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À deux reprises, Mireille avait déjà repris des pommes de terre sautées. De toute évidence, elle n’était pas le genre de fille à bouder le plaisir lorsqu’il se présente. De son côté, Le Bihan mangeait plus lentement que d’habitude. Il prenait plaisir à la regarder jeter en bouche de petits morceaux de côte de boeuf. À peine en avait-elle avalé un qu’elle s’emparait déjà du suivant avec l’agilité du fauve qui bondit sur sa proie. Mireille mangeait. Le Bihan observait. Il détaillait chaque étape de la mastication de la carnassière comme un zoologiste étudie une espèce sauvage dans son milieu naturel. Mireille profitait. Le Bihan s’étonnait. Combien de fois l’avait-il vue au bar-tabac d’Ussat-les-Bains ? Peut-être seulement à quatre ou cinq reprises. Et pourtant, il avait l’impression qu’ils partageaient déjà une longue histoire et que celle-ci leur avait procuré une grande complicité. Mireille se resservait. Le Bihan espérait. Il souhaitait que son regard quitte enfin cette satanée trinité de boeuf, de pommes de terre et d’oignons pour se porter sur lui. Mais l’instinct de survie lié au plaisir de la nourriture était bel et bien le plus fort.

— Vous pensez que ce serait abuser que de demander encore un peu de vin ? demanda-t-elle sans douter de la réponse.

Le Bihan sourit. Il s’était trompé. Il n’y avait pas que la nourriture qui comptait pour Mireille. Les grands fauves doivent aussi venir se désaltérer au point d’eau avant de repartir pour de nouvelles chasses. Mais il n’eut même pas le temps de répondre. Déjà, Chenal surgissait avec une nouvelle bouteille de Gaillac.

— Allez, celle-là est pour la maison, s’exclama l’hôtelier en souriant. Ce n’est pas tous les jours que nous avons une cliente qui fait à ce point honneur à notre cuisine !

— Vous savez, répondit Mireille en continuant à mâcher son morceau de viande, je suis incapable de cuire un oeuf sans le brûler, mais je sais apprécier les bonnes choses. Et votre bidoche passe plutôt bien !

— Mireille n’a pas sa pareille pour trousser un compliment, sourit Le Bihan.

Chenal partit d’un grand éclat de rire et retourna vers la cuisine. Pendant que Mireille buvait son verre de vin, Le Bihan se dit que le moment était bien choisi pour essayer d’en savoir un peu plus sur son compte.

— Mais dites-moi, que faites-vous ici ? J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas de la région.

— Disons que je me promène, répondit-elle. En fait, je m’arrête quand je trouve du boulot et un patron potables. Et par les temps qui courent, ça n’est pas toujours facile !

— La patronne du bar-tabac, elle n’est pas potable ? demanda Le Bihan.

— La vieille chouette ? ricana Mireille en continuant à manger. Elle a manqué de peu d’être tondue à la fin de la guerre. Depuis, elle veut le faire payer à tout le pays !

— Parce qu’elle a travaillé chez l’Allemand ?

— Ouais. Mais si vous voulez mon avis, c’est une drôle d’histoire ! On raconte qu’elle s’y connaissait autant en hôtellerie que moi en littérature ! Pour ce qui est du Chleu, il n’avait pas l’air d’être très connaisseur en matière de petites pépés, si vous voyez ce que je veux dire.

— Euh, non, répondit Le Bihan. Expliquez-moi ce que vous voulez me faire comprendre.

— Oh, moi, ce que j’en sais, c’est ce qu’on raconte dans le pays ! Disons qu’il courait plutôt l’étalon que la jument. Mais bon, j’étais pas là pour voir !

— Ah, réfléchit Le Bihan. Mais quel est le rapport avec votre patronne ?

— C’est bien ça le problème ! On raconte qu’elle a eu une relation avec Rahn ; sinon, je ne vois pas pourquoi il l’aurait gardée ! Elle n’en touchait pas une et elle faisait même fuir les clients avec son sale caractère et ses manières vulgaires.

Le Bihan se dit un instant que cette affirmation prenait un sel particulier dans la bouche de Mireille qui était loin d’être un modèle de raffinement. Mais il ne releva pas et la laissa continuer.

— Alors, elle devait bien lui faire des petites choses agréables pour qu’il la garde, non ?

— Oui, assurément, répondit Le Bihan qui ne pouvait opposer aucun argument à cette logique implacable. Mais alors, pourquoi est-elle restée dans la région ?

— Il paraît qu’elle est partie après la faillite du Boche. Elle a trouvé du boulot sur la côte et puis on sait pas trop ce qu’elle a fait pendant la guerre. Vous savez, ils sont nombreux ceux dont on ne sait pas très bien ce qu’ils ont trafiqué à cette époque.

— Vous lui en avez déjà parlé ?

— Vous êtes un comique, vous ! Parler avec elle ? Elle me donne des ordres, j’exécute et puis elle m’enguirlande quand même. C’est comme ça que ça se passe ! Mais je ne vais pas faire de vieux os dans ce bled pourri, ça, je vous le promets !

— Mireille...

Le ton qu’avait utilisé Le Bihan pour prononcer son prénom était différent. Il y avait mis de la douceur et même une certaine forme de chaleur.

— Pourquoi m’avez-vous aidé à trouver cet hôtel ? poursuivit-il. Pas seulement pour faire la nique à votre patronne ?

Mireille le regarda un instant avant de se resservir un verre de vin. Pour une fois, elle ne réussit pas à lui répondre. La preuve était faite : la jeune femme n’avait pas réponse à tout, il lui arrivait aussi de ne pas trouver les mots justes. Pour Le Bihan, la tentation était grande de voir en ce silence un émoi partagé. Peut-être même une esquisse de sentiment révélé.

— Il faudra revenir faire un tour à Ussat un de ces jours ! Ça me change un peu de ces vieux curistes qui m’assomment avec leurs histoires de rhumatismes et leurs propositions graveleuses dès que mémère tourne la tête.

Le Bihan acquiesça. Mireille ne venait pas de lui faire une grande déclaration d’amour, mais dans sa bouche, ces quelques mots en prenaient presque la dimension.