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Isolé au sommet de la forteresse, Le Bihan n’avait pas fait attention à l’heure qui avançait. Il avait passé la journée à lire et à imaginer quelle avait pu être la destinée de ces hommes qui avaient choisi de mourir plutôt que de se soumettre. Il avait parcouru le pog en tous sens pour tâcher de mieux comprendre le plan du castrum et de la forteresse. La journée était belle et les sentiers relativement praticables. L’historien songeait à Otto Rahn qui avait effectué les mêmes recherches avant lui. Il se demandait ce qu’il avait pu trouver dans cet enchevêtrement, à première vue inextricable, d’épais fourrés, de branchages et de ruines de pierres.

Vers dix-neuf heures, alors que le jour se couchait, il décida de redescendre pour rejoindre sa voiture. Arrivé à la fin de la journée, il se sentait un peu frustré, mais il tentait de se raisonner. Qu’espérait-il donc ? Trouver une sépulture ? Mettre au jour les restes d’un bûcher ? Et pourquoi pas le trésor des Cathares ? « Allez, Le Bihan, redescends sur terre ! » Il se dit qu’il était un historien sérieux et pas un chercheur d’or. Il devait encore se plonger dans de nombreuses lectures avant de comprendre tout ce qui s’était passé sur ces terres.

Armé de ces sages résolutions, Le Bihan parvint sur la route. Il monta à bord de sa 2CV, la fit démarrer et reprit la route pour rentrer à l’hôtel de Chenal. Il avait envie de lui raconter sa journée. L’automobile étonna Le Bihan en se révélant capable de filer à belle allure sur la route départementale. L’historien regrettait de ne pouvoir s’offrir une voiture avec son salaire de professeur. Le loyer lui coûtait déjà les yeux de la tête et ce genre de luxe lui paraissait à tout jamais inaccessible ! Alors que l’obscurité tombait lentement sur le pays cathare, il essaya d’allumer les phares, sans succès. Il inspecta les commandes sous le volant et quitta un bref instant la route des yeux. Il réussit à tirer le commodo, mais seul le phare de droite s’alluma. Il redressa rapidement la tête et regarda devant lui. À l’instant précis où il fixait à nouveau la route, une silhouette blanche traversa la départementale. Une autre jaillit du bas-côté en poursuivant la première. Elles s’enfoncèrent ensuite dans la végétation, enjambant un grand tronc couché à cet endroit sur le sol. Le Bihan freina de toutes ses forces pour ne pas les heurter. La 2CV fit un tête-à-queue et alla finir dans le bas-côté. Le Bihan bondit hors du véhicule et regarda autour de lui. Il repéra le grand tronc gisant à terre et entra dans la masse végétale. Par chance, sa voiture borgne lui offrait suffisamment de luminosité pour voir où il mettait les pieds. Il s’élança dans le bois, mais dès que les premiers branchages se furent refermés derrière lui, il se retrouva aussitôt dans l’obscurité la plus profonde. En maintenant son allure pour ne pas perdre la trace des fugitifs, il fit encore une dizaine de pas avant que son pied ne s’enfonce dans un trou. Il trébucha et tomba en heurtant la tête contre un chêne. Cette fois, Le Bihan était sonné. Son front avait été entaillé et du sang lui coulait sur le visage. Quelques secondes furent nécessaires pour préciser sa vision et surtout pour remarquer qu’un petit pan d’étoffe pendait à une branche de l’arbre qu’il venait de heurter. Il se releva et s’en empara. La lumière pâle de la lune lui permit de voir qu’il s’agissait d’un morceau de lin blanc portant une tache noire. Le Bihan jeta encore un coup d’oeil dans la végétation. Il s’épongea le front qui continuait à saigner et se dit qu’il ne pourrait plus les retrouver. Il décida alors de retourner vers sa voiture dont le phare borgne dirigeait toujours son faisceau lumineux sur la route. Quand il arriva en vue de la 2CV, il observa à nouveau le morceau de tissu, mais cette fois, à la lueur du phare. Il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour une tache noire était en réalité une tache de sang, mais que ce n’était pas de son sang qu’il s’agissait.

Heureusement, il ne fut pas obligé d’accomplir trop de manoeuvres pour remettre la voiture sur la route. En cette saison, le terrain était sec et la 2CV ne s’était égarée que de quelques mètres dans la végétation. Elle en serait quitte pour deux griffes sur la portière, un léger préjudice pour lequel il dédommagerait Chenal. Le Bihan se remit en route en tentant de se concentrer sur la départementale plongée dans la plus complète obscurité depuis qu’un nuage épais était venu voiler la lune. Mais il ne pouvait s’empêcher de regarder le morceau d’étoffe qu’il avait posé sur le siège voyageur et de repasser dans son esprit les images de ces deux silhouettes qui avaient jailli comme par enchantement devant le phare de sa voiture. Il ne s’agissait bien sûr que d’une volonté de son esprit, mais il aurait aimé qu’une des deux ombres fantomatiques fût celle de Philippa. L’historien frissonna aussitôt. Et si le sang de l’étoffe était celui de sa mystérieuse messagère ?

Alors qu’il arrivait en vue de Celles, il plissa à nouveau les yeux. La forme qu’il distinguait dans le lointain à gauche de la route... Elle avançait. Se pouvait-il qu’il s’agît encore d’une silhouette ? Il ralentit et identifia cette fois plus précisément une jeune femme qui marchait le long de la route. La promeneuse nocturne faisait de grands gestes pour l’arrêter. Le Bihan cacha instinctivement le morceau de tissu dans sa poche et ralentit à sa hauteur.

— Vous allez dans la direction d’Ussat ? demanda-t-elle sans avoir reconnu le conducteur.

— Mireille ? s’écria Le Bihan en reconnaissant la serveuse du bar-tabac d’Ussat. Mais qu’est-ce que vous faites là ? À cette heure !

— Le Normand ! s’exclama-t-elle en ouvrant la portière de la 2CV sans attendre d’y être invitée. Si je m’attendais ! Eh bien, on peut dire que vous tombez à pic. Tant mieux, ma journée n’est pas complètement fichue !

— Seule dans la nature ? En pleine nuit ! Je veux bien vous conduire, mais je crois que vous me devez bien un mot d’explication.

— Vous avez besoin d’un mot d’explication pour comprendre que les hommes sont des salauds ? ricana-t-elle tout en se recoiffant dans le rétroviseur. Une fois de plus, j’ai tiré le mauvais numéro, voilà tout. On ne va pas en faire une affaire d’État quand même ! D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de vous raconter l’histoire depuis le début.

— Bon ! répondit Le Bihan en renonçant provisoirement à en savoir plus. Mais où désirez-vous aller ?

— J’en sais rien. Faudra bien que j’aille travailler chez la sorcière demain, mais en attendant, je crève de faim.

— Un repas à l’hôtel des Albigeois, ça vous tente ?

— C’est pas de refus ! s’exclama-t-elle avant de marquer un instant de réflexion. Après tout, vous me devez bien ça, non ? C’est moi qui vous ai sorti de ce pays de fou. Et puis, ça me fera plaisir de revoir ce bon vieux Chenal.

Le Bihan se retint de lui demander si Chenal faisait partie des salauds. Il était trop content d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager son repas ce soir-là.