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Rouen, 1952

La sonnette de l’entrée fit encore entendre son petit cri de fauvette hystérique. En regardant la fine languette métallique tambouriner contre le bol de cuivre avec autant d’obstination, Le Bihan se dit qu’il était grand temps de le changer. Après la guerre, il avait choisi de déménager. Il ne reprochait rien à son appartement. Non, celui-là au moins, il continuait à l’apprécier, mais il voulait définitivement tourner une page. Avec pragmatisme et peut-être une dose de naïveté, il estimait qu’investir de nouveaux murs reviendrait à briser les cloisons qu’il avait bâties dans sa tête au fil des années. En forçant son optimisme, il avait quitté son petit appartement pour emménager dans une maison ancienne de la rue du Gros-Horloge, située en plein coeur de Rouen.

Dans son élan de renouveau, il avait entrepris de refaire la tapisserie du salon qu’il jugeait vieillotte avec ses petites fleurs brunes et jaunes. Il avait rencontré de nouveaux voisins en veillant à ne pas leur raconter sa vie. Il était inutile de leur parler de « sa » guerre et des blessures qu’il y avait glanées. Pierre Le Bihan n’avait pas risqué sa peau sur les champs de bataille, mais il avait mené un combat implacable dont il n’était pas revenu indemne. Il n’oubliait pas le regard de Joséphine lors de leur dernière rencontre et encore moins la terrible certitude qui s’était emparée de lui. À cet instant précis, il savait. Il avait compris qu’il ne la reverrait jamais. Joséphine n’avait pas survécu à cette saleté de guerre, mais lui, il s’en était tiré. Et aujourd’hui, il était là à se poser des questions sur le voisinage et la tapisserie.

Dring ! Dring ! Dring !

Apparemment, elle insistait. Comment s’appelait-elle encore ? Ah oui, Édith. Le Bihan s’interrogea. Ce prénom lui plaisait-il ? En fait, cela n’avait aucune importance. Non, une autre question méritait d’être posée : Édith l’intéressait-elle ? L’interrogation entraînait d’autres considérations, autrement plus ambitieuses. Il l’avait remarquée dès son premier jour au collège. Assez petite, avec ses cheveux noirs ramenés en un chignon beaucoup trop strict pour son âge. Mais il avait remarqué ses yeux et leur joli vert. Il se rappelait même que la couleur lui avait fait penser à celle de la cape du duc Guillaume dans la tapisserie de Bayeux. La comparaison était assez ridicule pour ne pas être utilisée dans une tentative de séduction. Mais Le Bihan avait l’habitude de vivre entre plusieurs époques. L’horizon du présent ne lui avait jamais suffi. Il considérait que seul le passé lui offrait suffisamment de possibilités de rêver, de s’évader et, luxe suprême, d’avoir le sentiment de maîtriser les éléments. Sa formation d’historien et d’historien de l’art l’avait profondément marqué au point de le transformer, parfois, en archéologue de ses propres passions et de ses envies enfouies au plus profond de lui-même. Quand il souriait à Édith, il observait une Vierge romane du douzième siècle. Il détaillait ses yeux qui dessinaient d’élégantes amandes sur son visage et, fort de cette observation minutieuse, il estimait qu’une jeune femme si agréable à l’oeil méritait à coup sûr une étude plus approfondie.

— Pierre ! Je sais que tu es là ! Ouvre ! Cette comédie a assez duré !

Mais les Vierges romanes tambourinaient rarement aux portes. Elles se contentaient de sourire au fond des nefs des églises sombres et recueillaient en silence les prières des fidèles venus leur confier leur détresse. Il devait avoir l’honnêteté de le reconnaître : Le Bihan avait tout fait pour la séduire. Il avait commencé par lui donner de précieux conseils pour ne pas tomber dans les pièges du collège. Il l’avait mise en garde contre les humeurs changeantes de l’acariâtre Madame Rosier, la professeure de français. Il lui avait enseigné l’art subtil de prendre le proviseur dans le sens du poil pour ne pas encourir ses sempiternelles leçons sur la nécessité d’appliquer une discipline sans faille à cette bande de jeunes chiots écervelés qui préféraient Ma P’tite Folie de Line Renaud aux vers éternels de Corneille. Édith avait patiemment écouté ses bons conseils. Son application était telle qu’elle était allée jusqu’à accepter l’invitation à dîner de son collègue un soir au restaurant. Le Bihan avait prétexté son envie de partager son excellente connaissance de Rouen avec une jeune Parisienne qui ne connaissait de la Normandie que le cidre fermier et le beurre salé. Le Bihan avait passé une excellente soirée. Il avait beaucoup parlé, évoquant à la fois ce pays qu’il aimait, sa passion pour l’histoire et ses frustrations d’enseignant. Il avait réussi à ne pas esquisser l’ombre de l’absente. Jamais le doux prénom de Joséphine n’était venu éclore à la lisière de ses lèvres. De son côté, Édith l’avait écouté avec une attention qui semblait sincère. À la fin du repas, la main de Le Bihan avait été jusqu’à effleurer la joue de la jeune femme. Celle-ci ne s’était pas retirée. Sous sa peau, les doigts de l’historien avaient même cru percevoir un léger tressaillement. La preuve était faite qu’Édith n’était pas insensible. Les jours suivants, la jeune femme se fit moins farouche, plus complice. Ils se retrouvaient régulièrement dans la salle des professeurs et partageaient des clins d’oeil qui échappaient à leurs collègues. Le Bihan comprit que la partie était gagnée, il ne restait plus qu’à lui donner l’adresse de son domicile avec la tapisserie refaite du salon. Et à attendre. Mais le jeu présente-t-il encore le moindre intérêt quand la partie est sur le point d’être gagnée ?

— Tu es un malade, Pierre ! Si tu te comportes comme cela avec toutes les filles, je comprends que tu ne sois pas heureux. J’en ai assez ! N’essaie plus de m’adresser la parole ! Plus jamais !

Le Bihan ne répondit pas. Il écouta les pas d’Édith qui descendaient les escaliers. Il perçut d’abord nettement le choc des talons sur les marches de bois et même le cliquetis caractéristique qui survient lorsque le bout de la chaussure heurte la lamelle de métal vissée à l’extrémité de la marche. Bientôt, les pas se firent plus lointains. Ils parvinrent à la dernière marche, dans le hall, et puis allèrent s’évanouir dans la rue du Gros-Horloge. Le jeune homme soupira. Il se dit qu’Édith était peut-être un peu excessive dans ses paroles, mais qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Elle exagérait un peu, il n’était pas malade, mais il n’était pas heureux non plus. Sans le savoir, il avait renoncé au bonheur depuis la fin de la guerre. Combien de femmes n’avait-il pas cherché à séduire ces derniers mois ? Certaines avaient franchi le pas de cette porte, mais aucune n’avait réussi à franchir le seuil de sa vie. Le Bihan sentait de plus en plus – encore que de manière confuse – que cette existence n’était pas celle qu’il avait envie de vivre. L’appartement bourgeois au centre-ville. Les sourires polis et creux adressés aux voisins. Les élèves qui se fichaient des réformes de Colbert comme de leur premier caramel. Ces jolies jeunes femmes dont aucune n’arrivait à lui faire oublier le souvenir de Joséphine.

Une fois encore, la sonnette retentit. Se pouvait-il qu’Édith soit revenue ? Était-elle plus accrochée qu’il ne le pensait ? Sa confusion fut de courte durée. Ce n’était pas la sonnette qui tintinnabulait, mais la sonnerie du téléphone. Encore un luxe qu’il s’était offert quand il avait décidé de mener une vie respectable. L’objet trônait sur une petite table en bois sombre que sa voisine, la vieille Madame Rivière, qui venait de temps en temps l’aider pour son ménage, avait d’autorité ornée d’un petit napperon en dentelle de Bruges. Une sainte horreur avec laquelle il avait appris à cohabiter au fil du temps.

Le Bihan décrocha.

— Allô ? Pierre Le Bihan à l’appareil.

— Messire... Messire... dit une voix étranglée par la peur.

— Pardon ? À qui ai-je l’honneur ?

— Messire... de grâce, j’implore votre aide !

— C’est une plaisanterie ?

Très cordial au début de la conversation, le ton de Le Bihan se faisait déjà un peu excédé.

— Messire, par pitié ! poursuivit la voix de plus en plus angoissée. Venez-nous en aide !

— Mais Madame, qui êtes-vous ?

— Mon nom ne vous dira rien. Je me nomme Philippa. Les hommes du roi sont sur le point de prendre la forteresse.

La voix de la femme trahissait une angoisse profonde. Plutôt qu’une bonne comédienne, elle devait être une vraie démente en détresse.

— Mais que me racontez-vous ? Où êtes-vous ?

— À Montségur, répondit-elle à voix plus basse. Mourir ne me fait pas peur, mais notre foi, elle, ne peut point disparaître.

— À Montségur ? Mais expliquez-vous !

— Je ne puis continuer à vous parler, cela est trop dangereux. Mais de grâce, je vous en supplie. Aidez-moi ! Aidez-nous !

La communication fut interrompue, mais Le Bihan attendit quelques minutes avant de raccrocher le combiné. Longtemps, son regard se perdit dans les petites roses ajourées du napperon de Madame Rivière. Que venait-il de se passer ? Le jeune homme s’assit pour réfléchir. Mais quelle réflexion sensée pouvait-il avoir sur ce qui ressemblait ayant tout à une hallucination ?