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Kustein, 1939

Cher Jacques,

Je crains de ne pouvoir finir ce livre. Les hommes qui sont venus me chercher à Cologne me parlent peu, mais il est clair qu’ils ont reçu des instructions précises. Ils m’ont d’abord conduit à Munich où j’ai fait l’objet d’un interrogatoire classique. Étrangement, j’ai eu le sentiment qu’ils me posaient des questions volontairement banales pour que je ne leur donne pas de réponse intéressante. Ils ne faisaient que suivre la procédure et j’avais le sentiment que ce séjour munichois ne constituait qu’une étape dans la marche vers la mort qui avait commencé.

Le lendemain, ils m’ont demandé si j’aimais la montagne et si je connaissais Kustein, la petite cité qui s’était décerné le titre convoité de « perle du Tyrol ». Je compris dès lors qu’il s’agirait de ma prochaine destination. Un officier que je ne connaissais pas prit place à mes côtés dans la voiture qui nous menait sur les routes escarpées de la région. À en juger par son éducation parfaite, l’homme devait appartenir à une vieille famille prussienne. Il me tint un discours accusateur sur le ton qu’il aurait employé pour me vanter les curiosités touristiques de la région. Il m’expliqua que la hiérarchie avait placé de grands espoirs en moi, mais que je les avais profondément déçus. Il me reprochait d’avoir déshonoré un uniforme que je n’avais jamais mérité de porter. Il m’informa de la décision de mes supérieurs : ceux-ci ne souhaitaient finalement pas accepter ma démission de la SS. Ils avaient statué sur mon sort et décidé de m’envoyer dans un nouveau camp d’internement où je pourrais méditer sur mon ingratitude et mes errances passées. Après tout, peut-être finirai-je un jour par rentrer dans le rang, faire amende honorable et occuper une place dans cette Allemagne nouvelle que le Führer façonnait sans relâche.

Quand il prononça le mot « camp », je sentis mon coeur s’emballer. Des gouttes commencèrent à perler sur mon front. L’officier me demanda si je me sentais bien. J’éprouvai la plus grande peine à lui répondre tant je sentais mes tempes battre à tout rompre et ma gorge se nouer. Je n’arrivais plus à avaler ma salive et l’officier prit un air faussement compatissant. Il sourit et me dit que l’air de la montagne me ferait le plus grand bien pour réfléchir à mon avenir.

Ce n’est qu’en arrivant à Kustein que je compris ce que j’étais venu y faire. Ils me conduisirent dans le chalet d’une fervente nationale-socialiste, Frau Gehrard, qui me servit une tasse de tisane aux plantes. Ils me laissèrent ensuite un long moment seul, dans une petite pièce, avec ma tasse fumante. Je ne sais plus combien de temps après, la porte s’ouvrit. Richard Koenig entra. Je ne l’avais plus vu depuis mon premier départ avorté pour Munich. Bien sûr, il n’avait pas changé sur le plan physique, mais son expression n’était plus la même. Je me concentrai sur sa mâchoire et je me dis qu’une telle arme de carnassier ne pouvait appartenir qu’à un tueur. Je ne m’étendrai pas sur ce que nous nous sommes dit. Ce sont des choses qui m’appartiennent et n’ajoutent rien à mon récit. Tout au long de ces pages, j’ai tenu à ne pas trop me dévoiler. Ceux qui savent lire entre les lignes sauront aisément tirer leurs conclusions. À l’issue de cette discussion que je qualifierais de froide et étrangement impersonnelle, Richard me tendit une petite fiole brune que coiffait un bouchon noir. Il ne me donna aucune explication à son sujet. Il ajouta seulement que la vie dans les camps était assurément trop rude pour un homme comme moi.

Richard quitta la pièce et je baissai les yeux pour voir s’il me jetait un dernier regard. Après quelques instants, je me levai et j’ouvris la porte à mon tour. Il n’y avait plus personne dans la maison. Même Frau Gehrard semblait avoir disparu. Je quittai le chalet et je me mis en quête d’un bureau de poste.

Je n’ai pas le temps de t’en dire beaucoup plus. D’ailleurs, tu en sais autant à présent que moi. J’ai échoué très près du but, mais j’espère que d’autres pourront mener cette quête à son terme parce que le Graal est désormais à portée de main. J’ai commis de nombreuses erreurs, mais je ne demande pardon à personne. Je suis de ceux qui croient que nos vies sont régies de façon supérieure par des mystères qui nous échappent. Sept siècles après les Purs, c’est à présent à mon tour de monter sur le bûcher.

Ton dévoué,

Otto Rahn