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Le Bihan avait jeté son dévolu sur un petit bar de Tarascon pour entreprendre la lecture des documents qu’il avait empruntés à Betty. Plus que tout, c’était le dossier « O.R. » pour Otto Rahn qui avait éveillé sa curiosité. Sous une couverture noire, une soixantaine de pages retraçaient l’itinéraire d’un homme éternellement suspect aux yeux de ses contemporains. Aucun détail ne semblait avoir été oublié. Avec une précision à la fois militaire et germanique, chaque étape, importante ou insignifiante, de sa vie était consignée. Son enfance avec une mère à la personnalité très affirmée. Ses études honorables, son premier voyage à Paris et ses rencontres avec les auteurs ésotériques à la Closerie des Lilas. Le rapport répertoriait ses bonnes et ses mauvaises fréquentations et expliquait les circonstances de son premier voyage dans le Languedoc. L’épisode de l’hôtel des Marronniers faisait l’objet de trois feuillets serrés et chaque membre du personnel avait droit à sa fiche signalétique. À côté du nom de Betty étaient précisés ses spécificités physiques ainsi que trois qualificatifs : « peu farouche », « avide » et « manoeuvrable ». Le rapport décrivait de la même manière quelques habitants d’Ussat-les-Bains et au premier rang d’entre eux l’incontournable Antonin Gadal.

Après les ennuis économiques de Rahn liés à la gestion de l’hôtel, c’est son adhésion à la SS et à l’Ahnenerbe qui faisait l’objet d’une description détaillée. Il avait droit à un long portrait psychologique sans fioriture. Il était décrit comme un homme doué d’un point de vue intellectuel, mais en même temps faible et instable. Il éprouvait parfois des difficultés à faire la part des choses entre ses fantasmes et la réalité. Il se distinguait par une grande capacité de persuasion et une impressionnante force de travail. Son manque de réalisme économique et ses talents d’écrivain faisaient l’objet d’un autre rapport. Mais ce fut surtout l’examen de sa vie privée qui retint l’intérêt de Le Bihan.

Otto Rahn était décrit comme un homme souffrant « d’une manifeste confusion des valeurs pouvant le mener à adopter des comportements invertis ». Pour étayer sa démonstration, Richard Fritz citait de nombreux exemples de conversations privées entre les deux hommes. Otto Rahn y faisait état de son manque d’intérêt pour les femmes et de son admiration pour l’incarnation du héros aryen. Prenant tour à tour les références de Wilfried et de Tannhauser, il paraissait vibrer à la seule évocation de ces personnages masculins qui peuplaient son imaginaire. Fritz allait jusqu’à préconiser un internement de type thérapeutique qui pourrait le soustraire à ses mauvais penchants. Toujours avec le même sens de la précision, il précisait qu’il n’y avait jamais eu de passage à l’acte ni même de tentative « déplacée » de la part de Rahn.

Le dossier se faisait en revanche beaucoup plus discret lorsqu’il s’agissait d’évoquer l’affectation de Rahn dans un camp de prisonniers en qualité de gardien. Tout juste se bornait-il à affirmer que l’individu faisait manifestement preuve « d’une grande faiblesse morale et psychologique ». Dès lors, selon Fritz, son appartenance à la SS devait clairement être remise en cause et discutée au plus haut niveau.

Tout en buvant son sirop d’orgeat à la terrasse du Bar des Amis, Le Bihan arriva à la dernière page du rapport « O.R. ». Une seule et petite page pour l’éclairer sur ce qui l’intéressait le plus : les recherches de Rahn. Sous l’intitulé « confidentiel », Fritz affirmait que les recherches de Rahn devaient être prises avec le plus grand sérieux et qu’elles étaient de nature à appuyer la lutte légitime du RF (probablement Reichsführer) contre les religions sémites. L’auteur du rapport poursuivait en affirmant que, contrairement aux dispositions prises par la hiérarchie de manière récente, il fallait donner l’illusion à Rahn qu’il pouvait poursuivre ses recherches sans contrainte ni embûche de quelque nature que ce soit. Fritz ajoutait une phrase qu’il avait pris soin de souligner : « Ce n’est que de cette manière qu’il pourra nous mener au secret faisant l’objet de notre mission. » Le Bihan fut étonné de voir que le nom de Fritz avait été plusieurs fois corrigé dans le rapport, comme s’il avait été retapé sur une fine bande de papier collée sur le document. Il prit la pointe de son Opinel et commença à gratter doucement. L’opération était délicate, mais à force de patience, il réussit à révéler un autre nom sous celui de Fritz : Koenig. Pourquoi l’homme avait-il dissimulé son identité à Betty ? Probablement craignait-il que Rahn ait parlé de lui à la Française et que celle-ci ne se méfie de lui.

Le rapport se conclut en février 1939. Quelques semaines avant la mort de Rahn, songea Le Bihan. L’historien referma le volume et s’interrogea sur les motivations profondes de Fritz alias Koenig. Avait-il été honnête dans ses explications ou n’en avait-il livré qu’une partie ? Était-il sincère avec Rahn, au moins dans les premiers temps de leur amitié, ou n’avait-il jamais cherché qu’à le trahir ? Et puis surtout, quel était ce « secret » qui était de nature à combattre les religions sémites ? Le Bihan saisit le deuxième document, les quatre écus maladroitement dessinés par Betty. Il le détailla en se disant qu’il tenait en main la clé du secret qui avait coûté cher à Rahn.