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León

Le premier voyage se révéla beaucoup plus simple que Le Bihan ne l’aurait imaginé. Il faut dire qu’il avait pris le soin de bien le préparer en ne laissant rien au hasard. Son train arriva en gare de León en début d’après-midi, ce qui lui laissait le temps de déposer sa petite valise à l’hôtel qu’il avait choisi non loin de l’Iglesia San Lorenzo. Quand il sortit à nouveau dans la rue pour se rendre dans l’édifice religieux, il eut une pensée pour Amiel Aicard, le Bon Homme qui avait quitté Montségur, le coeur battant, pour effectuer un long voyage semé d’embûches qui l’avait mené dans ce coin reculé d’Espagne. Il songea aussi à la peine qui avait été la sienne d’avoir été contraint d’abandonner ses amis et ses frères promis à une mort atroce. Peut-être que le dénommé Aicard aurait préféré mourir avec eux plutôt que de poursuivre sa vie loin de ceux qu’il avait aimés et de la foi intense qu’il avait nourrie.

Le Bihan n’eut pas besoin de pousser la porte, car l’église était ouverte. À cette heure de l’après-midi où la chaleur commençait à faiblir dans les rues, il n’y avait qu’une petite dame dans la nef. Elle était maigre, presque rabougrie et vêtue de noir. Agenouillée sur son prie-Dieu, elle égrainait son chapelet en psalmodiant ses prières. Elle ne porta pas la moindre attention au jeune homme qui venait d’entrer. Le Bihan sortit son petit papier sur lequel il avait consigné les informations nécessaires. Le tableau du martyre de Saint-Laurent se trouvait dans la troisième chapelle latérale du bas-côté droit. Il fut soulagé en découvrant la figure du saint et s’agenouilla à son tour. Mais sa prière concernait plutôt un signe, celui que Betty avait retranscrit dans la grotte. Un petit dessin de gril. Il scruta chaque pierre autour de lui pour le retrouver.

Il ne cherchait que depuis quelques minutes, mais il commençait déjà à perdre espoir. La chapelle était petite et il lui semblait avoir déjà détaillé chaque élément du carrelage vernissé ou du parement de mur. Son regard descendit une nouvelle fois vers le sol, juste au pied de l’autel de marbre qu’il trouvait excessivement orné selon le goût en vogue dans l’Europe de la Contre-Réforme. La sobriété du pavement contrastait avec le flamboiement baroque de la chapelle. Le Bihan se dit que c’était un bon signe puisque cela tendait à prouver que le sol d’origine avait bel et bien été préservé. Son regard s’arrêta sur quelques traits incisés dans la pierre. A priori, ils ne figuraient rien, mais avec l’épreuve du temps, ils avaient très bien pu être le dessin de gril qu’il cherchait.

Il entendit un grincement derrière lui. Il se retourna, craignant qu’un nouveau fidèle ne soit entré dans l’église. Non, la vieille femme s’était levée et elle trottinait à présent vers la sortie tout en continuant à triturer son chapelet. Elle prit soin de fermer la porte comme une maîtresse de maison qui craint les courants d’air. Le Bihan en profita pour aller coincer la porte avec une chaise. Cela lui laissait quelque temps de répit pour fouiller. Il sortit un petit pic de son sac et entreprit de desceller la pierre. Depuis sept siècles, celle-ci s’était solidement arrimée à ses semblables et l’opération se révéla loin d’être simple. Le Bihan était d’autant plus nerveux qu’il savait que le temps lui était compté. Il avait vu à l’entrée que les vêpres étaient célébrées à dix-sept heures.

À force de triturer le pic entre les deux dalles, celle qui portait le dessin venait de céder. En deux morceaux nettement découpés. L’historien de l’art qu’il était ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir alors qu’il dégageait doucement le carreau de pierre. Il sortit ensuite une petite pelle de son sac et, tout de suite après, un pinceau. À dix centimètres sous terre, l’extrémité de sa pelle buta sur une petite boîte en fer. En quelques rapides coups de pinceau, il balaya la fine couche de terre et puis sortit la boîte de sa cachette. Il replaça ensuite la terre et enfin les deux morceaux de pierre brisés. Il rangea les outils et la boîte dans son sac et se dirigea vers la sortie. La porte cognait contre la chaise. Quelqu’un essayait d’entrer. L’historien se dit qu’il ne servait à rien d’inventer des excuses alambiquées, il valait mieux se faire discret. Il dégagea la porte et se dissimula vite dans le fond de la nef, juste à droite de l’entrée. Il vit alors la même petite vieille qui revenait dans l’église, tout en continuant à égrainer son chapelet. Le Bihan soupira et quand elle eut pris place sur son prie-Dieu favori, il sortit de l’église.

Bruges

Le voyage à Bruges fut plus riche en émotions. Le Bihan avait déjà eu beaucoup de peine à trouver un hôtel avec une chambre disponible. En cette saison, la Venise du Nord était prise d’assaut par les touristes. Il avait ensuite repéré la Sint-Jacobskerk dans laquelle il voulait mener ses recherches. Par manque de chance, l’église était fermée pour d’importants travaux et son accès était provisoirement interdit. Dès lors, l’historien jeta son dévolu sur la table d’un café situé juste en face de l’édifice. Tout en découvrant les charmes des bières d’abbaye, il ne perdait pas une miette du manège des ouvriers et des livreurs qui se relayaient dans l’église. Le Bihan remarqua que de nombreux sacs de sable avaient été portés à l’intérieur de l’édifice. Il se dit alors qu’il tenait son plan.

Il n’avait qu’à trouver un bleu de travail pour tenter le coup. La quête de l’uniforme adéquat se révéla ardue, mais il finit par le trouver dans une petite boutique située en périphérie de la vieille ville et tenue par un Flamand bougon. Le Bihan qui ne connaissait pas un traître mot de la langue eut fort à faire pour expliquer ce qu’il voulait. À force de gestes et de descriptions imagées, il finit par y réussir, mais il se demanda s’il n’avait pas payé son bleu de travail le prix d’un costume trois-pièces. Il ne lui restait plus ensuite qu’à prendre un sac de sable et à entrer dans l’édifice.

La suite des opérations se révéla beaucoup plus simple puisque l’église était en chantier. Le Bihan avait découvert dans un guide touristique qu’il existait une petite sculpture de saint Jacques dans la crypte et que celle-ci était considérée comme l’oeuvre la plus ancienne de l’édifice. Il en déduisit donc que Pierre Sabatier l’avait choisie pour dissimuler son trésor. Toujours chargé de son sac de sable qui lui évita des questions curieuses des autres ouvriers qui s’activaient dans la nef, Le Bihan descendit les marches situées sous le choeur et qui donnaient accès à la fameuse crypte. La petite statue de facture romane tranchait avec le style de l’église, fidèle à l’élan gothique propre à la Belgique et aux pays d’Europe du Nord. La suite se révéla tout aussi simple. Le mur était pavé de carreaux hexagonaux. L’un d’entre eux portait clairement le dessin d’une petite barque. Le Bihan sortit la petite pioche de son sac, mais cette fois, il réussit à desceller la pierre sans la briser. Juste derrière le carreau se trouvait la petite boîte de métal qui avait été dissimulée dans le mur. Il replaça le carrelage et sortit de l’église sans que personne se soit intéressé à son manège. Une fois dans la rue, il poussa un grand soupir de soulagement. Il ne lui restait plus qu’à préparer sa prochaine étape.

Crémone

C’est à Crémone que les choses se compliquèrent. Dans le train qui le menait à la petite ville, Le Bihan avait eu le temps de relire toute la littérature consacrée à l’histoire de la région. Après le Languedoc, l’Italie avait été le centre le plus important de la diffusion de l’hérésie cathare. Milan était d’ailleurs considérée comme le coeur du catharisme transalpin. Les Bons Hommes réussirent à prendre le contrôle de diverses cités telles Viterbe, Mantoue, Bologne ou Forli. Dans ces régions comme ailleurs, la réponse de l’Église officielle ne se fit pas attendre et de nombreux bûchers furent érigés au centre des cités. Toutefois, certains seigneurs temporels rechignaient à faire appliquer les représailles papales de telle manière que l’Italie apparaissait comme un refuge pour de nombreux Cathares languedociens. Hugues Domergue prit donc tout naturellement la route de la cité de Crémone comme Le Bihan le faisait, sept siècles plus tard. L’historien découvrit la ville à midi alors qu’une chaleur étouffante s’était abattue sur le centre. À en juger par l’aspect désertique des rues, les habitants devaient chercher le réconfort d’un peu d’ombre chez eux. Le Bihan estima qu’il devait saisir cette chance pour effectuer sans attendre sa visite à la Chiesa Santa Lucia.

L’édifice était à l’image de la cité, totalement vide. Selon la tradition, l’église aurait été fondée en 621, mais les historiens modernes estimaient que sa création remontait à 1120. Si la structure conservait son caractère roman, la façade avait été reconstruite à la fin du seizième siècle dans le style à la mode de l’époque, mêlant petits pignons et pinacles. Domergue avait donc parfaitement pu pénétrer dans l’édifice même si celui-ci était alors doté d’un autre portail.

Comme toujours équipé de son matériel que contenait son petit sac noir, Le Bihan descendit dans la crypte de l’église qui était plongée dans l’obscurité. Il sortit une torche et commença à balayer de manière méthodique le sol et les parois de cet espace qui ne faisait qu’une dizaine de mètres sur six environ. Malgré toutes ses recherches, l’historien n’avait pas trouvé la moindre trace de statue, de peinture ni d’autre représentation de sainte Lucie. Il espérait qu’il suffirait de chercher sur place pour avoir une solution à son problème.

Cela faisait une bonne heure qu’il promenait le faisceau de sa lampe dans le sous-sol de l’église lorsqu’il entendit un bruit régulier dans la nef. Il s’agissait sans aucun doute de pas avançant à bonne allure sur le dallage de marbre. Le Bihan rangea rapidement ses affaires et se dit qu’il valait mieux jouer les touristes dans l’église plutôt que les chasseurs de trésor dans sa partie souterraine. Il monta les marches silencieusement et tomba nez à nez avec un curé qui lui jeta un regard désapprobateur. Le Bihan – qui maîtrisait quelques mots d’italien – le salua et expliqua tant bien que mal qu’il voulait profiter de la fraîcheur de l’église pour la visiter. Le curé lui répondit sèchement que la maison de Dieu était un lieu de prière et non de rafraîchissement pour les voyageurs curieux. Il jeta un coup d’oeil suspicieux sur son sac et lui dit qu’il porterait plainte sans la moindre hésitation si une des pièces d’art de l’église venait à disparaître. Afin de le rassurer, Le Bihan lui dit qu’il était descendu dans l’hôtel Regina et que l’homme d’Église pourrait facilement le retrouver s’il constatait quelque chose de louche.

Le Bihan passa une première soirée à Crémone de fort mauvaise humeur. Non seulement il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait l’objet qu’il cherchait, mais en plus, il avait lamentablement échoué dans sa volonté de rester discret et de ne pas éveiller les soupçons des habitants.

Le lendemain, il passa à trois reprises devant l’église et, par trois fois, le curé qui était sorti sur le perron le dévisagea avec la même moue réprobatrice que la veille. L’historien mit son temps libre à profit pour tenter d’en apprendre plus sur la cité et son patrimoine religieux. Hélas, il ne trouva pas la moindre référence complémentaire à Santa Lucia. Le soir, Le Bihan passa une nouvelle fois devant l’église et cette fois fut la bonne : l’ombre noire du curé n’apparut pas. Il saisit l’occasion pour tenter le coup.

Comme la veille, la crypte était plongée dans l’obscurité et la lampe torche se révéla indispensable pour poursuivre ses recherches. Le Bihan comptait surtout investiguer dans l’angle nord-ouest de la salle où se trouvait une jolie colonne dont l’ornementation évoquait l’époque romane. Elle lui parut étrange : trop basse pour être une colonne de soutien ou même d’ornement ; trop haute pour avoir servi de base à un autel ou à un autre mobilier liturgique. Il en déduisit qu’elle avait très bien pu constituer un socle de statue. Mais même en balayant de près le faisceau de sa torche, Le Bihan ne trouva pas la moindre trace d’épée gravée ou de signature liée au martyre de la sainte.

L’historien allait se relever lorsqu’il sentit un violent coup de bâton dans les côtes. Le curé l’avait suivi depuis son entrée dans l’église. Et cette fois, il était bien décidé à ne pas le laisser filer sans explication. Sous la force du choc, Le Bihan avait laissé tomber sa torche à terre et celle-ci s’était brisée si bien que la crypte se trouvait plongée dans l’obscurité. Il s’engagea dès lors une bagarre dont il était difficile de déterminer qui prenait l’avantage et où se portaient les coups. Après avoir encaissé un poing dans sa mâchoire, Le Bihan fit un grand moulinet avec son sac qui contenait notamment la petite pioche et la pelle. Il ne rencontra pas sa cible à la première tentative, mais la seconde fut la bonne. Le curé lâcha un cri de douleur et tomba à la renverse. Le Bihan bondit dans les escaliers et courut dans la nef. Une fois dehors, il reprit une allure normale et se rendit à l’hôtel pour régler sa note et s’éclipser au plus vite. Tandis qu’il redescendait les marches du vieil escalier de bois après avoir été chercher sa valise dans sa chambre, il surprit une bribe de conversation entre l’hôtelier et un de ses amis dans la réception. Le premier parlait très clairement de « l’étranger qui fouinait dans l’église » en ajoutant que Monsieur le Curé lui avait demandé de l’observer attentivement. L’autre ajouta que, depuis le vol de la statue, le curé avait toutes les raisons de se méfier des inconnus ! Le Bihan se racla la gorge afin de signaler sa présence et se retrouva face aux deux hommes qui parlaient de lui quelques secondes auparavant. L’hôtelier feignit de regretter son départ et prit le temps de faire son compte. Celui-ci ne portait que sur une nuit et une seconde journée entamée, mais le calcul paraissait sans fin. Pendant ce temps, l’autre homme l’observait avec le regard du détective proche de la résolution d’une énigme. De toute évidence, il éprouvait une vive antipathie pour le « fouineur » et comptait bien la lui faire sentir. Sans le savoir, il allait apporter in extremis à Le Bihan la solution à son problème qui paraissait pourtant inextricable. Il confia à son ami qu’à présent le trésor de Santa Lucia était en sécurité puisque la police avait bien fait son travail en coffrant le voleur et que la statue était désormais protégée au musée d’Art sacré de Pavie. L’historien ne pouvait pas espérer meilleur coup de main. Il tenta de réprimer un sourire, régla enfin sa note et se dirigea rapidement vers la gare. Le curé devait avoir mis du temps à encaisser le coup, car il n’avait pas encore donné l’alerte alors que Le Bihan dut patienter près d’une heure pour sauter dans le premier train qui l’emmenait à Pavie.

La suite se révéla beaucoup plus facile. Le Bihan se rendit au musée d’Art sacré de Pavie en se faisant passer pour un inspecteur du Louvre qui préparait une grande exposition consacrée à l’iconographie des saints. Il obtint de pouvoir examiner à l’aise la statue de sainte Lucie qui avait été subtilisée dans l’église et puis retrouvée par la police et confiée au musée. Cette fois, le signe était très petit et tracé à la base de l’oeuvre, mais il n’y avait aucun doute : c’était bien une épée ! Le Bihan ôta ce qui ressemblait à un petit bouchon d’argile et en sortit le document qui avait été plié et glissé dans la statue. Il remit soigneusement le bouchon en place et s’accorda quelques instants de contemplation. Malgré la souffrance qu’elle avait endurée pour avoir refusé de renoncer à la chasteté, la sainte offrait un visage baigné d’un sourire qui exprimait une profonde sérénité.