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— Tu n’as qu’à lui dire que des circonstances familiales imprévues me retiennent ici pour quelques jours supplémentaires !

Alors qu’il n’arrivait pas à trouver le sommeil, Le Bihan avait longuement réfléchi pour inventer un bon prétexte, mais il n’avait rien trouvé de très crédible. Non sans lâcheté, il avait décidé de confier cette mission de confiance à son ami Joyeux. Mais à en juger par sa réaction, celui-ci ne semblait pas près de se laisser convaincre.

— Bravo ! s’exclama Joyeux. Je t’ai connu plus imaginatif. Tu n’as rien trouvé de mieux ? Un chevalier du Moyen Âge t’a enlevé ? Tu es retenu en otage dans un donjon ? Qu’est-ce que tu en dis ? Ça aurait plus de panache, non ?

— Écoute, Michel, insista Le Bihan en baissant la voix. J’ai conscience d’abuser, mais tu dois me croire, c’est très important. Il faut aussi que je te dise où je suis. Si quelque chose devait m’arriver, tu pourras me retrouver ou donner l’alerte.

— C’est la meilleure ! Maintenant, Monsieur me la joue dramatique. Écoute, si tu as rencontré une fille et que tu veux prolonger tes vacances, grand bien te fasse. Mais ne compte pas sur moi pour prendre ta défense auprès du proviseur !

— Joyeux, fais-moi confiance. Je te le demande comme un service que l’on rend à un ami. Je peux compter sur toi ?

Le Bihan s’était montré convaincant. Le long silence qui suivit la question prit des allures de « oui ».

— Combien de temps comptes-tu rester là-bas ? finit par demander Joyeux.

— Je pense qu’une semaine devrait suffire pour régler mes problèmes. Je te revaudrai ça, Michel. Tu es un vrai frère pour moi.

— Ouais, marmonna son ami, je suis surtout un grand naïf dont tu te sers quand cela t’arrange.

Le Bihan raccrocha le téléphone qui était posé sur une petite table, à côté du comptoir de la réception. Comme tous les jours à la même heure, la patronne était plongée dans son calendrier des réservations. Elle semblait avoir attentivement écouté la conversation de son client.

— Pardonnez ma curiosité, commença Madame Lebrun, mais je n’ai pu m’empêcher d’écouter la fin de votre conversation. Vous comptez prolonger votre séjour dans notre région ?

— Oui, répondit Le Bihan, je voulais justement vous en parler...

— Je suis désolée, l’interrompit la patronne. Mais je crains qu’il ne vous soit impossible de rester ici. Nous sommes complets à partir de demain.

— Mais, s’étonna l’historien, je ne pensais pas qu’il y avait autant de monde. La chambre à côté de la mienne, la numéro 6, elle est vide, non ?

— Vous savez comment ça va, poursuivit la patronne en replongeant le nez dans son calendrier. Les semaines se suivent et ne se ressemblent pas dans le tourisme.

— Vous connaissez un autre hôtel où je pourrais trouver une chambre ?

— Sur Ussat, ce sera impossible. Tout est complet !

De toute évidence, la gentille Madame Lebrun qui, une semaine plus tôt, lui louait la meilleure chambre de son établissement avait changé de visage. Le Bihan se dit que cette volte-face devait être liée à la discussion du matin au sujet des affaires qui avaient été dérangées dans sa chambre. Il jugea qu’il ne servait à rien de continuer à argumenter et qu’il valait mieux aller consulter un annuaire téléphonique à la poste pour trouver une chambre dans la région. De mauvaise humeur, il quitta l’hôtel de la Source et s’engagea sur la rue qui menait au bar-tabac. Mireille s’activait à frotter les tables de la terrasse quand elle le vit arriver. Elle abandonna son service et courut à sa rencontre.

— Alors, lui lança-t-elle sur un ton enjoué. La mère Lebrun, elle vous a viré ?

— Euh... dit Le Bihan qui ne s’attendait pas à une pareille entrée en matière. Non, elle m’a dit qu’elle n’avait plus de chambre.

— La bonne blague, ricana Mireille. Tous pareils dans ce bled pourri ! Je les écoute, vous savez. Ils trouvent que vous posez trop de questions. Alors, ils préfèrent vous ficher dehors pour avoir la paix. Les lâches ! Je me demande parfois s’ils ont assez de cran pour se regarder dans le miroir.

Pendant que la jeune femme lui parlait, Le Bihan l’observait et se disait que la colère lui allait bien. Elle lui donnait davantage d’intensité dans le regard et révélait ses jolies dents blanches qu’elle dévoilait rarement.

— Tenez, dit-elle, en lui tendant un petit papier. C’est le numéro de téléphone d’un chic type, Georges Chenal. Il possède une pension de famille pas très loin d’ici, à Saint-Paul-de-Jarrat. En attrapant le train de 17 h 25 et puis un taxi, vous pourrez encore y aller ce soir. Et comme ça, vous ne serez pas trop loin d’Ussat !

— Pourquoi faites-vous cela pour moi ? lui demanda-t-il avec étonnement. On se connaît à peine.

— Je ne le fais pas pour vous, corrigea-t-elle. Je le fais contre eux. Nuance ! Allez, je retourne travailler sinon la sorcière blonde va encore gueuler. Celle-là n’a pas dû s’embêter pendant la guerre.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Vous alors ! s’exclama-t-elle. C’est vrai que vous posez beaucoup de questions, mais vous ne trouvez pas les réponses ! Toute la ville sait qu’elle a travaillé pour le Chleu à l’hôtel des Marronniers avant-guerre. On raconte même qu’elle couchait avec le patron pour arrondir ses fins de mois.

— Mireille ! cria une voix depuis la porte du bar-tabac.

— Vous voyez ? Éva Braun ne peut pas se passer de moi. Allez, dépêchez-vous, sinon vous allez louper votre train.

Le Bihan retourna à l’hôtel pour boucler sa valise et régler sa note. Il songea à Otto Rahn qui, au fil des jours, cessait de n’être qu’une simple photographie d’avant-guerre pour devenir un homme. Il commençait à l’envisager sous un jour nouveau, d’autant plus qu’il connaissait à présent quelqu’un qui avait travaillé pour lui. Mais il restait à la faire parler...