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« Derrière les thermes. »

Le rendez-vous que l’homme lui avait donné manquait de précision, mais il en fallait davantage pour décourager Le Bihan. Il finit rapidement son café pour ne pas être en retard. L’historien s’était fait une raison : ce matin, il ne prendrait pas le temps d’observer Mireille servant ses clients et feignant d’ignorer les injonctions de sa patronne. Pour renforcer le caractère confidentiel du rendez-vous (et peut-être aussi parce que le jeu lui plaisait), Le Bihan voulait donner l’impression de marcher sans savoir où il allait, un peu comme s’il errait nonchalamment à travers les rues de la petite cité. Cette précaution n’était certainement pas inutile. Depuis qu’une lettre avait été glissée entre les pages de son livre, l’historien avait l’impression d’être épié à tout moment. En se dirigeant vers les thermes, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il fallait déjà songer au retour. La semaine de vacances tirait à sa fin et, compte tenu des correspondances ferroviaires, il avait intérêt à partir tôt le lendemain s’il voulait être à l’heure au collège lundi.

« Derrière les thermes » était décidément une indication très vague tant le bâtiment un peu pompeux s’étendait le long de la montagne. Il pouvait tout aussi bien entreprendre l’escalade de la paroi rocheuse pour aller à la rencontre de son rendez-vous. Le Bihan porta son regard vers le sommet et il se dit qu’il n’était définitivement pas fait pour la montagne. En bon Normand, il appréciait les paysages raisonnablement vallonnés et la rassurante perspective de la mer.

Le Bihan jeta un coup d’oeil sur sa montre. Cela faisait très précisément vingt-six minutes que l’homme lui avait donné rendez-vous. Après une courte réflexion, il était convaincu qu’il s’agissait d’un émissaire envoyé par Philippa. La lettre glissée dans le livre de Rahn était d’ailleurs annonciatrice de cette rencontre. L’historien sourit. Il progressait dans ses recherches et pourrait bientôt clouer le bec à Joyeux qui n’avait pas voulu le croire. Il méditait cette dernière pensée plutôt jouissive lorsqu’il jeta un nouveau regard sur sa montre. Cette fois, son homme avait deux minutes de retard. Il commença à s’inquiéter. Une sourde appréhension s’insinuait en lui. Sans savoir pourquoi, il lui paraissait impensable que cet homme, qu’il ne connaissait pas, soit en retard.

Il fît quelques pas dans la végétation mal défrichée qui prospérait derrière l’établissement des thermes. Le bruissement de l’eau qui coulait non loin de là masquait celui de ses pas. Comme il se sentait loin du monde dans la petite commune d’Ussat et, en même temps, comme tout lui paraissait déjà tellement familier ! À mesure que Le Bihan avançait, son oreille fut attirée par un petit son insolite. Il ne s’agissait ni du chuchotement de l’eau qui coule ni du miaulement d’un chat sur la piste d’une musaraigne. Non, il s’agissait plutôt d’un léger râle qui se précisait à mesure que Le Bihan avançait. Il pressa le pas et, cette fois, il n’y avait plus de doute possible : c’était bien un gémissement humain qui se faisait entendre là, à quelques mètres de lui.

Son coeur s’emballa. Il se dirigea vers une touffe de hautes herbes qu’il écarta avec précaution. Un homme gisait, la bouche ouverte. C’était bien le promeneur qui avait laissé tomber son journal à ses pieds pour lui donner rendez-vous. Il paraissait souffrir atrocement, mais il reconnut tout de suite Le Bihan.

— Ahh ! gémit-il. Prenez garde, ils veulent vous empêcher !

— Mais qui ? demanda Le Bihan qui hésitait à le bouger de peur de lui faire encore plus mal.

— Les SS, murmura-t-il, le visage déformé par la douleur. Ils sont encore là ! Vous devez trouver Rahn... Otto Rahn.

— Otto Rahn ? ! s’exclama Le Bihan. Mais il est mort depuis longtemps. Expliquez-moi, que voulez-vous me dire ?

L’homme voulut lui répondre, mais il ne réussit qu’à émettre un long râle. Dans un dernier mouvement brusque, son cou se raidit et sa tête se rejeta en arrière. Ses yeux se révulsèrent. L’homme venait de rendre son dernier souffle. Le Bihan eut un mouvement de recul. Tout avait été si vite. Il s’en voulait. Aurait-il pu faire quelque chose pour ce malheureux ? Non, il était déjà trop tard quand il était arrivé au rendez-vous. Il voulut savoir comment il avait été tué. Derrière son dos, il remarqua qu’une courte tige de bois dépassait. Il retourna doucement le corps et découvrit une flèche. Un carreau décoché d’une arbalète comme en plein Moyen Âge ! En observant le dard, l’historien remarqua un petit détail. Il s’agissait d’un blason insolite gravé dans le bois. Il sortit son petit carnet et esquissa un rapide croquis.

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Le Bihan rangea son carnet et commença à fouiller le malheureux. Mais il ne trouva rien dans ses poches : ni portefeuille ni papier, pas le moindre indice qui pouvait indiquer son identité. L’historien se releva. Étrangement, il n’avait pas peur. Il se trouvait pourtant précisément à l’endroit où l’homme avait reçu une flèche mortelle en plein dos. Il était peut-être lui-même, à ce moment précis, la cible facile d’un tireur embusqué dans les fourrés. Mais cette pensée ne l’inquiéta pas. Il éprouva la certitude évidente que s’il devait être tué, il l’aurait déjà été depuis de longues minutes. Il songea alors à la police. Il devait la prévenir ! Mais s’il le faisait, pourrait-il poursuivre ses recherches ? Et que penserait-elle de son histoire abracadabrante d’appel à l’aide de Philippa ? Il se dit que le corps serait de toute façon trouvé par les autorités et que l’enquête officielle suivrait son cours. À cette heure matinale, personne ne l’avait vu se rendre derrière les thermes et il y avait peu de chance qu’il soit inquiété. Instinctivement, il prit son mouchoir afin de faire disparaître ses empreintes et ne toucha plus au corps. L’historien s’étonna de la froideur et de la méthode avec lesquelles il agissait. Mais il n’était pas insensible pour autant. Alors qu’il retournait vers le centre du village, le visage déformé par la douleur de cet homme s’était gravé dans son esprit.

« Les SS, ils sont encore là... »

Les derniers mots du malheureux résonnaient dans son esprit. Et pourquoi lui avait-il demandé de trouver Otto Rahn, un homme mort depuis treize ans ? Après l’appel à l’aide de Philippa, tout cela lui paraissait à la fois tellement tragique et absurde. Alors qu’il arrivait en vue du bar-tabac, une autre question vint le tarauder. Quelle excuse allait-il inventer pour ne pas retourner au collège le lendemain ?