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Le Bihan se plaça contre le rempart, au coeur du pentacle de pierre. Il porta son regard vers le donjon et plus précisément vers l’ouverture qui donnait sur la fenêtre du mur du fond de la muraille coiffant la citerne. Telle était une partie de la théorie de Rahn. Montségur puisait ses racines dans des croyances bien antérieures aux dogmes de l’Église chrétienne. La meilleure preuve de ses origines païennes était la liaison directe qui s’établissait entre l’architecture et le solstice, le seul jour de l’année où les rayons du soleil pénétraient exactement à travers les deux ouvertures aménagées dans les murs de pierre. Dès lors, la forteresse incarnait le lien tangible qui réunissait à travers les siècles les Cathares aux anciennes religions païennes. De telles conclusions expliquaient aussi pourquoi l’Allemand voyait dans les Cathares des druides convertis.

Son raisonnement paraissait bien se tenir, à un petit détail près. La forteresse actuelle n’était que le troisième castrum de Montségur. Les deux autres châteaux avaient été entièrement détruits et ensuite reconstruits.

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Le Bihan sortit son petit carnet de notes. Il commença à y tracer quelques lignes :

— Avant treizième siècle : Montségur I.

— 1204 : Raymond de Péreille rebâtit une forteresse sur les ruines d’un ancien édifice. Elle devient le siège de l’Église cathare du Limousin.

— 1204-1244 : édification de Montségur II.

— 1244 : persécution et grand bûcher.

— Après 1244 : construction de Montségur III.

— 1931 : Otto Rahn à Montségur... Théorie des païens ? ? ?

Il réfléchit avant d’ajouter une dernière ligne :

Et si la nouvelle forteresse avait respecté les plans antérieurs ?

Le Bihan observa à nouveau la meurtrière. Il se refusait à jeter aux orties aussi facilement la théorie de Rahn. Les bâtisseurs de ces forteresses avaient très bien pu conserver le souvenir des anciennes constructions et voulu les imiter. Pendant qu’il continuait à réfléchir, il jeta un coup d’oeil sur sa montre. Il vit qu’il était déjà dix heures cinq. Son père était en retard. Oh, ce n’était encore qu’un léger retard. Et il ne savait même pas si Maurice était du genre ponctuel. Il ne connaissait rien de cet homme si ce n’était de lointains et mauvais souvenirs, des histoires mille fois ressassées à la maison et une brève rencontre avec lui après vingt ans d’absence. Mais il venait d’apprendre autre chose de bien plus terrible encore, une rumeur atroce colportée par un hôtelier. Voilà tout ce qu’il savait de cet homme qui lui avait donné rendez-vous et qui était légèrement en retard.

Le jeune homme referma son carnet et sortit par la porte nord, celle qui ménageait au loin une vue sur la petite ville de Mirepoix où logeait son père. Le Bihan ferma un instant les yeux et inspira profondément. Le souvenir des hommes qui s’étaient battus pour conserver cette place forte et le lointain écho des cris des suppliciés résonnaient à nouveau dans son crâne. Quand cette terre souillée finirait-elle par retrouver la quiétude ? Même le vent léger avait, ici, au sommet de ce pog, des accents de drame. Et le soleil ? Il n’était pas de ceux qui réchauffent le corps des hommes endolori par le froid de l’hiver. Ses rayons se confondaient avec les flammes qui embrasaient les bûchers des condamnés.

Bing !

Le bruit était discret, mais loin de tout et à cette altitude, le moindre son acquérait un relief particulier. Le Bihan tourna la tête vers la gauche. Il en était convaincu : c’était de ce côté que provenait le petit « bing » qu’il venait d’entendre.

— Maurice ? lança d’abord timidement Le Bihan.

Il n’y eut pas de réponse.

— Papa ! recommença-t-il cette fois en criant franchement.

Mais il n’obtint toujours pas de réponse. Il longea lentement la paroi extérieure de la forteresse pour comprendre d’où venait le bruit. Mais le silence avait repris ses droits. Il était dix heures dix et il n’y avait toujours pas la moindre trace de son père dans les parages. Le Bihan se dit qu’il lui avait joué un mauvais tour et qu’il ne viendrait pas. D’une certaine manière, cette idée l’arrangeait plutôt. Cela lui épargnait une nouvelle discussion pénible avec un homme à qui il n’avait pas envie de pardonner et dont le retard ne faisait aujourd’hui que confirmer tout le mal qu’il avait toujours pensé de lui. Il n’avait plus de père et, d’une certaine manière, il n’en avait jamais eu. Le Bihan poussa jusqu’au petit promontoire rocheux au nord-ouest de la forteresse quand la détonation retentit.

L’espace d’une seconde, l’idée de la balle perdue d’un chasseur lui traversa l’esprit. Mais l’illusion fut de courte durée. Bientôt, un nouveau coup de feu se fit entendre.

Cette fois, l’impact de la balle se logea dans le mur, à quelques centimètres seulement du visage de Le Bihan. Le jeune homme se jeta à terre avant de basculer vers la pente de la montagne.

Pan !

Un nouveau coup de feu fut tiré quand il se laissait rouler le long de la pente. Il ne fallut que quelques secondes pour que son corps prenne de la vitesse et pas beaucoup plus longtemps pour qu’un gros arbre interrompe sa fuite.

— Ouch ! lâcha l’historien.

Le Bihan aurait voulu être plus discret, mais le choc avait été trop violent et lui avait arraché un cri de douleur. Il était repéré et les détonations reprirent.

Il était incapable de dire si les coups de feu avaient été tirés dans la bonne direction et encore moins s’il avait été menacé. Il jeta un rapide coup d’oeil vers le haut et aperçut une silhouette blanchâtre. Étrange vision d’un fantôme surgissant en pleine journée ! S’agissait-il de son père costumé de manière ridicule ? Personne d’autre ne savait qu’il avait rendez-vous ce matin avec lui à Montségur. Cela ne pouvait donc être que lui ! Soudain, tout s’éclairait : son père avait appris qu’il savait à son sujet et à présent, il avait décidé de se débarrasser une fois pour toutes de son fils redevenu encombrant. Mais Le Bihan n’allait pas lui donner ce plaisir. Il bondit hors de son fourré pour reprendre sa course folle à flanc de montagne.

— Aaahh !

Une balle l’atteignit à l’épaule, mais ce n’était pas le moment de flancher. Il reprit sa fuite en jouant le tout pour le tout. Il savait que plus il prenait de la distance par rapport au sommet du pog, plus il s’éloignait de l’homme qui voulait le tuer. Avec la volonté farouche d’échapper à son bourreau, Le Bihan poursuivait son chemin en courant, sautant, glissant, roulant et en se rattrapant chaque fois aux branches et aux racines. Il n’y eut plus de coups de feu. Son père ne s’était pas risqué à le suivre dans sa course. Peut-être se disait-il que la blessure qu’il lui avait infligée serait fatale.

« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »

Le jeune homme posa sa main sur son épaule et ressentit une forte douleur. Ce n’était pas le moment d’observer la gravité de la plaie. Il fallait continuer. En reprenant sa descente, il frissonna en se disant que son père avait peut-être cessé de tirer parce qu’il l’attendait en bas pour l’achever comme un gibier blessé qui tente la course de la dernière chance pour échapper à son chasseur. Il n’avait pas le choix, il devait encore aller plus vite. Il poursuivit sa descente en posant ses pieds tantôt dans les hautes herbes, tantôt dans la terre, tantôt sur la roche. Tout d’un coup, il sentit que plus rien n’assurait le pied qu’il venait de poser sur le sol. Il tenta de se retenir en agrippant une branche, mais celle-ci craqua d’un coup sec.

Le Bihan tomba. Combien de temps dura la chute ? Il aurait été incapable de le dire, mais il avait l’impression qu’elle avait été très longue. Une seule chose était sûre, elle avait été interrompue par un terrible choc et puis par un grand trou noir.

La première sensation dont il eut conscience fut le chant d’un oiseau et puis la présence réconfortante de la lumière qui s’insinuait peu à peu entre ses paupières, à mesure que celles-ci s’ouvraient. Le Bihan regarda autour de lui. Il était au beau milieu d’un gros buisson de buis. Il avait mal partout, mais ses membres paraissaient répondre à ses injonctions. Mains, bras, jambes, cou... C’était un miracle, rien ne paraissait cassé. Il regarda un instant derrière lui et puis se ravisa. Il préférait ne pas savoir d’où il était tombé. Une forte douleur à l’épaule vint lui rappeler sa blessure. Son pull était déchiré et le sang avait déjà séché. La lésion ressemblait plus à une grosse éraflure qu’à une plaie profonde. Il avait eu de la chance. Il se releva et fit quelques pas hésitants en se tenant aux branches pour ne pas tomber. Il n’était plus très loin de la route. Il apercevait même sa chère 2CV. Rejoindre au plus vite son véhicule devint son idée fixe, son unique chance de salut. Il recommença à hâter le pas et buta contre un objet dur. Il manqua à nouveau de tomber, mais réussit à retrouver son équilibre. Machinalement, il se retourna pour jeter un coup d’oeil à ce tronc d’arbre qui avait manqué de le faire trébucher et ce qu’il vit alors lui arracha un cri d’effroi.

— Nooon !

Il fit un pas en arrière pour observer le fameux objet. Il s’agissait d’un homme d’une cinquantaine d’années dont la tête avait été coupée. Le Bihan sentit une irrépressible nausée l’envahir et commença à vomir. Ce qu’il avait vu était insoutenable et pourtant il savait qu’il lui fallait absolument se retourner encore une fois. Le corps était décapité, mais il portait des vêtements qui lui semblaient familiers. Il avait vu récemment cette chemise à petits carreaux. Dépassant son dégoût, il leva lentement la manche de son bras gauche et découvrit le dessin d’une fleur de lis.

— Papa !

Le jeune homme eut un mouvement de recul et sentit que son estomac se soulevait à nouveau. Cette fois, il tomba à genoux avant de recommencer à vomir.