans l’immeuble où vivait son père. Quand il lui ouvrit la porte de son appartement, Maurice Le Bihan ne cacha pas sa contrariété.

— Maurice ! s’exclama le visiteur inattendu. Comment vas-tu ?

Sans y être invité, l’homme pénétra dans la pièce.

— Tu croyais nous échapper ? Tu pensais peut-être qu’on allait t’oublier ? Tsss.

Il jeta un coup d’oeil sur le plat qui était resté sur la table.

— Un repas familial ? Comme c’est touchant !

— Je vous en prie, laissez-moi.

— Mes amis pensaient que l’hameçon était trop grossier pour que tu y mordes. Une colombe cathare ! Avoue qu’on pouvait difficilement faire plus alléchant ! Tu me déçois, Maurice. Mais bon, si cela t’a permis de faire de grandes retrouvailles, nous sommes heureux pour toi !

— Laissez-moi, j’ai payé mes dettes.

— Payé ? À qui ? À nous, peut-être, mais pas à la société. J’en connais qui seraient heureux de connaître tes petits trafics pendant la guerre. Je me suis laissé dire que certains collectionneurs au profil sémite ont regretté de t’avoir fait confiance. Mais nous ne te voulons pas de mal, tu le sais.

— Qu’attendez-vous de moi ?

L’homme se servit un verre de fine que Maurice avait posée sur une petite armoire de chêne.

— Pas grand-chose, en fait. On s’intéresse beaucoup plus à ton fiston. Il effectue même une mission pour nous, mais sans le savoir, rassure-toi. Pour être précis, nous avons besoin de quelqu’un pour le suivre, l’observer et parfois l’aider. Un père, quoi !

— Vous me demandez d’espionner mon propre fils ?

— Tu l’as déjà abandonné, avoues qu’on ne t’en demande pas trop !

— Je refuse.

Son visiteur secoua la tête en faisant un soupir. Il sortit un Luger de sa poche et s’approcha de Maurice. Il colla le canon froid contre la tempe et lui murmura :

— Décidément, Maurice, tu as beau vieillir, tu n’as pas plus de plomb dans la cervelle. Tu n’as pas bien compris : tu n’as pas le choix ! Tu vas nous obéir, c’est tout. Il serait dommage qu’il arrive quelque chose à ton cher fils, à peine retrouvé...

Le canon du Luger se décolla lentement de sa peau sur laquelle commençaient à perler des gouttes de sueur. L’homme le remit dans sa poche et il se dirigea vers la porte.

— Allez, Maurice, à bientôt ! J’allais oublier : merci pour la fine !

Maurice ferma la porte en tirant le cadenas. Le passé venait de se rappeler à son bon souvenir.