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Au coeur de cette nuit baignée par la clarté lunaire, la cour centrale de Montségur prenait un autre visage. Le plus étonnant était cette impression de retour dans le temps, comme si tous les participants à cette étrange cérémonie avaient remonté le cours des siècles. Les étendards portant le blason de l’Ordre étaient déployés aux angles de la cour intérieure et la lueur des torches faisait danser les pierres selon l’inclinaison que le vent leur donnait. Pour la première fois, les quatre-vingt-deux frères de l’Ordre avaient été réunis. Ils s’étaient répartis en cercle autour des quatre bûchers.

Le Bihan avait été poussé hors du souterrain par un homme portant la même tunique que les autres, mais coiffé d’une haute cagoule blanche qui évoquait celle des pénitents des confréries espagnoles. Le gardien le mena sans ménagement dans la cour où les flammes s’étaient déjà emparées d’un premier bûcher où avait été attaché Bertrand. Chaque condamné était étroitement surveillé par un bourreau chargé d’exécuter la sentence. Les mains de Le Bihan étaient liées par un gros morceau de corde, mais il n’était pas bâillonné. Il se mit à crier dans l’espoir d’émouvoir les frères qui assistaient au supplice.

— Aidez-moi ! Ils sont fous ! Ils vont vous entraîner dans leur perte...

Il ne put pas en dire plus. Le bourreau banda sa bouche et le fit monter sur le bûcher. Le Bihan observa un instant les spectateurs et il fut convaincu que certains avaient été ébranlés par les quelques mots qu’il avait prononcés. Mais il était trop tard. Cette vie était finie. Alors que le feu commençait à prendre à la base du bûcher, l’esprit de Le Bihan fut traversé par mille pensées incongrues. Des moments d’enfance, un sourire de Joséphine, une salle de classe qui chahute... Son cerveau lui faisait penser à un cheval indompté qu’il ne parvenait pas à raisonner. Une dernière fois, le bourreau vint vérifier qu’il était bien attaché au poteau. Il lui glissa quelque chose dans la main et lui murmura à l’oreille.

— Faites vite !

Tandis que Betty était à son tour conduite au bûcher, Le Bihan comprit que son bourreau lui avait donné un couteau à la longue lame tranchante. L’historien qui sentait les flammes commencer à monter vers lui jusqu’à lui lécher les pieds commença à couper, animé par la rage du désespoir. Toute cette scène infernale vrillait, tourbillonnait autour de lui. Le corps de Bertrand disparaissait, dévoré par les flammes. Le bourreau s’activait pour faire prendre le feu du bûcher de Betty. Le quatrième encagoulé amenait Mireille devant le lieu de son supplice. Les quatre Bons Hommes se tenaient au centre de la cour et Karl von Graf prononçait un sermon à la gloire de l’Ordre. Les mots du maître. Le claquement des étendards dans le vent qui se levait. Le regard des frères dans lequel transperçaient, tour à tour, l’angoisse, mais aussi la détermination. Le reflet de la lune sur les murailles ancestrales de la forteresse. Et enfin, le couteau vint à bout de la corde.

Le gardien de Le Bihan courut au milieu de la cour et sortit un revolver qu’il pointa sur Karl von Graf. Au même moment, le bourreau de Mireille venait de l’attacher à son poteau de souffrance. Un autre Bon Homme sortit à son tour son revolver de sous son mantel. Le bourreau se retourna rapidement et lui tira une balle dans la tête. L’homme s’écroula instantanément, mais ces quelques secondes avaient suffi pour que le maître s’échappe. Une peur panique s’empara de l’assistance. Les frères commencèrent à courir en tout sens. L’un décocha un direct au menton qui assomma le bourreau qui se préparait à allumer le bûcher de Mireille. Pendant ce temps, Le Bihan sautait sur le bûcher pour libérer Betty. Il lui coupa la corde qui retenait ses bras derrière le poteau quand une flamme vint lui brûler le bras gauche. Intoxiquée par la fumée, Betty perdit connaissance quand Le Bihan la déposa à terre. Le bourreau qui lui avait sauvé la vie vint à sa rencontre. Il enleva sa cagoule.

— Léon ! s’exclama Le Bihan.

— C’te guigne, leur chef s’est enfui, répondit-il.

« Sous le donjon de Montségur, il prépare la résurrection des Cathares. »

— Je crois savoir où il est.

Dans la cour, la situation était des plus confuses. Les frères s’étaient révoltés contre leurs anciens maîtres et avaient capturé les trois survivants. D’autres réconfortaient les suppliciés. Certains tentaient de calmer le feu du premier bûcher, mais pour Bertrand, il était déjà trop tard. Son corps achevait de se consumer. Le Bihan sortit de la cour du château par la porte nord, celle par laquelle il avait été mené au supplice quelques minutes auparavant. Il passa la porte et fut stoppé net par un coup de feu qui manqua de le toucher. Ce diable de von Graf lui avait-il tendu un piège ? Le Bihan n’était pas armé. Instinctivement, il ramassa une épée qui avait été abandonnée par un frère quand une voix l’interpella :

— Tu ne t’en sortiras pas vivant, lui dit Chenal qui le visait avec son revolver.

— La partie est finie, non ?

— Pour toi, oui, mais pour moi, elle ne fait que commencer.

Un nouveau coup partit et blessa cette fois Le Bihan à l’avant-bras. La douleur était intense, mais étrangement, il ne la ressentit pas immédiatement. Les deux hommes étaient proches du promontoire rocheux situé à l’extrémité du donjon. Ils dominaient la vallée et à cet endroit du château, loin des torches, l’obscurité était complète. Le Bihan décida de jouer le tout pour le tout. Il donna un grand coup d’épée dans le mur qui provoqua surtout un assourdissant bruit de métal dans la nuit. Chenal eut un mouvement de recul. Ce fut suffisant pour le faire basculer en arrière.

— Chenal ! cria Le Bihan avant de s’approcher du promontoire.

L’hôtelier n’était pas tombé bien bas. Il n’avait fait une chute que de deux mètres, mais sa tête s’était fracassée sur une pierre. L’homme était mort sur le coup. Le Bihan saisit son arme et remonta jusqu’à l’entrée du couloir. Son bras commençait à le faire souffrir de plus en plus. Avec toujours autant de prudence, il remonta le couloir jusqu’à son extrémité. Il reconnut le passage étroit vers les cellules qu’il avait vu avant qu’on ne lui bande les yeux et il continua jusqu’au fond du couloir. Il écarta la draperie blanche qui occultait la porte et découvrit une scène digne d’un film de cape et d’épée. Revêtu de sa tunique blanche, von Graf priait devant l’autel où avait été posé un petit brasero.

— Je t’attendais, lui dit-il.

Le Bihan s’avança en le tenant en joue avec son revolver.

— Rends-toi, c’est fini !

— Ce n’est pas la peine de me menacer. Je sais reconnaître la défaite quand elle se présente. Je suis déçu. Je dirais même que je suis triste. Oh, pas pour moi, car je ne suis qu’un maillon d’une longue chaîne à travers les siècles. Je suis triste parce que c’est notre Idéal qui meurt à nouveau. Le monde perd une chance de connaître un nouvel Ordre. Sain et fidèle aux racines de nos terres et de nos peuples.

Tout en continuant à parler, il plongea doucement sa main dans un pli de sa tunique.

— Attention, menaça Le Bihan, je n’hésiterai pas à tirer !

Malgré le mal qui commençait à l’étourdir, l’historien trouva la force de braquer une nouvelle fois le revolver.

— Calme-toi, répondit von Graf. Tu as gagné. Enfin, pas tout à fait.

Son visage s’illumina d’un étrange sourire et ce fut à ce moment-là que Le Bihan comprit. Il se jeta sur le maître de l’Ordre, mais il était trop tard. Il avait jeté les quatre bandes de parchemins dans le brasero. L’édit secret de Constantin était devenu la proie des flammes. Le secret fondateur brûlait devant ses yeux.

— Ce n’était qu’une pièce destinée à prouver une évidence, poursuivit von Graf avec sérénité. Un jour verra le triomphe des dieux ancestraux et la renaissance de l’Ordre ancien.

Il tendit la main vers le mur et s’empara d’une trompe. Il souffla dedans et le son se propagea des entrailles du pog jusqu’au coeur de la forteresse. Il sourit une dernière fois à Le Bihan et puis un petit bruit se fit entendre. Comme un craquement. Von Graf s’agenouilla. Une bave blanchâtre apparut sur ses lèvres.

— Le cyanure ! s’exclama Le Bihan.

Au même moment dans la cour du château, les trois compères s’écroulèrent en crachant un même filet de bave blanche. Ils avaient écouté le signal et obéi au dernier ordre de leur maître.

Entendant le son du cor, Léon avait fini par retrouver Le Bihan. Il pénétra dans l’antre de l’Ordre et découvrit le cadavre de von Graf. À côté de lui, l’historien tenait son bras de la main droite.

— Cette fois, je crois que je la mérite vraiment c’te médaille, non ?