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Cologne

Le Bihan connaissait la ville de Cologne. Il avait eu l’occasion de s’y rendre avant la guerre dans le cadre de ses études sur les sites gallo-romains. Il y était retourné une fois après le conflit, car il avait conservé de très bonnes relations avec un professeur d’université spécialisé dans les questions de religion et de syncrétisme des croyances païennes et chrétiennes. Manifestement heureux de cette visite, le professeur von Basel – puisque c’était de lui qu’il s’agissait – offrit de venir l’accueillir à la gare. Le Bihan ne lui avait pas parlé du véritable motif de son voyage, mais il avait évoqué des recherches sur l’iconographie des saints et de leur martyre. Ce pieux mensonge n’en était pas vraiment un et lui permettait de rester proche de la vérité sans totalement la dévoiler.

À peine le Français venait-il de poser le pied sur le quai de la gare que son confrère courut vers lui. Il paraissait fébrile et bredouilla quelques mots de bienvenue avant de lui dire qu’il tombait à pic. Une femme avait été surprise alors qu’elle cherchait à dérober la statue d’un saint martyre dans la cathédrale ! L’événement remontait à trois jours. Alors qu’il venait ranger les cierges, le bedeau s’était aperçu du comportement suspect d’une visiteuse. Il l’avait empêchée de commettre son forfait, mais la voleuse prise la main dans le sac avait réussi à s’enfuir. Profitant de l’heure matinale, elle avait creusé un trou dans le sol et brisé une dalle datant du Moyen Âge. Le Bihan était abasourdi. Il blêmit et implora son ami de lui faire une description plus précise de la voleuse. Von Basel fut surpris de cette réaction qu’il jugea un peu disproportionnée. Il lui proposa d’aller directement chez lui pour jeter un coup d’oeil dans le journal qui relatait l’événement. Le professeur sourit en ajoutant que même s’il se méfiait des journalistes, il avait l’habitude de conserver leur prose pour amorcer l’allumage de son poêle. À la lecture de l’article qui établissait une description précise du malfaiteur, Le Bihan n’eut plus le moindre doute : Betty l’avait devancé. La blonde cachottière s’était bien gardée de lui dire toute la vérité. Enragé d’avoir été berné comme un débutant, il songea qu’elle avait vraiment tout le talent nécessaire pour réussir dans ce métier de comédienne dont elle avait toujours rêvé.

Mirepoix

Bertrand était devenu la proie de l’angoisse. Et quand celle-ci lui laissait quelques instants de répit, c’était au tour des remords de prendre le dessus. Il n’avait pas su comment réagir après la visite de Le Bihan à la librairie. Alors, il avait décidé de se conformer aux règles de l’Ordre et de prévenir un Bon Homme. Mais une fois encore, il avait constaté l’extrême efficacité de ses gardiens qui étaient déjà sur place. Tout d’un coup, sa situation lui parut invivable. Pris entre deux feux, il serait éternellement condamné à combattre l’un en obéissant aux ordres de l’autre. Il eut alors la naïveté de songer que la fuite constituait sa dernière chance. Une seconde fut suffisante pour tirer un trait sur tout ce qui faisait son quotidien : la librairie, les éternelles remontrances de la patronne, les travaux forcés pour l’Ordre... Il quittait tout cela sans savoir où aller.

Les jours avaient passé et il était toujours à Mirepoix, à quelques mètres de son appartement et au coeur de ce monde qu’il voulait oublier, pris au piège comme un rat dans sa cage. Il avait pu compter sur l’aide de Georgette, une vieille amie de sa mère qui lui avait proposé de loger dans les combles d’une de ses maisons sans trop poser de questions. Elle était comme cela, Georgette, elle avait toujours refusé de condamner. Pendant et après la guerre, elle s’était fait autant d’amis que d’ennemis dans les deux camps. Pour elle, seule comptait l’amitié et c’est à ce titre qu’elle avait accepté de courir le risque de cacher le fugitif.

Régulièrement, Georgette lui apportait de quoi manger et boire pour qu’il ne coure pas le risque de quitter son abri. Elle avait l’habitude de passer vers la fin de l’après-midi et aujourd’hui, elle était arrivée un peu plus tôt que de coutume. Le code était respecté. Trois petits coups sur la porte, suivis d’un quatrième, plus sonore. Bertrand quitta le matelas sur lequel il passait le plus clair de son temps. Il ouvrit la porte et trouva la boîte en fer-blanc dans laquelle la vieille dame déposait toujours le pain, le fromage, la charcuterie et un fruit. Le jeune homme jeta un coup d’oeil dans le couloir, mais Georgette s’en était déjà allée. Bertrand se dit qu’elle devait avoir à faire et ne s’en étonna pas davantage. Il ouvrit rapidement la boîte, car la faim le tenaillait déjà depuis quelques heures. Il s’y prit à trois reprises pour desceller le couvercle, qui se montrait toujours un peu retors. Encore un dernier effort et la boîte s’ouvrit.

— Ahhhh !

Ce que Bertrand venait de voir lui avait arraché un cri d’effroi, immédiatement suivi par une atroce sensation de chaleur. À terre, était tombée la boîte en fer-blanc et dans cette boîte se trouvait une main coupée, ensanglantée. Il s’agissait de la main d’une vieille femme. Un petit détail donna à Bertrand l’envie de crier à nouveau : une bague à l’annulaire avec une figure de la Sainte Vierge. C’était la bague de Georgette ! Le jeune homme sortit de sa mansarde, il s’engagea dans le couloir. Les idées s’entrechoquaient dans sa tête qui menaçait d’exploser sous l’effet de l’émotion. Ils l’avaient retrouvé et ils avaient puni Georgette de l’avoir hébergé ! Il avait encore le temps de fuir, mais il n’y avait pas un instant à perdre. Vite, les escaliers. Il dévala la première volée et il abordait la deuxième lorsqu’une barre de fer s’insinua entre deux marches. Lancé à vive allure, Bertrand sentit qu’il perdait l’équilibre.

— Noooon !

Il tenta de se retenir à la rampe, mais son élan rendit tout rétablissement impossible. Il fut projeté, la tête la première, sur les marches et roula jusqu’au deuxième palier où il vint terminer sa course en se fracassant la tête contre le mur. Il était encore sonné quand il entendit une voix familière.

— Tsss... Bertrand... J’espère que tu ne t’es pas fait trop mal.

Le Bon Homme était debout, il tenait une barre de fer qu’il frappait dans la paume de sa main.

— Un accident est si vite arrivé, continua-t-il d’une voix compatissante. La pauvre Georgette en sait quelque chose. Il est toujours risqué de découper du gigot avec un couteau de cuisine trop tranchant. À ce propos, la viande était délicieuse. Oh, mais quel égoïste je fais, j’aurais dû t’en laisser !

— Pitié ! implora Bertrand.

L’homme brandit la barre de fer et lui asséna un grand coup dans les côtes. Bertrand crut qu’il allait s’évanouir sous l’effet de la douleur.

— Pitié ? Tu oses me demander pitié alors que tu n’as pas hésité à aller prévenir le Normand de je ne sais quel danger imaginaire. Un caillou dans la vitre, un vrai gosse ! Je dirais même un sale gosse ! Mon pauvre Bertrand, tu n’as pas oublié les bonnes vieilles habitudes de la guerre. Tu as toujours témoigné d’un goût prononcé pour la délation, non ?

Le jeune homme se tordait encore de douleur quand l’autre continuait son récit :

— Je me suis laissé dire que tu avais dénoncé un rival pour une amourette dérisoire. Le pauvre, à cette époque, il était risqué de s’engager dans la Résistance. C’est bien, Bertrand, tu as fait ton devoir de citoyen en dénonçant ton ami et la Milice t’en a été reconnaissante. Je me trompe ?

— Pitié, gémit-il.

Le Bon Homme s’empara de la barre de fer à deux mains et la lui planta profondément dans la cuisse en le plaquant au sol comme un insecte pris au piège par un entomologiste.

— Tu vas arrêter de demander pitié ? cria-t-il. Par ta faute, Georgette a interrompu brutalement une retraite bien méritée. Crois-moi, si cela ne tenait qu’à moi, tu ne bénéficierais pas de la moindre mansuétude, mais notre maître a d’autres projets pour toi.

La pression de la barre qui pénétrait encore dans la chair se fit plus forte avant qu’il ne la retire d’un geste brusque.

Bertrand manqua de s’étrangler tant la douleur était insoutenable. Il sanglotait bruyamment et il n’entendit pas que la porte venait de s’ouvrir au rez-de-chaussée. Le détail n’avait pas échappé au Bon Homme. Il se baissa et cria dans l’escalier :

— Monte ! Nous t’attendions avec impatience.