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La 2CV devait avoir ressenti toute l’inquiétude de son conducteur pour rouler à aussi vive allure sur la route. Tout avait été très vite depuis qu’il avait quitté Saint-Paul-de-Jarrat et voilà que Le Bihan arrivait déjà au centre d’Ussat-les-Bains. Il laissa le véhicule juste en face du bar-tabac et bondit au-dehors. Toujours aussi blonde et théâtrale, la patronne venait de rentrer la dernière chaise et fermait la porte de son établissement.

— Attendez ! s’écria Le Bihan. Ne fermez pas !

— L’heure, c’est l’heure, lui répondit-elle avec l’aplomb d’un fonctionnaire prêt à fermer son guichet à seize heures quarante-cinq. Si vous avez soif, vous n’avez qu’à aller chez le gros Louis.

— Je voudrais parler à Mireille ! insista Le Bihan.

— Cela tombe bien, répondit-elle dans un rictus. Moi aussi !

— Vous aussi ? balbutia le jeune homme. Vous ne savez pas où elle est ?

— Non ! Et pour être honnête, je m’en fiche. Mais si vous la retrouvez, dites-lui qu’elle n’a qu’à se chercher un autre boulot. C’est une maison sérieuse ici, pas le genre d’endroit où l’on vient uniquement quand on n’a rien de mieux à faire !

La patronne tenta de mettre un terme à la conversation en fermant la porte, mais Le Bihan la retenait fermement.

— Mais vous allez me laisser fermer ? dit-elle en haussant la voix. Vous êtes aussi fou qu’elle !

— Vous n’avez aucune idée de l’endroit où elle a pu aller ?

— Si j’en crois les rumeurs, je me dis que vous devez être mieux informé que moi, non ?

En prononçant ces paroles lourdes de sous-entendus, Betty avait esquissé une moue de mépris.

— Pardon ? s’exclama l’historien. De quoi voulez-vous parler ?

Cette fois, Le Bihan était furieux. Il donna un grand coup dans la porte et entra dans le bar-tabac en poussant la patronne à l’intérieur. Il referma la porte derrière lui, tourna la clé dans la serrure et jeta le trousseau dans sa poche. Betty en avait vu d’autres, elle ne paraissait pas le moins du monde impressionnée. Elle demeurait immobile au milieu de la pièce et jetait un regard de défi à l’homme qui venait de la séquestrer dans son propre établissement.

— Maintenant, lui dit-il avec colère, vous allez me répondre. Je sais que vous avez pas mal de choses à me raconter.

— Cela m’étonnerait !

— On parie ? Parlez-moi d’Otto Rahn.

— Connais pas.

— Tout le monde sait que vous avez travaillé chez lui avant la guerre.

— Ah, le Boche ? Fallait bien bouffer, non ?

— Oui, mais personne ne vous demandait de séduire le patron de l’hôtel qui vous avait embauchée !

Un petit rictus s’inscrit sur son visage.

— Aucun risque, lâcha-t-elle après une seconde de réflexion.

— Pourquoi ? Il n’était pas sensible à votre charme ? Ce serait étonnant, non ? Ou peut-être n’aimait-il pas les femmes d’une façon générale.

— J’en sais rien. Rendez-moi les clés ou j’appelle la police !

— Pas si vite, répondit-il sèchement. Nous n’avons pas encore fini notre aimable conversation. On vous a accusée d’avoir piqué dans la caisse.

— Calomnies ! riposta-t-elle, sans se laisser démonter.

— Et vos petits penchants pour les Allemands ? Je me suis laissé dire que vous n’avez pas hésité à remonter le moral de l’occupant. On raconte même que vous faisiez partie de ces femmes très occupées, même en zone libre !

Pour la première fois depuis le début de leur joute verbale, la patronne ne répondit pas du tac au tac. Le Bihan se dit qu’il venait de tenter un coup de bluff et qu’il avait remporté un coup décisif. Il décida de profiter de son avantage.

— Bien sûr, poursuivit-il, vous allez me dire que c’est une vieille histoire, mais vous connaissez les gens. Tant que ce sont des rumeurs, ça passe, mais il suffit que vous donniez des preuves pour qu’ils vous rejettent. Une tondue à Ussat, ça ferait mauvais genre, non ?

— Que voulez-vous savoir ? répondit-elle en retrouvant un peu de son assurance.

— Rahn, qu’est-il devenu après la faillite ?

— Le Boche n’aimait pas les filles, mais il ne voulait pas que cela se sache. Il m’a utilisée comme couverture et disons qu’il a su se montrer généreux. Mais je n’ai jamais rien piqué dans la caisse, je vous l’assure. Quand il a quitté Ussat, tout le monde se méfiait de lui. Après la faillite, je suis restée dans la région. Je me suis fait oublier en travaillant quelque temps comme bonne à tout faire dans une abbaye, mais j’ai gardé contact avec Otto.

— Il a fait appel à vous ?

— Oui, d’autant plus que les affaires avaient l’air de mieux rouler pour lui. Il travaillait pour les SS et il a même publié des bouquins. Pour ça, c’était une tête ! Moi, je ne me suis jamais occupée de politique, c’est un principe ! Il m’a dit qu’il avait fait des découvertes importantes, mais il ne m’a jamais expliqué ce qu’il cherchait. Il se contentait de me demander parfois de faire de petits boulots.

— Quels genres de boulots ?

— Il m’a envoyée à Montségur.

— Et où encore ?

— Dans la grotte de Lombrives.

— Pour chercher quoi ?

La blonde le regarda avec méfiance.

— Qui m’assure que vous ne me balancerez pas si je parle ?

— Vous avez ma parole !

— Je suppose que je vais devoir m’en contenter, répondit-elle avec ironie.

— Vous avez le choix ?

— De toute façon, je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Il s’agissait de dessins sur la paroi de la grotte de Lombrives, plus précisément dans l’endroit qu’ils appellent la cathédrale. Je les ai recopiés, ensuite j’ai effacé les inscriptions comme il me l’avait demandé et puis je lui ai envoyé les croquis.

— De quels dessins s’agissait-il ?

— Alors là, répondit-elle en faisant de gros yeux étonnés dans une expression qu’il ne lui connaissait pas encore, c’étaient comme quatre blasons avec des dessins dedans, mais j’ai tout oublié.

— Faites un effort ! insista Le Bihan. Vous n’en avez pas gardé une copie ?

— Non ! Je lui ai envoyé le document, il avait une adresse à Berlin. Tout ce que je sais, c’est qu’il y avait quatre blasons, comme dans les films de cape et d’épée :

Le Bihan réfléchit. Quelle pouvait être la signification de ces quatre blasons ? Et surtout pourquoi étaient-ils tracés sur la paroi de la grotte ?

— À présent, sortez d’ici, dit la patronne. Je vous promets que je n’en sais pas plus sur Mireille. Mais si vous la trouvez, dites-lui bien de ne plus pointer ici son petit nez d’hypocrite.

Le Bihan était sûr d’avoir oublié plein de détails importants, de poser cent autres questions. Ce qu’il venait d’entendre était important et méritait réflexion, mais il fallait avant tout qu’il retrouve Mireille. Il tourna la clé dans la porte et jeta le trousseau sur la table. Il gratifia Betty d’un rapide coup d’oeil :

— N’ayez crainte, je ne dirai rien. Et pour votre gouverne et même si cela ne vous regarde pas, sachez qu’il ne s’est rien passé entre Mireille et moi.

Alors qu’il avait déjà tourné la tête, il eut l’impression qu’elle lui avait adressé un petit sourire, presque amical.