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Les coups de pioche n’avaient connu aucune trêve depuis des heures. L’étroit passage qui avait été dégagé quelques jours auparavant s’était progressivement transformé en galerie d’accès dans laquelle un homme pouvait facilement progresser à condition d’avancer courbé. Depuis la tombée du jour, une vingtaine d’hommes et de femmes s’affairaient pour mener à bien leur ouvrage. À cette heure déjà tardive, c’était à la lueur des torches qu’ils poursuivaient leur travail. Le Parfait revêtu d’un mantel blanc rehaussé d’un surcot armorié se tenait à l’entrée du couloir. Un Bon Homme s’était posté à l’accès de la cour principale. Un autre faisait un tour de ronde autour de la forteresse. Alors que ce dernier repassait devant l’entrée de la galerie, il s’arrêta un instant.

— Je continue à me méfier, dit-il à son compère qui montait la garde. Nous n’aurions jamais dû faire appel à eux !

— Cela fait des semaines que nous creusons et la tâche nous semblait sans fin. À présent, nous sommes enfin prêts de toucher au but. Nous avons besoin d’eux pour le moment. Après, nous verrons.

Une jeune femme sortit du couloir. Elle portait un panier rempli de terre et de gravillons et passa entre les deux hommes sans leur adresser le moindre regard. Elle tenait la tête baissée en signe de respect ou de soumission. Après avoir fait quelques pas, elle alla jeter le contenu de son panier sur la pente du pog et puis elle revint avec son panier vide pour retourner dans le long conduit.

— Tu vois, dit le Parfait qui montait la garde devant l’entrée. Même Philippa l’indomptable est rentrée dans le rang. Cela fait longtemps que j’ai appris à mater les fortes têtes. Crois-moi, il n’est pas toujours nécessaire de recourir à la force. À condition d’être bien appliquée, la pression psychologique peut aussi faire des merveilles.

— Et vous pensez qu’ils s’en retourneront chez eux, par la suite, comme si de rien n’était ?

Le Parfait plongea sa main dans sa tunique et en sortit un revolver. Il fit mine de viser l’entrée de la galerie et puis le rangea à nouveau dans son habit.

— Nous les tenons par une arme bien meilleure que celle-ci : la peur ! Aucun d’entre eux ne peut nous échapper et s’il devait commettre une telle folie : Pang ! Il suffirait de faire appel aux moyens modernes pour s’en débarrasser.

— Vous savez que les Cathares ont toujours considéré leur corps comme une simple tunique de peau. En d’autres mots, un vêtement que l’âme endosse le temps d’une vie, mais qui ne fait pas partie d’eux. Ils peuvent ne pas se préoccuper de cette enveloppe charnelle que vous menacez.

— Crois-moi. Tous les Cathares ne se sont pas jetés de gaieté de coeur dans le bûcher. Les historiens ont tendance à glorifier le courage des hommes pour en faire d’honorables martyrs.

Alors qu’il venait d’achever sa phrase, un étrange bruit se fit entendre au fond de la galerie. C’était comme un son sourd accompagné d’une résonance creuse. Quelques secondes plus tard, un homme sortit du couloir.

— Nous y sommes ! s’exclama-t-il. Bon Homme, nous y sommes arrivés !

— Fais sortir tes compères ! ordonna-t-il. Vite !

Le Parfait sortit un sifflet et émit un petit son strident. Il répéta cette courte opération trois fois et le troisième compère qui montait la garde à l’entrée principale arriva à son tour. La vingtaine d’hommes qui oeuvraient dans le conduit étaient sortis à l’air libre ; ils s’étirèrent et redressèrent leurs dos qui avaient été mis à rude épreuve dans ce passage étroit où ils travaillaient depuis des heures. Entre-temps, l’autre Bon Homme était arrivé.

— Tu les surveilleras pendant que nous allons juger par nous-mêmes !

Mais il n’y eut pas le moindre mouvement de révolte de la part des ouvriers. Ils s’alignèrent avec discipline le long du mur du rempart en mettant les mains sur la tête. Leur garde n’eut même pas à sortir son arme pour leur imposer l’obéissance. Pendant ce temps, les deux hommes étaient déjà entrés dans le couloir de pierre. Ils accomplirent rapidement la trentaine de mètres qui les conduisaient dans le coeur du pog. La descente se révéla de plus en plus raide au moment où ils parvinrent au fond du couloir. Une mince ouverture avait été creusée par les ouvriers. Le Parfait eut fort à faire pour s’y glisser, mais Ses efforts furent bientôt récompensés. Il pénétra dans une pièce aux allures de crypte médiévale dont les murs étaient ornés de colonnes. Face à la paroi du fond, se dressait un autel de pierre. L’ensemble se distinguait par son extrême sobriété, mais le regard était immédiatement attiré par une fresque aux teintes passées représentant une colombe volante et placée juste au-dessus de l’autel. L’autre Bon Homme qui avait rejoint son compère l’interrogea.

— Où sommes-nous ?

— Nous sommes dans un lieu que plus personne n’a visité depuis la chute de Montségur. (Tandis qu’il continuait à observer la pièce, il ajouta :) Nous sommes dans le repaire secret de Pierre-Roger de Mirepoix.

Il parlait à voix basse, mais la configuration des lieux gonflait sa voix d’un profond écho qui amplifiait la moindre de ses paroles, parfois même jusqu’à la démesure. Comme un guide désireux d’éclairer son client, il poursuivit ses explications.

— Regardez ! Là, derrière l’autel, cette représentation de la colombe volante. C’est la seule illustration matérielle ou symbolique de la religion que vous trouverez dans ce lieu. Les Cathares condamnaient toute représentation matérielle qu’ils jugeaient satanique et l’assimilaient à l’incarnation du Malin.

— Mais alors, répondit l’autre, pourquoi cette colombe ?

— On trouve quelques rares témoins et ils sont issus des origines du christianisme comme la colombe qui représente la pureté, l’espoir et l’incarnation du Saint-Esprit. Vous voyez, c’est un peu comme si l’âme quittait sa tunique de chair pour rejoindre la divinité.

Le Parfait se jeta à genoux devant l’autel et commença à tâter le sol de ses deux mains. Il se mit à gratter avec de plus en plus de nervosité jusqu’à s’érafler le bout des doigts. Comme il ne trouvait rien, il engagea son compère à faire de même. À présent, c’était les deux hommes qui s’affairaient à sonder le sol, mais sans succès.

— Il n’y a rien ici ! Je suis pourtant sûr que Mirepoix a laissé une preuve dans cette pièce.

— À quelle preuve pensez-vous ?

Le Parfait se releva. Il porta sa main au menton, le temps de rassembler ses idées. Puis il se lança dans une explication qui tenait autant du théâtre que de l’exposé scientifique.

— Imaginez-vous ! Nous sommes en 1244. Montségur est sur le point de tomber entre les mains des croisés. Le temps presse ! Il faut à tout prix sauver ce qui peut encore l’être. Mirepoix se retire dans son antre secret. Nul ne connaît ce lieu. C’est ici qu’il renferme les secrets de son église. Mais Mirepoix sait qu’il n’abandonnera pas les siens. Il se prépare à la mort tout en veillant à assurer la survie de la foi des siens. Il doit sauver le Graal ! Alors, il n’a d’autre choix que de le cacher ici. Il erre, il tourne en rond dans cette salle, il va s’agenouiller devant l’autel.

Ayant prononcé ces mots, le Parfait se dirigea une nouvelle fois devant l’autel de pierre. Il se mit à genoux et passant sous la tablette de pierre, entreprit à nouveau de sonder le sol. Cette fois, à force de tâter, il finit par sentir une rainure dans la pierre. Il essaya de la soulever, mais sans y parvenir. Il essaya alors de la pousser et réussit à la faire coulisser. Il accomplit son geste avec autant de douceur que de précaution jusqu’à faire apparaître une plaque de métal. Il plongea les mains dans la petite cache et en sortit un coffre d’argent qu’il posa sur l’autel. Derrière lui, le Bon Homme n’en croyait pas ses yeux.

— Vous avez réussi ! Parfait, vous avez trouvé le Graal !

— Oui, je crois que nous allons pouvoir nous passer du Normand fouineur et dicter notre loi à tous ceux qui nous obligent à nous terrer comme des rats depuis trop longtemps.

Le Parfait examina attentivement le petit coffre. À son grand étonnement, il n’était muni d’aucune serrure. Il suffisait de soulever son couvercle pour l’ouvrir.

— Sheisse ! s’écria-t-il.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda l’autre en venant juger lui-même le contenu du coffre.

— Il est vide !

Le Parfait passait sa main avec nervosité au fond du coffre comme si la moindre trace, le plus petit message venu de la nuit des temps pouvaient lui donner une piste. Comme il ne trouvait rien, il recommença à réfléchir. Ses déductions le menèrent rapidement à deux pistes guère réjouissantes. Mais l’une lui plaisait encore moins que l’autre.

— Peut-être que Mirepoix a confié le trésor à d’autres membres de sa communauté ou alors...

— Ou alors quelqu’un d’autre serait passé avant nous ?

— Ou Rahn avait-il vraiment réussi à percer le secret de Montségur.

— Il se serait emparé du trésor ?

Le Parfait se prit la tête entre les mains. Au plus profond de lui-même, la rage le disputait à la lassitude.

— Oui, répondit-il d’une voix sourde, son fameux Graal. Mais qu’a-t-il bien pu en faire ?