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La voiture sillonnait les routes de l’Ariège et de l’Aude depuis le matin. Chenal avait tenu sa parole et il avait servi de guide à Le Bihan pour lui faire découvrir les sites les plus remarquables de la région. Ils étaient passés par Tarascon, Peyrepertuse, Quéribus, les grottes de Niaux, Pamiers... À chaque étape, l’hôtelier avait démontré à son client l’étendue de ses connaissances. Rien ne lui échappait : les dates de construction des châteaux, les conditions de leur siège, les légendes qui s’y rattachaient. C’était comme si l’Histoire reprenait vie à travers ses explications. Arrivé à la fin de la journée, Le Bihan réalisa qu’il n’avait jamais interrompu son guide. Pour un professeur aussi bavard, c’était pourtant loin d’être gagné d’avance ! Alors qu’ils roulaient à bonne allure vers l’hôtel, ils passèrent à côté d’une vaste allée précédée d’un petit panneau annonçant l’abbaye de Fontchaude.

— Et ici ? demanda Le Bihan.

Chenal sourit et ralentit. À présent, les deux hommes se connaissaient suffisamment pour se tutoyer.

— Décidément, je vois que tu veux tout connaître ! Mais tu sais qu’il ne te suffira pas d’un après-midi pour percer tous les secrets de notre région. Parfois même une vie entière ne suffit pas.

— Je ne te demande pas de visiter, précisa l’historien. C’était juste une dernière curiosité de ma part.

Chenal arrêta la voiture un peu plus loin, à la lisière d’un champ qui offrait une belle vue sur les bâtiments de l’abbaye. Il sortit du véhicule et commença ses explications.

— Ici, nous avons un beau point de vue, estima-t-il. À cette heure, je doute que les moines apprécieraient d’être dérangés.

— Il y a encore beaucoup de moines qui vivent ici ? demanda Le Bihan.

— Oh non ! répondit Chenal en souriant. Une dizaine tout au plus. Mais ils sont fiers du passé prestigieux de leur abbaye et ils veulent perpétuer sa tradition. À l’origine, il n’y avait ici qu’une petite communauté de bénédictins. Mais vers la moitié du douzième siècle, elle adopta la règle cistercienne. Comme tu le sais, les moines de cet Ordre font voeu de pauvreté et chaque moment de leur vie est réglé selon un rituel immuable.

— Cela ne les a pas empêchés de devenir très riches, objecta Le Bihan.

Chenal posa amicalement sa main sur l’épaule de l’historien.

— Voilà bien une remarque de laïcard de l’Éducation nationale, lança-t-il. Un pur produit de notre bonne vieille Troisième République ! Tu sais, ici, l’Église est restée très importante à travers les siècles. Seule la Révolution lui a taillé des croupières, mais l’Empire a réparé les dégâts et c’est pour cette raison que l’abbaye de Fontchaude est parvenue jusqu’à nous dans cet état !

— Eh bien, le laïcard te félicite, répondit Le Bihan en souriant. Pour une fois, ce soir, je n’aurai pas envie de bouffer du curé. Au fait, que me proposes-tu pour assouvir mon péché de gourmandise ?

— Je connais un petit hôtel sympathique, répondit Chenal sur le même ton. Il ne paie pas de mine, mais tu m’en diras des nouvelles. Il paraît même qu’il y a de la volaille aux truffes au menu ce soir !

— Alors, que Dieu me pardonne, mais je vais céder à la tentation, s’exclama joyeusement Le Bihan.

Les deux hommes avaient repris place à bord de l’automobile qui les menait vers l’hôtel des Albigeois. Le Bihan regardait le paysage qui défilait à belle allure par la fenêtre et était très satisfait de sa journée. Non seulement, il avait appris beaucoup de choses, mais en plus, il était heureux d’avoir passé ces moments avec Chenal. Il avait appris à mieux connaître un homme dont la chaleur dépassait de loin la simple attitude d’un commerçant attentif au bien-être de sa clientèle. L’hôtelier possédait une fibre humaine qui réchauffait le coeur et il avait même réussi, le temps de leur promenade, à chasser les idées noires de l’esprit de Le Bihan. Comme s’il était capable de lire dans ses pensées, il l’interrogea à ce moment précis.

— Alors, elle t’a plu, notre promenade ?

— C’était passionnant ! répondit Le Bihan avec entrain. Si tu en as assez de l’hôtellerie, tu peux sans problème envisager une carrière de guide touristique !

Chenal tapota sur son volant avec satisfaction.

— Tu sais que tu n’es pas le premier à me le dire. Il faudrait que je songe sérieusement à organiser des visites guidées de la région pour les clients qui le souhaitent. Le tourisme doit évoluer. Nous aussi, nous devons nous mettre au goût du jour !

— Comme Rahn à son époque ? demanda Le Bihan.

Chenal était surpris par la question de son passager.

Mais il prit le temps de réfléchir un instant avant de lui répondre.

— Pour être honnête, je pense que la région n’a jamais connu pire hôtelier qu’Otto Rahn. Il n’est venu ici que dans l’espoir de prouver ses théories fumeuses. Les Marronniers n’étaient qu’un prétexte qui lui a d’ailleurs coûté très cher !

— Que penses-tu des quatre Parfaits qui se seraient échappés avant la prise de Montségur ? dit alors Le Bihan.

Une fois de plus, l’hôtelier réfléchit avant de répondre. L’opinion qu’il allait délivrer n’était pas improvisée, elle reposait sur de longues années de lecture et d’expériences vécues dans la région. Il finit par lui confier son intime conviction.

— J’ai toujours eu envie de croire à cette histoire ! Tu vois, cette région est réputée pour ses nombreuses caches, idéales pour abriter les fugitifs. Alors, pourquoi cela n’aurait pas été le cas des Cathares ? Ils n’étaient pas plus bêtes que les autres, non ? Certains ont bien dû en réchapper ! Et toi, tu en penses quoi ?

— Moi, je continue à me demander si Rahn avait découvert quelque chose à propos de ces quatre fugitifs. Si son secret n’était pas étroitement lié à cette fameuse nuit du 15 au 16 mars 1244 où des hommes ont peut-être soustrait le trésor à leurs assaillants.

— Tu veux parler du Graal ?

— Oui ou quelque chose d’assez important pour ne tomber à aucun prix entre les mains de leurs ennemis. Quitte à échapper à une mort qui ne leur faisait pas peur et qu’ils auraient voulu partager avec leurs frères.

La discussion se poursuivait encore quand la voiture atteignit sa destination. Chenal la gara dans la cour de son hôtel, mais il n’en sortit pas tout de suite. Il voulait ajouter quelque chose.

— Je ne sais pas si Rahn a réussi à percer ce mystère. En fait, il a disparu aussi mystérieusement qu’il est apparu. Je pense que c’était surtout un affabulateur ! Il en a raconté des histoires dans le coin et je peux t’assurer qu’il n’a pas laissé un bon souvenir à ceux qui l’ont croisé. D’ailleurs, tu as dû t’en rendre compte. Même ceux qui l’ont côtoyé de près hésitent aujourd’hui à parler de lui.

— Quatre hommes, répondit Le Bihan, comme s’il était perdu dans ses pensées. Quatre Bons Hommes s’échappent. Quatre écus, quatre blasons. Et si c’était quatre lieux ? Oui, c’est cela, quatre lieux...

— Pardon ? le coupa Chenal. Là, tu vois, je ne te suis plus. Si tu veux que je t’aide, tu devras être plus clair.

Le Bihan le regarda avec un franc sourire.

— Tu m’as déjà beaucoup aidé, lui dit-il. Je ne t’en demanderai pas plus. En tout cas, pas aujourd’hui. Je peux prendre la voiture de ton fils demain ?

— Bien sûr, pas de problème !

— Je crois que ce grand cachottier de Rahn va devoir me dévoiler ses secrets.