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La salle à manger de l’hôtel des Albigeois comptait une dizaine de tables qui, ce soir-là, étaient presque toutes inoccupées. La principale curiosité de la pièce consistait en une grande horloge de bois clair dont le tic tac remplissait l’espace un peu vide, tout juste perturbé par les petits coups de fourchette des quatre clients présents. Georges Chenal avait tenu parole. À la fin du dîner, il avait prêté à Le Bihan une carte de la région avec des itinéraires préparés. Les forteresses de Montségur, de Quéribus, de Puilaurens et de Peyrepertuse, les grottes de Niaux et de Lombrives étaient clairement indiquées sur le plan routier. N’omettant décidément aucun détail, l’hôtelier avait veillé à préciser les curiosités naturelles, les sentiers de marche et, en prime, les adresses de quelques bons restaurants. Le Bihan terminait son dessert en poursuivant l’exploration de la carte quand Chenal vint s’installer à sa table.

— Je ne vous dérange pas ?

— Au contraire ! répondit Le Bihan en levant le nez. Je voulais vous remercier. On dirait que vous avez deviné les endroits que je comptais visiter.

— Ce n’était pas très difficile, dit Chenal en riant. Tous ceux qui se rendent dans la région désirent voir les mêmes grands classiques. Mais cela vous fait déjà un bel itinéraire. Si cela peut vous aider, je peux vous prêter la 2CV de mon fils. Pour le moment, il travaille à Toulouse et il ne vient me rendre visite qu’une fois par mois. Entre-temps, elle prend la poussière dans le garage !

— C’est très gentil de votre part ! s’exclama Le Bihan, mais je ne peux pas accepter une telle offre.

— Ne refusez pas, cela me fait plaisir. En plus, cela ne vaut rien à une voiture de rester trop longtemps sans rouler. Vous n’aurez qu’à payer l’essence et nous serons quittes.

— Je peux vous offrir un digestif ? s’enquit Le Bihan. Histoire de vous remercier.

— C’est d’accord, dit Chenal en lui tendant la main pour sceller leur marché. Mais vous devez être raisonnable, je suppose que votre journée d’excursion commencera tôt demain matin. Martine, tu nous apportes le calva ?

— Je pense que je vais commencer par Montségur, poursuivit Le Bihan en pointant le site sur la carte.

— Excellente idée ! Mais attention, ne faites pas comme la plupart des visiteurs. Ne confondez pas la forteresse actuelle avec celle du drame cathare. Elle a été rasée après la reddition des hérétiques. Par la suite, Guy II de Lévis se vit confier par le roi la mission d’ériger un nouveau château apte à défendre les marches du royaume de France. Ah, merci, Martine.

L’épouse de Chenal leur apporta la bouteille de calva et deux verres et en profita pour débarrasser la table. Elle paraissait discrète, entièrement dédiée à sa tâche et en tout cas beaucoup moins loquace que son mari. Elle sourit à Le Bihan qui nota qu’elle devait être beaucoup plus jeune que le patron de l’hôtel. Chenal servit son client et poursuivit :

— Prenez tous les livres dont vous avez besoin pour vous informer dans la bibliothèque, vous pouvez l’emporter demain et lire sur le site. Vous verrez, le pog est magnifique !

— Un pog ?

— C’est le nom que l’on donne ici à la montagne en forme de pain de sucre que coiffe Montségur. Eh oui, si vous désirez percer les secrets des Cathares, il va falloir vous faire à notre vocabulaire !

Le Bihan avait hâte de gravir le fameux pog pour découvrir de ses propres yeux la forteresse dont la seule évocation du nom suffisait à éveiller son imagination.

— Vous aviez promis que vous me diriez un mot d’Otto Rahn...

— Vous n’êtes pas du genre à lâcher le morceau, vous ! s’exclama Chenal en lui resservant un verre. En fait, c’est une drôle d’histoire dont personne n’a jamais connu le fin mot. Rahn était un Allemand complètement toqué d’occultisme et d’histoire cathare. Il est arrivé dans la région au début des années trente avec la ferme intention d’y mener des recherches secrètes.

— Des recherches secrètes ?

— Oui, on raconte qu’il était sur la piste du Graal. Moi je ne sais pas, je ne l’ai rencontré qu’à une ou deux reprises et il ne m’a jamais parlé de ses activités, mais c’est ce qu’on dit. En tout cas, il a eu l’air de se plaire dans notre beau pays puisqu’il a même pris la gérance d’un l’hôtel. Attendez, c’était en 33, euh... non, en 32 !

— Les Marronniers ?

— C’est bien ça ! Mais Rahn devait être plus doué pour les recherches ésotériques que pour l’hôtellerie. Il a rapidement fait faillite et il a dû affronter un procès qui a fait pas mal de bruit dans la région. Ah, c’est un métier l’hôtellerie, faut pas croire !

— Et après ?

— Après ? répondit Chenal en faisant une grimace dubitative. Après, son histoire devient plus difficile à suivre. Il est parti et puis je crois qu’il est revenu. Certains ont dit qu’il n’avait jamais été un vrai archéologue, mais plutôt un espion au service des Allemands.

— Un espion ? Ici ? Mais pourquoi ?

— La ligne de chemin de fer que vous avez empruntée pour venir est une voie d’accès direct avec l’Espagne. Pour les nazis, elle devait représenter un enjeu stratégique important. Par la suite, je pense qu’il s’est engagé dans la SS. On a même affirmé qu’il était devenu un intime de Himmler.

— Himmler ! Mais alors, il faisait partie de l’Ahnenerbe !

— Tiens, s’étonna Chenal. Vous connaissez aussi cette bande d’illuminés ? Je n’ai aucune preuve, mais je crois qu’il avait réussi à intéresser les Allemands à ses histoires de Cathares et d’occultisme avec un gros trésor à la clé. Il a d’ailleurs publié à cette époque son livre... Attendez, c’était quoi encore le titre ? Ah oui, La Cour de Lucifer. Un bouquin illisible, si vous voulez mon avis !

Le Bihan n’était pas loin de partager cet avis, mais il voulait en savoir plus sur la vie de Rahn.

— Et qu’est-il devenu ?

— Il est mort, juste avant le début de la guerre. Mais même sa mort est trouble. On a parlé de suicide ou peut-être même d’assassinat. Je vous avoue que je n’en sais rien. Allez, je dois retourner en cuisine sinon Martine va me sonner les cloches !

Le Bihan le salua et quitta la petite salle à manger. En allant chercher un livre sur Montségur dans la bibliothèque, son esprit vagabondait ailleurs. Qu’était donc venue chercher l’Ahnenerbe dans ce pays ?