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Cette fois, il avait préféré utiliser un autre téléphone que l’éternel combiné de la réception de l’hôtel des Albigeois. Le Bihan n’avait aucun reproche à faire sur le chapitre de l’accueil, mais l’absence d’intimité commençait à lui peser. Il s’arrêta au petit bureau de poste de Saint-Paul-de-Jarrat et se prépara à recevoir un long sermon en composant le numéro de son ami Joyeux.

— Allô ? Joyeux, c’est Pierre.

— Voyez-vous ça ! s’écria Michel Joyeux sur un ton qui se voulait ironique. Monsieur Le Bihan me fait l’honneur d’un coup de téléphone. Attends un moment que je m’assoie. Je suis sous le coup de l’émotion !

— Michel, sois gentil, répondit l’historien dont le ton sérieux tranchait avec celui de son ami. J’ai vraiment besoin de toi.

— Le contraire m’aurait étonné puisque tu m’appelles ! Mais tu vois, là, je pense que je ne vais pas pouvoir faire grand-chose pour te sortir du merdier dans lequel tu t’es fourré. Le proviseur a dégoté une petite rousse un peu coincée pour donner ton cours et il ne tarit pas d’éloges à son sujet. Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, il a engagé une procédure à ton encontre.

— Grand bien lui fasse ! On verra tout cela plus tard. J’aimerais que tu me rendes un service. Écoute, je vais avoir bientôt besoin d’argent. J’ai gardé une réserve à la maison et je voudrais que tu me la fasses parvenir ici par mandat postal.

— Attends, répondit Joyeux après avoir émis un long sifflement. Je n’en crois pas mes oreilles ! Tu ne travailles plus, t’as besoin de fric, tu te fiches de savoir si tu vas retrouver ton boulot. Mon pauvre Pierre, tu files vraiment un mauvais coton.

— Bon, tu m’aides ou pas ?

— Il est où, ton pognon ?

— Dans une boîte de biscuits en fer-blanc, dans la cuisine.

— De mieux en mieux ! Même ma grand-mère n’aurait pas osé. Tu es au courant qu’on a inventé les banques ?

— S’il te plaît, Michel. Bientôt, je pourrai t’expliquer. Je te demande seulement d’envoyer tout ce qu’il y a dans la boîte. Je peux te faire confiance ?

Un court silence succéda d’abord à la question. Puis Joyeux consentit à le rassurer.

— Tu sais très bien que je ne te laisserai jamais tomber, mais tu ne m’empêcheras pas d’être inquiet. Donne-moi l’adresse de ton bureau de poste.

— Merci, mon pote, je te revaudrai cela. Envoie-le au bureau de poste de Saint-Paul-de-Jarrat. Et ne traîne pas, cela devient très urgent !

— Pierre, ajouta Joyeux avec sérieux. Tu es vraiment sûr que je ne peux rien faire pour toi ?

— Je te remercie, ajouta-t-il. Tu en fais déjà beaucoup !

Le Bihan raccrocha et décrocha à nouveau le combiné. Il sortit de sa poche la photo de Philippa et composa le numéro qui se trouvait au verso. Il patienta pendant trois sonneries et puis entendit une voix masculine.

— Allô, librairie des Chevaliers, Bertrand à l’appareil.

— Pardonnez-moi, répondit Le Bihan qui en savait déjà assez. C’est une erreur !

Le Bihan raccrocha à nouveau et prit le vieil annuaire téléphonique qui était posé sur la tablette. De nombreuses pages avaient été déchirées, mais fort heureusement, la lettre L n’avait pas souffert. Il existait une librairie des Chevaliers et c’était sur la grande place de Mirepoix qu’elle se situait.

En reprenant la 2CV, Le Bihan se dit qu’il était encore tôt pour rentrer à l’hôtel. Il en avait assez de passer ses soirées à tenter de décrypter les gribouillis de Betty la blonde et il se dit qu’une autre visite s’imposait. Il ne l’avait peut-être pas préparée, mais il décida de se fier à son sens de l’improvisation.

Après douze kilomètres de route, la petite automobile parvint en vue de l’imposante façade de l’abbaye de Fontchaude. En bon historien de l’art, Le Bihan ne put s’empêcher de noter la symétrie de l’architecture qui révélait la facture classique de cette partie du bâtiment. Les moines ne devaient pas s’attendre à recevoir de la visite, car dès son arrivée, un frère à l’expression affolée accourut à sa rencontre. L’homme était long et sec. Sa démarche étonnait tant il donnait l’impression de courir en effectuant de très petits pas.

— Monsieur ! Vous êtes perdu ? L’abbaye ne se visite pas. Mais si nous pouvons vous aider, nous le ferons très volontiers ! Veuillez seulement garer votre voiture sur le bas-côté. Il faut laisser l’accès à la grille. Le père-abbé n’apprécierait pas que vous bloquiez le passage.

Submergé par le flot de paroles, Le Bihan sourit en se disant que pour des moines qui faisaient voeu de silence, il était tombé sur un cistercien à la langue bien pendue. Et dès lors, il se demanda pourquoi il s’imposait une privation qui devait être aussi douloureuse. Mais il n’eut pas le temps de philosopher longtemps sur la question. Un autre homme arriva à sa rencontre. Il était tout aussi grand, mais nettement plus fort que le premier. D’un simple geste, il renvoya le moine bavard dans le monastère et s’adressa à Le Bihan sans détour :

— Mon frère, ce lieu est un lieu de retraite et de prière. Nous n’accueillons pas les étrangers et nous n’organisons pas de visite.

— Mon nom est... Lorel, François Lorel. Je suis historien de l’art et j’ai beaucoup entendu parler de votre abbaye. Comme j’étais sur la route, je me suis permis de venir jeter un petit coup d’oeil.

Le Bihan était fier de son talent d’improvisation. Tout lui était venu d’un seul coup, mais la partie n’était pas gagnée pour autant.

— Et moi je suis le frère Christian, père-abbé de l’abbaye de Fontchaude. Je suis désolé, mais je ne puis accéder à votre requête. Il faudrait de toute manière que je consulte ma hiérarchie.

— Quel dommage ! s’exclama Le Bihan. Je fais partie d’une mission départementale pour la préservation et la mise en valeur du patrimoine religieux. Nous souhaitons accorder des subventions aux monuments les plus remarquables de la région.

— Des subventions ?

L’intérêt du père-abbé renforça encore la satisfaction de Le Bihan. Plus rien ne devrait s’opposer à sa petite visite, mais il avait parfaitement conscience qu’il lui faudrait jouer serré.

— Soit. Suivez-moi, dit le père-abbé de mauvaise grâce. Mais je ne pourrai pas vous accorder beaucoup de temps.

— J’apprécie beaucoup votre collaboration, répondit Le Bihan en se demandant si le mot était bien choisi.

Il ne fît en tout cas pas tiquer le père-abbé dont le visage demeurait impassible alors qu’ils franchissaient la grille du complexe abbatial.

Ils se dirigèrent d’abord vers le vaste refectorum où les moines prenaient depuis des siècles leurs repas, ensuite vers le chauffoir particulièrement prisé à l’époque où le reste du bâtiment était dépourvu de chauffage et le scriptorium destiné à l’écriture et à l’enluminure. Quand ils parvinrent dans la cour centrale, le père-abbé s’arrêta.

— Jadis, trois cents hommes travaillaient pour faire vivre cette abbaye. Il y avait les moines bien sûr, mais aussi nos frères convers qui travaillaient pour les moines et bénéficiaient en échange de leur bienveillante protection. Les deux groupes vivaient ensemble, mais séparément.

— Et aujourd’hui, comment faites-vous ? Cela doit représenter un travail gigantesque d’entretenir un pareil bâtiment !

— Disons que nous sommes une des rares abbayes qui maintiennent cette tradition encore vivante. Certains frères nous aident et, en échange, ils ont le privilège de vivre dans ces pierres millénaires.

Le père-abbé reprit sa marche à bonne allure pour arriver dans la salle capitulaire.

— Contrairement à ce que l’attitude du frère Armand a pu vous laisser supposer, notre Ordre a fait voeu de silence. Nous le respectons dans le cloître, le réfectoire et le dortoir. Seule la salle capitulaire permet l’échange de paroles.

— Et comment communiquez-vous ?

— Il n’est pas toujours nécessaire de parler pour se faire comprendre.

Dans la bouche du religieux, cette affirmation prenait des allures d’avertissement. Il ajouta :

— Mais certains frères maîtrisent la langue des signes quand le besoin l’exige.

Quand ils arrivèrent au cloître, ils croisèrent trois frères qui remontaient l’allée bordée de colonnettes en marbre ornées de chapiteaux sculptés de motifs végétaux. Le Bihan eut le regard attiré à la fois par les passants et par l’architecture. Le père-abbé s’en rendit compte.

— Rien ne vous échappe, dit le père-abbé. Voici justement trois frères convers qui nous assistent dans les travaux de jardinage. Pour ce qui est des chapiteaux du cloître, ils datent du douzième siècle et caractérisent notre Ordre. Chez les cisterciens, il n’est pas question de têtes humaines ou de gueules de monstres qui seraient de nature à troubler la concentration des moines. Il en va de même pour les visites impromptues.

Le Bihan se dit que le père-abbé ne désarmait pas. Il était bien décidé à lui faire payer jusqu’au bout son intrusion mal venue. Par une petite porte, les deux hommes pénétrèrent dans l’église dont l’ampleur des dimensions stupéfia Le Bihan.

— Quelle grandeur ! s’exclama-t-il.

— Oui, et tout cela pour moins de cent moines, répondit sobrement le père-abbé. Vanité des seigneurs qui tenaient à ce que les abbayes reflètent aussi leur propre richesse. Mais aujourd’hui, c’est nous qui en avons la charge. Puisque nous avons évoqué la question des subventions, nous avons ici de sérieux problèmes de toiture. Et vous ne serez pas étonné d’apprendre que nous manquons de moyens. Si vous êtes connaisseur, il ne vous aura pas échappé que cette église représente un rare chef-d’oeuvre du style gothique dans la région. Ce serait criminel de la laisser dans cet état.

Le Bihan sortit son petit calepin et un crayon. Il prit consciencieusement des notes pour crédibiliser son personnage de fonctionnaire du patrimoine. Mais il en fallait davantage pour que disparaisse la moue suspicieuse du père-abbé. Alors que celui-ci le raccompagnait à la sortie, il osa enfin aborder le sujet qui justifiait sa présence ici.

— Je vous remercie pour cette visite très intéressante. Je suis convaincu que le département sera sensible à votre demande.

— Nous prierons en ce sens.

— À propos, vous ne semblez pas avoir beaucoup souffert de la guerre. Vous avez été préservés des dommages ?

— Nous sommes ici pour servir Dieu pas pour nous occuper des affaires des hommes.

— Bien sûr, insista Le Bihan. Mais je suppose que vous avez eu des demandes, des pécheurs qui cherchaient un asile.

— Nous sommes de bons chrétiens et toute brebis égarée a pu trouver chez nous un havre de paix le temps de retrouver la sérénité.

— Toute brebis égarée ?

— Monsieur Lorel, je me vois malheureusement contraint de vous laisser. La prière m’attend. Vous connaissez la route, je pense.

Le père-abbé s’en retourna en fermant la lourde grille. Il ne porta pas le moindre regard sur Le Bihan. Le vent soufflait dans les branches des cyprès qui bordaient la longue allée conduisant à la route départementale.