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Le Bihan avait hésité avant de retourner au pied du pog de Montségur, mais il avait repris sa voiture dès l’après-midi pour en avoir le coeur net. Cette fois, il était bien décidé à révéler tout ce qu’il savait à la police. Mais pour parler de meurtre, il fallait un cadavre et une fois de plus, le corps avait disparu quand il était revenu à l’endroit où il l’avait découvert. Il chercha les balles qui avaient été tirées contre lui, mais il n’eut pas plus de chance. Il n’était pas étonné de ne rien retrouver. Ceux qui tiraient les fils de ce grand jeu de massacre n’avaient pas l’habitude de laisser de trace derrière eux. Et si tout cela était faux en définitive ? Comme une espèce de mise en scène atroce. Le jeune homme se passa la main sur le visage et ressentit une terrible impression de lassitude. Non, il n’avait pas rêvé. Il avait vu les corps, il avait senti l’odeur caractéristique de la mort. Mais s’il était si facile de tuer, pourquoi, lui, restait-il vivant ? Si les tueurs se révélaient aussi efficaces, pourquoi n’avaient-ils pas encore décidé de se débarrasser de lui ? Ou, plus précisément, pourquoi l’avaient-ils raté quand ils le pistaient au sommet du pog ? Alors qu’il retournait vers sa voiture, il revit le visage de son père. Une terrible pensée lui traversa l’esprit. Où pouvait bien être ce visage à l’heure qu’il était ? Et le corps avait-il été réuni à la tête ?

Il ouvrit la portière de la 2CV et se laissa tomber sur le siège en faisant geindre des amortisseurs déjà en petite forme.

— Roule !

En entendant cette voix féminine, le premier réflexe de Le Bihan fut de se retourner. Mais déjà la voix remettait cela, en criant cette fois.

— Roule, je te dis ! Vite !

Le Bihan n’en croyait pas ses oreilles. Cette voix, il avait cru ne plus jamais l’entendre.

— Mireille ? Mais comment m’as-tu retrouvé ? Ils t’ont laissée partir ?

— Ils ne m’ont jamais attrapée ! Mais tu vas te décider à rouler, oui ou non ? Je connais un lieu tranquille où nous pourrons discuter. J’ai beaucoup de choses à te dire.

Le jeune homme était tellement heureux d’entendre Mireille qu’il avait instantanément oublié toutes ses idées noires. Il jeta un coup d’oeil dans le rétroviseur et revit avec bonheur les longs cheveux noirs de la disparue à peine retrouvée. Il la trouvait belle. Depuis le premier jour, il l’avait toujours trouvée belle. Cette fois, il avait envie de lui dire, tout simplement.

— Prends la première à droite ! commandait Mireille. Attention, c’est une petite route. Oui, c’est ici !

Au cours du trajet, la voiture changea encore souvent de direction, en fonction des injonctions de Mireille auxquelles Le Bihan obéissait sans discuter. Finalement, la 2CV entra dans une propriété qui semblait abandonnée.

— C’est ici ! Arrête-toi !

Le Bihan obéit et il alla garer la voiture le long d’un bâtiment en ruine qui avait dû être jadis une bergerie. Puis il sortit de la voiture et, en parfait gentleman, alla ouvrir la portière de Mireille. Elle sortit de la voiture avec une précipitation qui n’entamait en rien ni son charme ni sa beauté. Quand il la vit devant lui, Pierre ne réfléchit qu’un seul instant au geste qu’il brûlait d’accomplir. Cela faisait trop longtemps qu’il en avait envie. Il la prit contre lui, la serra fort et rapprocha son visage. Ses lèvres entreprirent alors de chercher les siennes. Mais elles n’y parvinrent pas. Au contraire, Mireille repoussa brusquement Le Bihan avec une expression de dégoût qui lui déplut. Il réagit de son côté avec la même violence.

— Et alors ? s’exclama-t-il. Ça ne va pas ? Je te dégoûte ? Je pensais que tu étais moins sauvage. En tout cas, si j’en crois ta réputation dans la région.

— Je t’en prie, lui répondit-elle en essayant de se montrer plus douce. Ne rends pas les choses plus compliquées. Laisse-moi d’abord t’expliquer.

L’historien la regarda avec colère. Il ne répondit rien et préféra la laisser continuer. Ce qu’elle avait à dire semblait lui coûter beaucoup d’efforts. Elle inspira profondément avant de se lancer comme un enfant qui craint de se jeter dans la grande profondeur d’un bassin de natation.

— Pierre, je t’aime beaucoup. Pour être franche, c’est même davantage que cela. Je crois que je t’ai aimé tout court, même si je ne m’en étais pas aperçue. Mais ce n’est plus possible...

— Ah, ne put-il pas s’empêcher de répondre. J’aimerais bien savoir pourquoi !

— Maurice n’était pas seulement ton père.

— Là, je suis d’accord avec toi. C’était aussi un voleur, un menteur et un lâche.

Mireille ne releva pas. Elle poursuivit :

— Il était aussi mon père.

— Pardon ? dit Le Bihan qui pensa ne pas avoir bien entendu.

— Je suis la fille que lui a donnée Eugénie. Tu sais, le grand amour de sa vie.

— Euh, oui... Enfin, non. Mais je...

Mireille regarda un instant Pierre. Elle savait que toute cette histoire allait être difficile à accepter.

— Je sais qu’il vous a fait souffrir, toi et ta mère, poursuivit-elle. Mais si cela peut te rassurer, il n’a pas mieux agi avec nous. Il a fini par abandonner ma mère qui n’avait pas assez d’argent pour s’occuper de moi. Il est parti, comme ça, du jour au lendemain, sans rien nous dire. Ma pauvre mère en était toujours aussi folle. C’est bien simple, elle n’arrivait même pas à lui en vouloir ! Alors, elle s’est laissée aller.

Mireille baissa les yeux un instant. Il lui était pénible de réveiller ces souvenirs.

— Elle ne s’est jamais vraiment occupée de moi : Elle a commencé à boire, elle en voulait à la terre entière. À la fin, j’étais obligée de mendier de la nourriture chez les voisins de l’immeuble. Elle ne quittait plus son lit et, un jour, elle a été dénoncée à la police. Quand elle a appris qu’ils arrivaient, elle a préféré se jeter par la fenêtre plutôt que d’affronter la réalité en face.

— Mais, c’est horrible ! Et toi ? demanda Le Bihan. Qu’es-tu devenue ?

— Maurice est revenu de manière aussi inattendue qu’il était parti. Il m’a emmenée avec lui et je l’ai accompagné pendant les années qui ont suivi. J’ai tout connu : les combines, les petits boulots pas glorieux, les escroqueries, les cavales minables. Mais c’était mon père. Il s’occupait de moi.

Mireille avait prononcé ces paroles sans s’apercevoir du mal qu’elles pouvaient provoquer chez Pierre. Lui n’avait jamais pu compter sur son père. Et il l’avait retrouvé pour le perdre aussi vite qu’il était parti la première fois. En guise de souvenir, il n’avait qu’un seul déjeuner avec lui et un océan de reproches.

— Voilà, poursuivit-elle, un peu gênée. Alors, j’ai fini par m’en aller. Je voulais me débrouiller par moi-même et surtout ne plus rien lui devoir. De temps en temps, ma route croisait la sienne, mais je ne cherchais jamais à le revoir. Ce sont les hasards de la vie. Tiens, j’ignorais par exemple qu’il était revenu dans la région.

— Et pour moi, tu savais ?

— Non. Je ne savais même pas qu’il avait un fils. Maurice utilisait tellement d’identités que je ne me souvenais pas du nom de Le Bihan. Ce n’est qu’il y a trois jours qu’il m’a tout raconté et que j’ai appris que j’étais ta soeur.

Mireille avait lancé le mot comme s’il avait été naturel. Pourtant, elle ne l’avait encore jamais prononcé. Pierre le répéta dans son esprit. « Soeur », il avait une soeur. Il y avait quelques minutes de cela, il espérait avoir trouvé l’amour et voilà qu’il se retrouvait avec une soeur.

— Mais où t’es-tu cachée ? lui demanda-t-il.

— Ici. C’est plutôt tranquille, tu ne trouves pas ?

Le Bihan réfléchit avant de s’exclamer :

— Mais tu n’es pas Philippa ?

— Philippa ? Je ne connais pas de Philippa, s’exclama-t-elle. Je me suis cachée !

— Cachée de qui ? Et pourquoi ?

— Pierre, il se passe de drôles de choses dans la région. Bien plus terribles que ce que tu peux imaginer ! En fait, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai la certitude qu’ils se taisent.

— Ils se taisent ? Mais qui ?

— Plein de gens, répondit Mireille sur un ton mystérieux. Ils possèdent des secrets qu’ils ne veulent pas réveiller. Et la tondue n’est pas la seule à la boucler !

De toute évidence, Mireille avait encore un oeuf à peler avec son ex-patronne. Le Bihan ne releva pas, il avait encore d’autres choses à apprendre.

— Maurice, que t’a-t-il dit ? Tu as une idée de ceux qui l’ont tué ?

— Maurice m’a conseillé de ne pas me mêler de tout cela. Il m’a seulement révélé qu’il savait certaines choses que d’autres préféraient oublier, mais que cela pouvait l’aider dans ses affaires. C’est tout.

— Il savait des choses, réfléchit Le Bihan. Tu étais au courant des biens des Juifs qu’il aurait revendus ?

Mireille ne parut pas étonnée.

— Je te l’ai dit : il n’expliquait jamais clairement ses affaires, mais je savais qu’elles n’étaient pas toujours très propres. Alors, pour faire simple, disons que cela ne m’étonnerait pas !

La jeune femme se tut. Elle semblait fatiguée de lui avoir raconté tout cela. Le jeune homme regarda avec des yeux nouveaux la soeur qu’il venait de découvrir.

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

— Nous ? s’étonna Mireille. Toi, je n’en sais rien, mais moi, oui. Je vais me tailler ! Ici, le fond de l’air devient trop dangereux pour moi. Et si je pouvais te donner un conseil, ce serait de faire comme moi.

— Non.

— Pourquoi ? Toi aussi, tu es sur la piste d’un trésor ?

— Non, je suis sur les tracés d’un homme qui poursuivait son Graal. Tout le monde pense qu’il ne l’a jamais trouvé, mais moi j’ai la preuve qu’il l’a atteint. Ou en tout cas, qu’il était tout près du but.

— Tu parles de ton Boche ? Rahn le fêlé ?

Le Bihan regarda Mireille. Soeur ou pas soeur, il se sentait bien avec elle. Il devait la convaincre de ne pas quitter la région.