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Le Bihan était remonté machinalement dans sa chambre, sans même remarquer l’épouse de Chenal qui était, comme de coutume, plongée dans ses comptes. Les images de ces quelques heures auprès de son père repassaient sans cesse dans son esprit. Jamais encore, il ne s’était senti en proie à des sentiments aussi contrastés. Le plaisir d’avoir retrouvé son père se mélangeait à la volonté de revanche qui continuait de brûler en lui. Plus que tout, il espérait ne pas avoir donné à ce lâche l’impression que tout avait été trop facile. Il craignait même de lui avoir souri par mégarde ou d’avoir manifesté trop d’enthousiasme concernant ses talents culinaires. Il était convaincu que son père ne méritait aucune excuse. Qu’il lui avait menti, une fois encore. Parvenu à la fin de ses cogitations, il se dit qu’il était, somme toute, très mécontent de lui. Il déboutonna sa chemise quand trois petits coups résonnèrent à la porte.

Toc ! Toc ! Toc !

— Monsieur Le Bihan ? Téléphone pour vous, à la réception.

Pierre reconnut la voix de Martine Chenal. Il reboutonna rapidement sa chemise et sortit. À cette heure, l’hôtel était calme et à l’exception de l’immuable patronne qui alignait ses colonnes de chiffres, il n’y avait pas l’ombre d’un client dans les parages. Le cornet du téléphone était posé sur un petit napperon brodé vaguement inspiré de la tapisserie de La Dame à la licorne que Le Bihan avait remarqué depuis son arrivée à l’hôtel. Il s’en saisit.

— Allô ?

— Oui, fit une voix féminine. Vous êtes bien Pierre Le Bihan ?

— Philippa ? répondit Le Bihan après un court silence. Que me voulez-vous encore ?

— Vous devez nous aider, poursuivit-elle d’une voix implorante. Nous ne pouvons compter que sur vous !

— Ça suffit ! répondit-il en élevant la voix au point de distraire un court instant Madame Chenal de son addition. Cela fait des jours que vous jouez avec mes pieds ! J’étais prêt à vous croire et même à vous aider. Mais vous n’étiez pas au rendez-vous l’autre jour. Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais je peux vous dire que j’en ai assez de cette petite comédie !

— Je vous en conjure ! Jusqu’ici, ils m’ont obligée. J’ai agi sous la contrainte, mais cette fois, je vous appelle seule ! Aidez-nous !

— Arrêtez ! s’exclama Le Bihan en faisant un pas en arrière et en baissant sa voix. Vous ne me ferez pas avaler que vous téléphonez de la nuit des temps pour m’appeler à l’aide. Vous m’utilisez et je veux savoir pourquoi !

— Ce... balbutia Philippa, ce sont les règles. Peu importe d’où et de quand je vous appelle. Sauvez-nous ! Retrouvez-les ! Arrêtez-les !

Il y avait de la sincérité dans sa voix.

— Mais de grâce ! De qui parlez-vous ?

— De ceux qui nous enchaînent. Ils savent que le passé nous empêche de nous montrer à visage découvert. Arrêtez-les et vous nous sauverez !

— Comment voulez-vous que je les trouve si je ne sais pas de qui vous parlez ni où ils sont ?

— L’Ordre Noir ! dit-elle. La SS ! Ils se cachent ! Ils ne sont jamais partis ! Aaahhh !

— Philippa ? cria Le Bihan. Philippa ? Répondez-moi ! Que se passe-t-il ?

Le Bihan attendit une réponse, mais il n’y avait plus personne à l’autre bout du fil. Il lui avait semblé entendre que le téléphone était tombé. Entre-temps, l’épouse de Chenal avait quitté la pièce, consciente que sa présence gênait son client. L’historien était sur le point de raccrocher quand il entendit une voix, masculine cette fois.

— Le Bihan ?

— Oui ! Qui êtes-vous ?

— Peu importe, poursuivit une voix masculine qui paraissait déformée. Vous ne devez savoir qu’une chose : la femme à qui vous venez de parler ainsi que ses compagnons seront exécutés si vous ne réussissez pas.

— Exécutés ? murmura Le Bihan pour ne pas être entendu. Mais vous êtes complètement cinglé ! Et d’abord, que suis-je censé réussir ?

— Nous ne sommes pas cinglés, comme vous dites, Monsieur Le Bihan. Au contraire, nous sommes très conscients et parfaitement déterminés. Percez le secret d’Otto Rahn et vos amis seront sauvés.

— Ce ne sont pas mes amis ! répondit-il en élevant à nouveau la voix. Et comment voulez-vous que... Allô ? Allô ?

Cette fois, la communication était bien interrompue. Le Bihan était en nage. Son coeur battait à lui faire exploser la poitrine. Il jeta machinalement un regard autour de lui pour voir s’il n’était pas observé. Mais il n’y avait personne dans la pièce et pendant ce temps, la voix de Philippa continuait à retentir dans sa tête. Pour se rassurer, il composa le numéro de Joyeux. Il laissa sonner cinq fois avant que son ami ne prenne la communication.

— Allô ? Michel Joyeux à l’appareil.

— ...

— Allô ? À qui ai-je l’honneur ?

— ...

— Allô ? C’est une mauvaise blague ? Allô ? Pierre, c’est toi ?

Le Bihan avait raccroché. Que pouvait-il bien lui dire ? Qu’il devait sauver une femme qui appelait du Moyen Âge pour échapper aux griffes d’une bande de nazis ? Il n’avait rien à raconter à son ami, son silence parlait de lui-même. D’ailleurs, l’historien ne pensait déjà plus à Joyeux. Une terrible pensée venait de lui traverser l’esprit. Il se demandait s’il était arrivé quelque chose à Mireille.