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Arrimée au coeur de la ville comme un gigantesque vaisseau de pierres, la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi impressionnait ses visiteurs. La teinte flamboyante des pierres de cette forteresse de la foi la rendait encore plus singulière. Le Bihan pénétra par le côté sud, sous le porche à quatre arcades couronné par des groupes sculptés au quinzième siècle. Il décida alors de jouer une carte qui avait déjà fait ses preuves en se faisant passer pour un historien de l’art mandaté par un grand musée afin d’examiner les sculptures religieuses de l’édifice. Une fois dans la nef, il demanda à voir la statue de Constantin et fut guidé par un jeune curé dont l’histoire de l’art n’était visiblement pas la première préoccupation. L’ecclésiastique commença par le mener à la statue de Charlemagne. Très fier d’avoir joué les guides improvisés, le jeune homme déchanta lorsque Le Bihan lui expliqua que Constantin se trouvait bien dans le choeur, mais juste en face. Juchée sur une colonne hexagonale entre un blason et une fleur de lis, la sculpture tenait les promesses de la représentation qu’il en avait vue dans l’ouvrage de l’hôtel.

L’empereur était représenté en armure, à la mode médiévale, rehaussée d’une cape d’hermine ornée de l’aigle impériale à deux têtes. Dans la main droite, il portait l’épée en signe de puissance tandis que, de la gauche, il tenait délicatement un globe rappelant son autorité spirituelle. Le souverain généreusement barbu était coiffé d’une lourde couronne.

Le Bihan était impatient. Il demanda à ce qu’on lui apporte une échelle et son souhait fut aussitôt exaucé. Tout cela était si simple que le jeu en perdait presque un peu de saveur. Trop heureux de pouvoir retourner vaquer à ses occupations, le curé laissa Le Bihan examiner seul la statue et personne ne remarqua qu’il avait entrepris de la dégager de la colonne où elle était fixée. La manoeuvre se révéla moins facile que prévu, mais un petit « clac » bienvenu lui annonça la libération de ce bon Constantin de son socle séculaire. Dans le pilier se trouvait bien le document que Koenig y avait glissé pendant la guerre. Le Bihan aurait volontiers poussé un cri de joie, mais ce n’était ni l’endroit ni le moment.

Une fois le document soigneusement rangé dans son sac avec les trois autres (il ne s’en séparait jamais), il remit la statue à sa place et alla saluer le jeune ecclésiastique en lui promettant qu’il le tiendrait informé de ses recherches. Le Bihan sortit de la cathédrale et fit quelques pas sur le parvis. La journée était belle et, en ce samedi matin, les premiers promeneurs avaient investi le coeur de la ville. L’historien décida de profiter un peu de la vue sur cette superbe cathédrale et alla s’attabler à une terrasse. Il commanda une tartine et un café. Il avait très envie de sortir les quatre documents des Cathares pour commencer à les déchiffrer, mais il s’abstint et se dit qu’il valait mieux être prudent. De fil en aiguille, ses pensées le menèrent au message qui avait été lancé dans sa chambre :

« Karl von Graf n’est pas mort. »

Devait-il en déduire qu’un dangereux ex-officier de la SS courait dans la nature ? Poursuivait-il le même but que lui ? Il chassa ces idées sombres de son esprit et respira profondément. De toute façon, il avait déjà gagné. Là où Rahn, Koenig et Betty avaient échoué, il avait remporté la partie. Il était le premier homme à être en possession du trésor oublié des Cathares de Montségur, perdu pour les hommes depuis sept siècles ! La serveuse lui apportait son café quand une silhouette passait un peu plus loin dans la rue. Une jeune femme brune qui marchait d’un bon pas. Le Bihan sourit en se disant qu’il devait commencer à se sentir mieux pour retrouver le goût d’observer les jolies filles aux terrasses des cafés. Tel aurait en tout cas été le diagnostic de Joyeux.

Mireille...

En un instant, il en fut convaincu. C’est Mireille qu’il venait d’apercevoir. Et celle-ci marchait avec un homme qui lui tenait la main. Le Bihan jeta deux pièces sur la table et s’élança dans la rue Saint-Clair. Il courut, mais il n’y avait pas de Mireille dans les parages. Il revint sur ses pas, observa les entrées des maisons et l’intérieur des boutiques sans succès. D’une certaine manière, il était rassuré. Mireille allait bien puisqu’elle se promenait un samedi matin dans les rues d’Albi. Mais qui était cet homme avec elle ? Et pouvait-il jurer qu’elle ne l’avait pas vu ? Une terrible question succéda immédiatement aux autres. Et si elle l’avait volontairement évité ?

Tandis qu’il retournait à Saint-Paul-de-Jarrat, Le Bihan décida de faire un crochet dans le seul endroit où il pensait pouvoir obtenir des renseignements sur une brebis égarée qui hantait la région. Il engagea sa voiture dans la longue allée qui menait à l’abbaye de Fontchaude et la gara au même endroit que l’autre jour. Cette fois, ce fut l’inflexible père Christian en personne qui assura le comité d’accueil. À en juger par sa démarche et son air peu amène, il n’appréciait que modérément la nouvelle visite de celui qu’il prenait pour un inspecteur départemental. Le Bihan n’avait pas encore ouvert sa portière qu’il commença à lui adresser ses reproches.

— Je croyais vous avoir dit que ce lieu était un lieu de prière et que toute visite était interdite. N’ai-je pas été assez clair ?

Le Bihan sortit de sa voiture et tenta d’amadouer le cerbère en soutane.

— Pardonnez-moi, mon père, mais j’avais de bonnes nouvelles à vous annoncer ! Concernant le toit de l’église, je pense que vous obtiendrez satisfaction.

Le père-abbé ne se départit pas de son air suspicieux. Pour toute réponse, il lâcha un cinglant :

— Eh bien ! On réagit vite de nos jours dans l’Administration ! Cela fait longtemps que vous accomplissez des miracles ?

La réplique de l’ecclésiastique ne manquait pas d’humour, mais Le Bihan ne releva pas. Il en avait assez de tourner autour du pot. Il abandonna son personnage d’inspecteur coopératif pour revêtir l’uniforme de l’accusateur public.

— Bon ! Assez plaisanté maintenant ! Dites-moi où se cache Karl von Graf ! Vous savez aussi bien que moi qu’il s’agit d’un criminel recherché et que si vous l’hébergez, cela peut vous coûter très cher. Les lois de la République s’appliquent aussi à votre communauté.

Lorsque l’historien eut achevé sa tirade, il observa attentivement la réaction du père Christian. L’homme n’avait pas cillé. Au contraire, il planta son regard acéré dans les yeux de l’intrus.

— Vous divaguez, Monsieur ! Même si je n’ai pas de compte à vous rendre, je peux vous dire que vous vous trompez ! Et sachez que les lois de la République m’autorisent aussi à vous poursuivre pour diffamation et fausse accusation !

— Alors, répondit Le Bihan sans se départir de son assurance, faisons un tour de l’abbaye et je ne vous ennuierai plus.

Il y eut un court instant d’hésitation et puis le père Christian tourna les talons, ce qui devait correspondre à un acquiescement de sa part. Au moment précis où Le Bihan passa la grille de l’abbaye, un petit coup de cloche retentit dans la tour de l’église, mais l’historien n’y prêta pas attention.

Les deux hommes firent le tour complet des bâtiments jusqu’à visiter les cellules des moines et celles où résidaient les convers. Le Bihan ne vit rien qui lui semblât insolite ou suspect. Ils croisèrent plusieurs moines qui paraissaient étonnés de la visite et se contentèrent d’une brève inclinaison de la tête pour saluer l’intrus. Quand ils revinrent dans la cour principale, le père Christian avait marqué un point.

— Voilà, lui dit-il avec une satisfaction à peine contenue. Vous êtes content ? Cette abbaye n’a rien à cacher, je vous l’ai dit. Même si nous tenons à notre tradition d’hospitalité, nous n’enfreignons aucune loi.

Le Bihan était déçu et il se contenta d’un dernier avertissement :

— Père-abbé, j’ai de bonnes raisons de croire qu’un groupe d’anciens SS tente de ressusciter une confrérie cathare. J’ose espérer que vous ne cautionneriez pas un tel projet. L’Église a trop longtemps combattu l’hérésie pour qu’elle ferme les yeux aujourd’hui sur une pareille déviance.

— Les Cathares ? interrogea le père-abbé. Il ne manquait plus qu’eux ! Mon cher ami, je ne sais quels ouvrages vous lisez avant de vous endormir, mais je ne saurais trop vous conseiller de changer de livre de chevet. Ou peut-être pourriez-vous embrasser une carrière de romancier. Je vous souhaite bien le bonjour.

L’historien ne sourit pas plus à ce dernier trait d’ironie qu’aux précédents et prit sa voiture. La manière dont il mit les gaz en démarrant révéla l’étendue de sa contrariété. Le père Christian attendit que la voiture ne devienne plus qu’un point dérisoire à l’horizon pour retourner dans l’abbaye. D’un pas décidé, il remonta les couloirs et déboucha dans le cloître. Il s’empara d’un bâton et alla taper trois coups au milieu du jardin. Quelques instants plus tard, une trappe se souleva et un homme en sortit.

— C’était toujours le même trouble-fête ? demanda-t-il.

— J’en ai assez, von Graf ! s’exclama le père Christian.

— Chut, répondit von Graf. Je pensais que vous ne vouliez pas évoquer mon nom en public !

— Nous ne sommes pas en public ! l’interrompit le père-abbé. Tous les moines sont à l’église pour préparer l’ordination de notre nouveau frère. Je veux que vous quittiez cette abbaye. Tout de suite !

Von Graf referma la trappe et puis dévisagea l’ecclésiastique.

— Mais pour qui vous prenez-vous pour oser me donner des ordres ?

Le père Christian sembla perdre un peu de son assurance.

— J’en ai déjà assez fait pour vous ! À présent, laissez-nous tranquilles !

Von Graf lui répondit à voix basse, mais sur un ton qui, à mesure qu’il parlait, se faisait de plus en plus menaçant.

— Je vais vous le dire moi, qui vous êtes. Vous êtes un collaborateur qui n’a pas hésité à bénir les volontaires français qui s’engageaient dans la LVF. Oh, vous avez réussi à être discret et les pauvres ploucs qui ont été se faire tuer sur le front de l’Est ne sont pas revenus pour vous accuser. Mais il existe une photo où l’on vous voit. Vous aviez fière allure d’ailleurs, avec une dizaine d’années de moins, au milieu de tous ces uniformes noirs ornés de la tête de mort. Depuis, il me semble que les épreuves de la vie vous ont marqué. Vous n’avez pas bonne mine, mon père.

Cette fois, l’ecclésiastique blêmit, mais son interlocuteur poursuivait sa diatribe :

— Vous avez toujours combattu le communisme et méprisé les Juifs. C’est vrai, vous avez eu le nez assez fin pour héberger quelques résistants et c’est ce qui vous a sauvé, mais au fond de vous-même, vous n’avez pas changé. Vous avez recueilli beaucoup plus d’âmes égarées de la région qui avaient fricoté avec l’occupant et avaient profité de cette époque troublée pour s’enrichir. Ils ne restaient pas longtemps, mais vous preniez garde de prélever votre obole au passage.

— Taisez-vous, trouva-t-il enfin la force de dire.

— Non, je n’ai pas fini ! Et puis nous sommes arrivés. Vous pensiez avoir trouvé quelques pigeons de plus, mais ce que vous ignoriez, c’est que nous avions décidé de récupérer votre petit trafic. Cela ne vous plaisait pas de perdre votre monopole, mais nous savions ce que vous aviez fait. Nous étions donc faits pour nous entendre !

Le père Christian manquait de souffle. Il était tellement suffoqué par ce qu’il entendait qu’il ouvrait la bouche comme un poisson échoué sur la terre ferme cherchant à reprendre son souffle.

— Et puis, lorsque nous avons décidé de ressusciter la confrérie...

— Mais taisez-vous, coupa le père-abbé. Je ne suis au courant de rien !

— Pas de ça entre nous, sourit von Graf. Vous savez très bien ce que nous sommes occupés à faire. Je dirais même que c’est la grande différence entre nous : nous avons conservé un idéal. Contrairement à vous, nous n’agissons pas pour le simple appât du gain.

Le père Christian se redressa. Comme chaque fois qu’il savait avoir perdu une partie, il retrouvait la dignité un peu raide qui lui convenait bien.

— Oublions tout cela.

— D’ailleurs, ajouta l’Allemand, nous avons de la chance. Nous avons juste eu le temps de déménager tout le matériel compromettant avant que ce sale rat ne revienne fouiner dans votre belle abbaye. Et je vous rassure, nous n’aurons bientôt plus besoin de lui. Le temps de l’hérésie est de retour !

— Grâce à Dieu, taisez-vous ! cria le père Christian qui ne voulait pas en entendre davantage.

— Le Languedoc va retrouver sa foi authentique... grâce à un papiste. N’est-ce pas paradoxal ?

— Vous êtes fou !

— Le paganisme de notre belle Europe va écraser la foi des Sémites !

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! hurla-t-il en mettant les mains sur ses oreilles pour ne plus entendre.

Le père-abbé tourna les talons et se mit à courir, à bout de souffle, dans la longue galerie bordée de colonnes.