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Le Bihan arrêta la voiture à l’entrée du village de Tarascon-sur-Ariège. Il tendit les bras sur son volant, inspira un moment et regarda l’homme qui était à côté de lui. Il tenait un mouchoir sur sa tempe et fermait les yeux.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? commença Pierre Le Bihan sur un ton où transparaissait surtout l’exaspération.

— Ce n’est pas ce que tu crois, répondit son père d’une voix posée qui contrastait avec son attitude.

— Ce n’est jamais ce que je crois ? le coupa Pierre Le Bihan. Quand tu nous as abandonnés, ce n’était pas ce que nous croyions, je suppose ! Et quand Maman est morte et que tu n’es même pas venu à l’enterrement, ce n’était pas non plus ce que je croyais ! Et quand il a fallu traverser cette saloperie de guerre et que tu m’as laissé croire que tu étais mort, que devais-je croire ?

— Écoute, je reconnais mes erreurs. Et je ne te demande pas de m’excuser. Mais il faut que tu saches des choses.

Furieux, Pierre Le Bihan frappa des deux mains un grand coup sur le volant.

— Je ne veux rien savoir ! cria-t-il. Tu nous abandonnes, tu fais le mort et je te retrouve dans un trou perdu, au fond d’une grotte. Tu ne manques pas de culot ! Pour moi, tu es mort. Tu as compris ? Crevé ! Disparu ! Mais je veux savoir ce qu’un type comme toi trafiquait dans cette fichue grotte ! Et pourquoi tu as voulu me voler la colombe !

— Pierre, j’aimais beaucoup ta mère. Mon père était un petit pêcheur breton. Nous vivions à Brignogan et quand il était en mer, ma mère ne réussissait pas à nous donner tous les jours à manger. Malgré tout, mes parents se sont saignés pour que je puisse suivre mes études de droit. Ils savaient que leur vie était toute tracée, mais ils voulaient que, moi, je m’en sorte. Tu comprends, ils refusaient l’idée que je sois pauvre !

— Tu veux me faire pleurer ? lâcha Pierre avec mépris.

— La vie m’a donné la chance de rencontrer Clémence qui était en vacances avec ses parents en Bretagne. Grâce à elle, mon existence a changé. Nous nous sommes trouvés et son père qui était avocat m’a engagé dans son étude. Et j’ai commencé ma nouvelle vie à Rouen. Tu sais, ce fut un très beau mariage !

— Tu ne t’es pas beaucoup soucié d’elle... Ni de son chagrin.

— Je comprends ta colère, mais comment voulais-tu que je m’en sorte ? Dans cette ville, tout le monde me faisait sentir que je n’étais que le fils d’un petit pêcheur breton qui avait réussi à mettre le grappin sur la fille d’un notable. Partout où j’allais en ville, je sentais que je faisais l’objet de commentaires, de railleries, de calomnies. Clémence faisait tout pour que je me sente bien, mais je savais que je n’étais pas à ma place.

— Tu n’avais rien à reprocher à ma mère !

— Non, mais elle faisait partie de son monde. Je ne pouvais pas lui demander de choisir. C’était à moi de le faire ! Et je n’avais pas le courage de le faire seul.

— Et tu as commencé à la tromper ! Tu es formidable ! Tu l’as trahie et tu arrives encore à te donner le bon rôle.

— Oui, j’ai collectionné les aventures, poursuivit-il baissant un peu la tête. Mais elles ne comptaient pas pour moi, je cherchais seulement à me défouler. Et surtout, j’avais été à bonne école, celle de la bourgeoisie de la ville. Personne n’était au courant de mes escapades, car mes conquêtes fréquentaient plus les marchés et les cafés des quartiers populaires que les soirées des notables. Puis, il y eut Eugénie.

— La putain ?

— Libre à toi de la voir comme cela. En tout cas, elle a changé ma vie. Elle m’a donné l’impression d’être plus libre et même un peu moins minable. Mais cette fois, je jouais un jeu beaucoup plus dangereux. Il ne s’agissait plus de passades, mais d’une véritable liaison. Eugénie n’était pas le genre de femme à accepter de vivre dans l’ombre.

— Et sans le sou, je me trompe ?

— Non, répondit-il à voix basse. Je lui ai fait pas mal de cadeaux. C’était plus fort qu’elle, Eugénie avait des goûts de luxe. Au début, je réussissais à la contenter, mais très vite, je n’ai plus réussi à suivre. Je croyais pouvoir la raisonner, mais elle était devenue intraitable et parfois même menaçante. Et elle a commencé ensuite à me faire chanter.

— Pauvre homme, pris à son propre piège !

— Tu vois, il y a une justice, non ? J’ai essayé de lutter et elle s’est vengée en racontant tout à Clémence. Tout cela lui a fait beaucoup de mal. J’étais tellement malheureux pour elle !

Pierre Le Bihan était dégoûté. Il haussa à nouveau le ton :

— Malheureux ? Mais comment oses-tu ?

— C’était le cas. Ton grand-père a tout appris et il m’a proprement éjecté de la maison. J’ai été congédié comme un domestique qui aurait piqué l’argenterie. D’une certaine manière, je ne m’étais pas trompé. Je n’avais jamais réussi à quitter ma condition.

— Maman m’a dit qu’elle t’avait défendu ! s’exclama Pierre.

— C’est vrai, répondit-il avec assurance. J’aurais pu rester dans la famille, mais comme un pestiféré et devant un beau-père déterminé à me faire payer au prix fort ma trahison. Alors, j’ai préféré partir.

— Tu veux dire t’enfuir ?

— Peut-être. Je m’étais dit que j’avais fait assez de mal comme cela.

— Tu racontes bien, Maurice ! Pour un peu, tu réussirais presque à décrocher le rôle du héros dans cette histoire. Mais tu inventes ! La vérité, c’est que tu nous as laissé tomber comme si nous avions été deux inconnus ! Tu t’es comporté comme un lâche ! Tu pouvais leur prouver à tous que tu avais un peu de cran. Non, tu as préféré quitter la maison en pleine nuit, comme un voleur qui détale en prenant soin de prendre du fric dans le coffre de grand-père !

— Cet argent m’appartenait !

— Boucle-la ! Je m’en fiche de tes lamentations ! Que faisais-tu dans cette grotte ? Tu vas me répondre, hein ? Tu vas me répondre ?

Pierre Le Bihan avait saisi son père au cou et commencé à le secouer. Emporté par sa colère, il n’avait pas vu qu’un gendarme était arrivé à la hauteur de sa voiture. L’homme de loi tapa fermement sur le pare-brise. Le Bihan relâcha son étreinte et descendit la vitre.

— Alors Monsieur, l’apostropha le gendarme. Vous êtes nerveux ? Faut vous calmer, hein ! Vos papiers !

— C’est que... balbutia Le Bihan en donnant sa carte d’identité.

— Pas de problème, l’interrompit Maurice. Il s’agit d’une stupide dispute familiale. Je vous assure que je l’avais bien cherché !

Il commença ensuite à rire. Loin d’être convaincu, le gendarme regarda Maurice Le Bihan avec attention.

— Mais, remarqua-t-il, vous êtes blessé !

— Oh ! s’exclama Maurice, voilà justement le problème. Je me suis blessé alors que nous faisions une promenade en forêt ! Et comme je refuse d’aller à l’hôpital, mon fils s’est énervé. Mais je vais être raisonnable et je vais lui obéir.

Le gendarme fit une moue dubitative. Il jeta un regard suspicieux à Pierre, puis il lui rendit ses papiers.

— C’est bon pour cette fois, maugréa le gendarme, mais que le jeune homme retrouve son calme ou il viendra faire un tour à la gendarmerie.

— Oui, Monsieur, répondit humblement Pierre Le Bihan. Merci

— Et bonne journée ! lança Maurice d’une voix enjouée.

Le Bihan mit le moteur de la voiture en route et ils reprirent la route. À mesure que la silhouette du gendarme s’éloignait dans le rétroviseur, Pierre Le Bihan sentait que son rythme cardiaque reprenait une cadence plus proche de la normale.

— Je suppose que tu attends des remerciements ? lâcha-t-il encore énervé. N’y compte pas. Je te repose ma question : que faisais-tu dans cette grotte ?

— J’effectuais des recherches pour le compte de collectionneurs d’art médiéval et on m’a d’ailleurs prévenu qu’un jeune homme faisait des fouilles dans la région.

— Des fouilles ? s’exclama Pierre.

— Oui. Et je t’assure que j’ignorais qu’il s’agissait de toi ! Quand tu es entré dans la grotte, je cherchais déjà de mon côté. Je ne savais pas que c’était toi ! Enfin... je ne t’ai pas reconnu tout de suite et quand ce fut le cas, j’ai essayé de fuir.

— En me volant la colombe !

— Je connais des gens qui sont prêts à payer cher pour ce genre d’objet.

La voiture roulait à belle allure sur la route départementale. En ce début d’après-midi, le soleil baignait les versants de la vallée.

— Tu trafiques des oeuvres d’art ? demanda Pierre.

— Trafiquer ? répondit Maurice. Je préfère dire que je propose des pièces intéressantes aux collectionneurs. Tu sais, il faut bien vivre.

— Oui. Je suppose que tu n’as pas mis beaucoup de temps à dépenser l’argent que tu as fauché à grand-père. Tu habites où ?

— Pour le moment, je loge à Mirepoix. Si tu as faim, je peux te préparer un petit aligot dont tu me diras des nouvelles.

Pierre Le Bihan réfléchit.

— Je me rends compte que je ne sais même pas si tu cuisines bien.

— Tu acceptes ?

— Disons que je ne refuse pas parce que tu as encore beaucoup de choses à me raconter.

Pierre appuya un peu sur l’accélérateur. Il essayait de réaliser qu’il se préparait à vivre un événement encore inimaginable quelques heures auparavant. Il allait manger avec son père !