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Le Bihan avait pris place dans le compartiment du rapide à destination de Nice. Un voyage supplémentaire pour celui qui se sentait de plus en plus dans la peau d’un chasseur de trésor. Treize ans après Rahn, il suivait les mêmes routes que lui et se trouvait confronté aux mêmes embûches. De retour de Cologne, il avait pris la route d’Ussat-les-Bains pour avoir une franche discussion avec une blonde qui cachait bien son jeu. Il avait eu la surprise de trouver porte close au bar-tabac. Renseignements pris auprès de la boulangère, il avait appris que « la Betty », ainsi qu’elle l’appelait, s’était offert des vacances. La commerçante ne savait pas où elle était allée, mais elle avait ajouté, perfide, qu’elle se demandait comment elle pouvait partir en voyage alors que ses affaires étaient loin d’être brillantes. Comme l’historien jetait un nouveau coup d’oeil derrière la vitrine afin de s’assurer qu’il n’avait pas négligé un indice, un passant lui avait demandé s’il cherchait quelque chose. L’homme s’était présenté comme un habitué de l’établissement et lui avait révélé que Betty était descendue à Nice dans un hôtel pour profiter de quelques jours de vacances. Sur le coup, Le Bihan ne s’était pas étonné de recueillir aussi facilement de précieux renseignements. Il avait préféré se rendre sans attendre à la gare pour réserver un billet pour la Côte d’Azur. Après l’avoir remercié, il n’avait plus guère prêté attention au passant qui venait de le croiser sur le trottoir. Celui-ci était allé téléphoner à ses supérieurs qui l’avaient félicité pour son efficacité. Désormais, le temps était compté et il fallait éviter que Le Bihan n’échoue alors qu’il était si près du but. Les paroles d’un traité cathare lui revinrent en mémoire : « Nous disons, nous, qu’il existe un autre monde et d’autres créatures incorruptibles et éternelles dans lesquelles consistent notre joie et notre espérance. »

L’historien avait étudié les trois documents trouvés à Crémone, à León et à Bruges, mais il lui manquait le quatrième. Et sans ce dernier, il ne pouvait comprendre la teneur du message légué par les Cathares. Le Graal, qui avait représenté la quête d’une vie pour Otto Rahn et sur lequel il n’avait jamais pu mettre la main, n’était pas une coupe sacrée tombée de la couronne de Lucifer ni une caisse de pierres précieuses ou une épée d’or. Non, il s’agissait d’un manuscrit sur parchemin qui avait été découpé en quatre bandes étroites et verticales. Pour en comprendre la signification, il suffisait de rassembler les quatre pièces et de les placer en synoptique. Le Bihan observait le paysage changer à mesure qu’il se rapprochait de la cité varoise. Il se dit qu’à trois pièces du puzzle contre une, il avait de bonnes chances de négocier avec Betty. Il se jura que cette fois la comédienne ne lui ferait pas avaler une nouvelle couleuvre.

Le corps de la blonde pouvait aisément rivaliser avec celui des femmes, quinze ans plus jeunes qu’elle, qui se prélassaient autour de la piscine. Quand Le Bihan arriva à l’hôtel, Betty était étendue sur un transat et plongée dans la lecture d’un magazine illustré de cinéma. Elle portait un maillot rouge et ses cheveux n’avaient jamais paru plus longs ou plus blonds. Betty ne prêta pas attention à l’ombre qui venait lui masquer quelques rayons de soleil. Elle se dit qu’il devait encore s’agir de ce serveur aux cheveux noirs et aux yeux verts qui venait à intervalles réguliers lui demander si elle désirait boire quelque chose. Betty sourit : quel bonheur de se faire servir en passant de l’autre côté du comptoir ! Elle avait toujours rêvé de ce genre de vie. Pendant qu’elle continuait à penser aux beaux yeux verts, elle s’étonna de l’ombre qui restait fixée sur elle. Quand on se prélasse en plein soleil, il suffit de peu de chose pour qu’un léger frisson vous traverse. Elle finit par relever la tête et réajuster ses lunettes solaires. Si elle était surprise de voir Le Bihan, planté devant elle comme un large parasol, elle n’en laissa rien paraître.

— Tiens, c’est vous ? fut sa seule réaction.

Le Bihan se dit que cette femme était décidément très étonnante. En fait, le terme « déroutant » lui sembla plus approprié. Il décida de jouer sur la même partition qu’elle.

— Vous voulez boire quelque chose ?

Elle lui demanda un pastis, ce qui lui fit penser que, malgré le décor rutilant, elle n’avait pas perdu ses bonnes vieilles habitudes du bar-tabac d’Ussat-les-Bains. Quand le serveur aux yeux verts vint leur apporter leurs deux pastis, Le Bihan lui avait déjà posé la question qui l’avait mené jusqu’à elle.

— Bredouille ! s’exclama-t-elle en mélangeant un peu d’eau à sa liqueur anisée. Ou chou blanc ! Comme vous préférez... Encore si le voyage valait le coup, mais franchement, passer deux jours dans une ville bombardée, j’ai déjà connu plus agréable.

— Il n’y avait rien sous la statue ? demanda Le Bihan. J’ai pourtant lu dans le journal que vous aviez brisé une dalle.

Betty éclata de rire en jetant la tête en arrière puis en faisant ondoyer sa chevelure. Le geste était surjoué, mais il ne détonait pas dans le décor que l’actrice s’était choisi.

— Je ne suis pas archéologue, s’exclamait-elle. J’ai voulu faire vite et j’ai brisé ce petit morceau de dalle pour rien. Je vous l’ai dit : il n’y avait rien sous terre ! Et vous, vous avez été plus chanceux ?

— Je possède trois documents.

— Bien joué, monsieur le professeur ! dit-elle en tendant son verre. Cela mérite un toast. Allez, à nos amis terribles, le pauvre Otto et le beau Richard !

Le Bihan la détailla comme si elle avait été un document rare qu’il lui fallait déchiffrer. L’étonnant mélange de bravade et de fausse décontraction ne lassait pas de l’étonner.

— Que m’avez-vous caché à propos de Richard ? lui demanda-t-il en essayant de ramener la conversation à un registre plus sérieux.

— Je vais vous montrer quelque chose. Suivez-moi !

Elle se leva, adressa un sourire complice aux yeux verts du serveur et invita Le Bihan à la suivre dans le lobby de l’hôtel. Dès qu’ils furent dans l’ascenseur, il sentit que la jambe de Betty se rapprochait de la sienne. Il se demanda comment un simple petit pastis pouvait provoquer une pareille euphorie. La blonde tourna la clé dans la serrure, ils entrèrent dans la chambre, mais Le Bihan n’eut pas vraiment le temps de détailler les lieux. Plus précisément, ce fut le lit dont il entreprit aussitôt l’exploration en compagnie de son hôte. Attendait-elle ce moment depuis leur première rencontre ? Ou cherchait-elle seulement à satisfaire une pulsion immédiate due aux effluves d’anis et au décor suggestif d’une piscine d’hôtel sur la Riviera ? Pendant que leurs deux corps se dénudaient en se rapprochant puis en se distanciant pour mieux se retrouver, Le Bihan songea qu’il allait être le spectateur privilégié d’une scène passionnée jouée par Miss Betty. Et cette perspective inattendue était loin d’être désagréable. Ses doigts coururent sur son dos. Son souffle réchauffa sa nuque de la naissance de son cou jusqu’à l’arrière de ses oreilles. Son sexe durcit en frôlant sa cuisse. Leurs lèvres se rapprochèrent avant de se mêler. Bientôt, leurs corps entrèrent en fusion.

Après l’amour, l’historien ne se sentait pas l’envie d’engager la conversation, préférant se repasser dans son esprit quelques extraits de l’excellent moment qu’il venait de vivre avec elle. Betty le regarda afin de jauger sa satisfaction qui devait équivaloir pour elle aux applaudissements d’une salle après une représentation. Ce fut elle qui aborda à nouveau le sujet qui les avait amenés à se retrouver nus dans un lit dans un hôtel chic de Nice.

— Ce Richard, c’était vraiment un sale type.

Ayant lancé ce jugement définitif, elle patienta quelques instants avant d’étayer l’accusation qu’elle venait de lancer.

— Il a commencé par jouer avec les sentiments et la confiance de Rahn. Longtemps j’ai cru qu’il avait été honnête avec lui, au moins dans un premier temps, mais aujourd’hui, je ne me fais plus aucune illusion. Il continuait à se faire passer pour un ami proche et fidèle, mais il avait déjà commencé à le trahir. Il a joué sur les deux tableaux. Ça, y a pas à dire, c’était sa grande spécialité !

Le Bihan se demanda de quels tableaux elle parlait et elle lui apporta sa réponse sans qu’il doive poser la question.

— Une partie de la hiérarchie des Boches ne voulait pas que Rahn parvienne à des résultats. Ils préféraient le voir mort plutôt que d’atteindre son but. D’autres, ceux qui lui avaient fait confiance, auraient bien aimé qu’il réussisse, mais ils avaient perdu foi en lui. Ce malin de Richard a fait semblant de travailler pour les seconds alors qu’il était au service des premiers.

— Il a empêché Rahn de réussir ?

Betty s’était levée pour aller allumer une cigarette. Nue, à la fenêtre de la chambre, elle jeta son regard habilement mélancolique sur cette Méditerranée qui l’avait tellement fait rêver alors qu’elle n’était encore qu’une petite fille.

— Oui et de la manière la plus radicale qui soit ! Il l’a supprimé, mais il a veillé à récupérer tout ce qu’il pouvait, histoire de poursuivre ses recherches.

— Rahn avait laissé des écrits ?

Betty caressa ses longs cheveux blonds d’un air songeur. À ce moment précis, elle semblait vraiment avoir retrouvé le souvenir du Rahn qu’elle avait connu jadis.

— Otto n’était pas toujours lucide, mais il était loin d’être un imbécile. Il a senti la trahison de son ami. Il était occupé à écrire un nouveau livre sous la forme d’une sorte de correspondance. Il l’avait adressé à un certain... Comment s’appelait-il encore ? Ah oui, à un certain Jacques Breton, un éditeur à Paris qu’il avait rencontré lors de son premier voyage en France. Rahn avait consigné toutes ses recherches et espérait faire publier le livre afin de révéler au monde ses découvertes.

— Il a réussi à lui envoyer ?

— Oui, répondit Betty en venant se rasseoir sur le lit. Mais Richard avait connaissance du projet. Dès qu’il le put, il le menaça de révéler les origines juives de l’éditeur ainsi que la portée subversive de ses écrits. Le pauvre Breton accepta de confier le manuscrit de Rahn à son maître chanteur. Mais Richard tenait à sa tranquillité et il mit sa menace à exécution. L’éditeur prit le chemin d’un camp de la mort et il ne revint plus jamais boire son petit café serré aux Deux Magots.

Le Bihan réfléchit un instant.

— Mais alors, ce manuscrit...

Betty se leva et ouvrit le tiroir de la commode où elle avait rangé ses effets personnels. Elle en sortit une liasse de feuilles.

— Il est ici ! Quand j’ai refroidi le beau Richard, je me suis permis de faire ses poches. J’ai trouvé non seulement le rapport de la SS, mais aussi le fameux manuscrit de Rahn.

Elle tendit les feuilles contenues dans une chemise de carton bleu à Le Bihan qui commença à tourner les pages. Tout en lisant en diagonale les confessions de Rahn, il continuait à réfléchir à l’itinéraire de Richard.

— Mais ce Richard... S’il est parti sur les traces de Rahn. Il a dû fouiller lui aussi pour trouver les documents ?

— Il était très discret sur le sujet, mais je suppose qu’il est allé à Cologne puisque Rahn n’a pas eu le temps d’aller au bout de sa recherche et que, moi, je n’ai rien trouvé. Et si tu as réussi à dénicher les trois autres, c’est qu’il n’a pas eu le temps de le faire !

— Mais alors, le document de Cologne, où se trouve-t-il ? demanda Le Bihan.

Betty, toujours nue, revint s’asseoir à côté de lui. Elle lui passa l’index sur la joue et lui murmura :

— Figure-toi que je n’en ai pas la moindre idée ! Il ne le possédait pas dans ses affaires. Il ne m’en a pas parlé.

— Tu es sûre de ne plus mentir ?

— Tu penses que je me serais tapé Cologne dans un train tape-cul avec une brochette de militaires de retour de permission dans mon compartiment si j’avais eu le document ?

Le Bihan sourit. Une nouvelle fois, il avait envie de croire Betty. Celle-ci le regarda et adopta au bon moment le ton de la confession.

— Tu vois, j’avais enfoui toutes ces histoires au plus profond de ma mémoire. Quand tu es arrivé au village, je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à en tirer. Je ne compte pas rincer les gosiers de tous ces ploucs jusqu’à la fin de mes jours ! Alors, je me suis dit que je pouvais très bien reprendre le boulot que le Boche avait laissé en plan.

— Et tu t’es plantée !

Betty partit d’un grand éclat de rire.

— C’est le drame de ma vie ! J’ai toujours mal choisi mes rôles. À force, on s’y fait, mais c’est plus fort que moi, parfois j’ai encore envie d’y croire.