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En se rasant devant son miroir le matin du cinquième jour, Le Bihan voulait en avoir le coeur net. Il descendit dans la salle à manger de l’hôtel de la Source pour prendre son déjeuner en ayant décidé de poser une question dérangeante à laquelle il était d’ores et déjà convaincu qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Mais tant pis, le temps lui était compté et il devait tenter le coup.

Dans la salle à manger du rez-de-chaussée, il retrouva comme de vieilles connaissances les pensionnaires de l’hôtel qui avaient déjà entamé leur journée de curistes modèles. Il y avait ce vieux couple d’Anglais dont le mari avait réussi à se faire expédier chaque jour dans ce coin reculé de l’Ariège une fraîche édition du Times et qui accomplissait quotidiennement l’exploit d’ingurgiter tout son petit déjeuner sans jeter un seul coup d’oeil à sa femme. À l’autre bout de la pièce, un homme seul demandait comme chaque matin un supplément de confiture tout en prenant garde de complimenter la patronne pour l’excellence de sa recette maison. Toujours revêtu d’une chemise blanche et d’une cravate rayée un peu trop habillée pour le standing du lieu, il avalait force tartines sans laisser couler la moindre goutte de confiture sur ses vêtements. Le Bihan remarqua enfin l’étrange duo constitué de la dame très digne accompagnée de sa fille qui s’asseyaient toujours près de la fenêtre. La jeune fille ne prenait même pas la peine de cacher son profond ennui. Mais sa mère, toujours de bonne humeur, ne semblait pas s’en rendre compte. Comme chaque matin, la jeune fille se leva pour aller passer un appel téléphonique. Avec qui pouvait-elle bien converser pendant que sa mère savourait sa tasse de café au lait ? Le Bihan se dit qu’elle n’était pas jolie, mais qu’une fois débarrassée de ce chignon trop strict et de ces lunettes de bibliothécaire d’avant-guerre, elle se révélerait probablement beaucoup plus charmante. Encore fallait-il que sa mère lui en laisse la possibilité ! Le Bihan en était donc à s’interroger sur le physique de l’aspirante vieille fille quand la patronne de l’hôtel vint lui poser la question rituelle.

— Alors Monsieur Le Bihan, vous avez bien dormi ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir : café, thé ou chocolat ?

La spécialité du lieu était le chocolat chaud, mais il fallait être doté d’un solide estomac pour supporter un pareil breuvage alors que le soleil se faisait déjà très présent à cette heure du jour. Toutefois, comme la question avait été posée dans les règles, Le Bihan se devait d’y apporter, lui aussi, une réponse conforme aux usages. Mais cette fois, il y joignit une autre question.

— Un café, très volontiers, Madame Lebrun. Dites-moi, puis-je vous demander quelque chose ? Mais je vous préviens, c’est assez délicat.

— Faites donc ! lui répondit-elle, non sans laisser apparaître une lueur de reproche préalable dans le regard.

— Pensez-vous qu’il soit possible que quelqu’un venant de l’extérieur se soit introduit dans ma chambre hier ?

— Pardon ? manqua-t-elle de s’étrangler. Que voulez-vous me dire ? On vous a volé quelque chose ?

— Non, se défendit-il en essayant de calmer l’indignation de la patronne. J’ai simplement constaté que... des objets avaient bougé, voilà tout !

— Encore heureux, lâcha la patronne d’un ton plus sec que l’extrémité des croûtes de ses baguettes. Vous êtes dans une maison bien tenue et une des tâches de notre femme de chambre consiste précisément à ranger les chambres des clients. Et croyez-moi, c’est parfois bien nécessaire !

Sur ces paroles peu amènes, la patronne s’en retourna dans la cuisine pour aller chercher le café. Le Bihan regarda autour de lui pour vérifier si les pensionnaires de l’hôtel avaient suivi la conversation. Non pas qu’il en fût gêné, au contraire, il se dit que le message pouvait très bien avoir été porté par l’un d’entre eux. Et si la jeune fille à lunettes de bibliothécaire était la fameuse Philippa ? Peut-être aussi que l’amateur compulsif de confiture était son messager. Et cette Anglaise trop polie pour ne rien avoir à se reprocher ? Mon Dieu, comme toute cette histoire commençait à l’exciter. Le Bihan avait l’impression de se retrouver dans un roman policier d’Agatha Christie et s’amusa un moment à deviner qui pouvait avoir intérêt à l’éliminer dans cette assemblée trop sage pour être totalement honnête.

Une fois son café avalé, il monta dans sa chambre prendre le livre sur les Cathares, son indispensable crayon et quitta l’hôtel sans que la patronne le gratifie de son coutumier « Bonne journée, Monsieur Le Bihan ». Aucun doute n’était plus permis, il l’avait vraiment vexée. L’historien parcourut les quelques mètres qui séparaient l’hôtel de la Source du bar-tabac et constata avec plaisir que Mireille finissait d’installer les tables de la terrasse. Sa patronne, toujours aussi blonde et impérieuse, surveillait les opérations comme s’il s’agissait de placer stratégiquement les troupes de l’empereur à Waterloo. Elle lui demanda d’aligner correctement les chaises et de sortir deux parasols, car la journée promettait d’être chaude. Le Bihan décida qu’il serait aujourd’hui le premier client. Le breuvage brunâtre de l’hôtel avait la fâcheuse particularité de lui rappeler la guerre tandis que le café que lui servait Mireille était le seul capable de lui faire commencer correctement une journée. La jeune femme lui apporta une tasse qu’elle posa un peu brutalement sur la table. Un peu de café jaillit hors de la tasse et vint s’échouer dans la sous-tasse. Le Bihan se dit que c’était toujours un peu du divin nectar de perdu, mais il n’en tint pas rigueur à Mireille qui portait aujourd’hui une jolie petite robe rose sous son tablier blanc décoré de petites dentelles autour du col. Le Bihan voulait lui parler. Il avait même préparé plusieurs sujets pour entamer la conversation : d’où venait-elle ? Se plaisait-elle à Ussat ? Le travail n’était-il pas trop dur avec une telle patronne ? Mais tout à sa contemplation de la serveuse, le jeune homme ne parvenait à formuler aucune de ses interrogations pourtant très légitimes.

À peine Mireille s’était-elle éloignée, il venait de porter la tasse à ses lèvres quand un homme passa rapidement devant sa table. Il laissa maladroitement tomber son journal à terre, juste devant les pieds de Le Bihan. Le promeneur se baissa pour le ramasser et, en se relevant, il lui murmura à l’oreille :

— Dans une demi-heure, derrière les thermes.