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Deux moines s’affairaient dans le jardin aux herbes aromatiques de l’abbaye. Ils soignaient les plans de menthe, de sauge, de mélisse et de thym avec la minutie de l’horloger qui entretient une mécanique ancienne. Quand ils virent passer le laïc à leur hauteur, ils le saluèrent silencieusement, d’une simple inclinaison de la tête, qu’il leur rendit respectueusement. L’homme se dirigea d’abord dans le conversorum, puis dans le refectorum mais sans trouver ce qu’il cherchait. Il jeta encore un coup d’oeil au scriptorium et finit par gagner le cloître. Cette partie de l’abbaye datait du douzième siècle et révélait la richesse passée de cette vénérable institution dont la fondation remontait à la fin du onzième siècle. À la grande époque, plus de trois cents frères convers vivaient et travaillaient dans ces murs. Aujourd’hui, l’abbaye n’était plus que le reflet de ce qu’elle avait été. Mais les délicates colonnettes de marbre coiffées de leurs chapiteaux sculptés en feuilles de lierre et de chêne rappelaient les fastes de jadis. L’homme jeta un coup d’oeil autour de lui et s’assura qu’aucun moine ne le voyait. Il courut au milieu du jardin planté de quelques cyprès et souleva une plaque de fonte brunâtre que l’on devinait à peine dans le sol. Il s’engouffra dans le trou et descendit les quelques marches en refermant vite la plaque.

— Bon Homme ? murmura-t-il en allumant sa torche.

— Oui, Parfait, je suis là !

L’homme était à genoux au fond de cette pièce basse de plafonds qui avait dû jadis faire office de citerne souterraine. Contre le mur étaient entreposés des caisses et de grands sacs de toile. Il se releva d’un coup, comme un enfant pris en flagrant délit de vol de confiture dans l’armoire familiale.

— Que fais-tu ici ?

— C’est que... répondit l’homme sans réussir à dissimuler son trouble. Je voulais prendre des étendards et...

— Pas de mensonge ! le coupa l’autre homme. Tu sais que nous devons éviter de venir dans cet endroit et surtout ne jamais y venir en journée. Aurais-tu oublié nos usages les plus élémentaires ?

— Non, Parfait. C’est que je voulais aller les porter sur le pog et...

Mais l’homme ne l’écoutait pas. Il dirigea son faisceau lumineux vers l’endroit où était agenouillé son compagnon, quelques instants plus tôt.

— Laisse-moi voir ! dit-il en s’approchant.

— Non ! s’exclama l’autre. Non, soyez un bon Parfait et ayez confiance. J’ai agi pour le bien de la communauté.

Déjà le Parfait avait commencé à remuer la terre encore fraîche à cet endroit de la citerne. L’autre ne savait comment réagir.

— Je vous en supplie ! Vous savez que j’agis toujours pour le bien de notre Ordre !

Comme il essayait de le convaincre, il l’avait saisi par l’épaule pour l’empêcher de continuer à creuser. L’autre se retourna, le poussa violemment en arrière au point de le faire trébucher, puis il sortit un revolver de sa poche intérieure.

— Ne bouge plus ! Sinon, je n’hésiterai pas à tirer. Et tant pis pour le bruit. Tu as compris ?

— Oui.

— Oui, qui ?

— Oui, Parfait, répondit-il en baissant la tête.

Il ne fallut pas longtemps pour que l’homme sente une forme sous ses doigts. Il continua à creuser et ses ongles vinrent s’immiscer dans de minces filaments dont certains étaient noués et collés sous l’effet de la terre encore humide. D’abord surpris, il tira sa découverte d’un coup franc hors de la terre. Le regard qui le fixait appartenait à une tête coupée.

— Tu es devenu fou ? s’exclama le Parfait. Ne s’agit-il pas du trafiquant d’art, ce sale fouineur de Maurice Le Bihan ?

— J’ai été obligé, se défendit-il avec conviction. C’était lui ou moi ! Ka..., je vous jure !

— Tais-toi, malheureux ! Tu es déterminé à bafouer toutes nos règles ?

— Excusez-moi, Parfait. Je me trouvais au pog et il s’était caché. Il devait m’espionner, j’en suis sûr ! Depuis que son fils est là, il fourre son nez partout. Il a dû flairer l’odeur de l’argent.

À mesure qu’il se défendait, le Bon Homme gagnait en assurance. Mais le Parfait n’en avait pas encore fini.

— Le corps ? demanda-t-il en rangeant son Luger dans sa poche.

— Je m’en suis débarrassé dans la forêt.

— Pourquoi lui as-tu coupé la tête ?

— Au cas où on pourrait l’identifier, j’ai pensé que cela serait préférable.

— Il n’y avait personne d’autre ?

— Non ! répondit-il peut-être un peu trop vite, mais le Parfait, absorbé dans ses réflexions, ne sembla pas s’en apercevoir.

— Tu sais qu’il y a déjà eu assez de morts sans compter ceux que nous devrons encore sacrifier. Peu m’importe le sort de ce curieux, mais je veux que son fils aille au bout de ce qu’il a entrepris. C’est pour cette raison que nous devons l’aider sans nous faire remarquer ! Compris ?

— Oui, Parfait. J’ai compris.

Le Parfait qui tenait toujours la tête de la main gauche la jeta à terre et puis se frotta les deux paumes l’une contre l’autre pour en éliminer le sang et la terre séchés.

— Vas-y, enterre-la. Les vers n’ont qu’à faire leur office !

— Oui, je vais le faire tout de suite.

— Et attention ! ajouta-t-il en le prenant par le col. N’oublie pas que tu ne peux rien me cacher. Si j’apprends que l’un d’entre vous oublie le bien de l’Ordre, je n’hésiterai pas à m’en séparer comme on le fait d’une tumeur infectant un corps sain. Compris ?

— Oui. Je vous le promets. Pardonnez-moi.

Le Bon Homme recommença alors à creuser son trou avec application. Quand il eut atteint une profondeur suffisante, il y déposa délicatement la tête en veillant à orienter les yeux vers la terre, conformément à une vieille superstition que lui avait transmise son père chasseur. Erwin se dit à ce moment précis qu’il avait bien joué. Entre Pierre Le Bihan et lui, c’était désormais une histoire personnelle et il pourrait bientôt finir ce qu’il avait commencé.