64.

« Et comme celui qui hors d’haleine, sorti de la mer au rivage, se retourne vers l’eau périlleuse et regarde, ainsi mon âme, qui fuyait encore, se retourna pour regarder le pas qui ne laissa jamais personne en vie. »

(DANTE, L’Enfer.)

Cassiopée jeta un dernier coup d’œil à Simon. Il dormait – ou donnait l’impression de dormir – au milieu des marais, sa visière ébréchée laissant pénétrer un peu de vase dans son casque. « Dors bien, Simon le Petit, Simon le Peu », lui souhaita Cassiopée. « Fais de beaux rêves… Offre-toi une vie dans laquelle tu m’as épousée et fait de beaux enfants. Une vie où Morgennes t’admire, où ton père et tes frères te respectent. Une vie où tu pars reconquérir Jérusalem, Crucifère au poing. Dors bien profondément et, surtout, ne te réveille jamais… »

Elle récupéra son armure, remit son casque et se dirigea à pas lents vers la sortie des marécages – et le pont de lianes.

« Vais je y trouver les soldats verts ? » se demanda-t-elle. Quand elle émergea des marais, abandonnant ce qui pour elle était un autre monde, elle ne vit personne. Au bas du précipice, le Nil grondait comme à l’accoutumée, et le pont de lianes se balançait tranquillement dans le vent. Le jour commençait dans la quiétude d’un soleil éclatant. Il y avait un peu de brume, et les arbres luisaient, paisibles. Le ciel, sans un nuage, était d’un bleu immaculé, bienveillant.

Cassiopée regarda de droite et de gauche, se demandant où son escorte était passée.

C’est alors qu’elle repéra un rond dans l’herbe. Quelqu’un avait allumé un feu de camp, quelques jours plus tôt. « Quelques jours ? » Cassiopée s’approcha du foyer pour en inspecter les contours. Apparemment, deux ou trois personnes avaient longtemps campé ici. L’herbe portait encore les traces de leurs corps, et un trou creusé dans la terre avait servi à recueillir leurs excréments.

« Je ne comprends pas. Qui a laissé ces traces ? Les soldats verts ? »

Tout à coup, la nature lui parut plus inhospitalière qu’au sortir des marais. Le grondement du Nil, les relents de pourriture et de mort émanant des marais, la rumeur de la forêt – de l’autre côté du gouffre. Tout cela conspirait contre elle, visait à la détruire.

Elle se sentit gagnée par un début de panique, puis se morigéna. « Allons », se dit-elle. « Il doit y avoir une explication… »

Se dirigeant vers le pont de lianes qui franchissait le précipice, elle repensa à son père. « C’est lui qui l’a construit », se dit-elle en attrapant l’une des lianes qui courait d’un bout à l’autre du gouffre. Pour elle, son père était un passeur. Un nocher. Un nautonier. Dans sa jeunesse, Morgennes avait bâti un pont de pierre permettant de franchir un fleuve qu’on disait sans amont ni aval. Peu avant de mourir, il avait fait pareil. C’était comme si la vie de Morgennes avait elle-même été un pont. Entre le passé et l’avenir. Entre ses propres parents et sa fille, Cassiopée.

« Ce que mon père a entrepris, je dois le continuer. » Elle eut alors la conviction que l’œuvre de son père s’inscrivait dans la continuité de celle de ses grands-parents. « Qui étaient-ils ? » se demanda-t-elle. « Qui pourra me renseigner ? »

Cassiopée s’engagea sur le pont de lianes. Chacun de ses pas le faisait craquer, et quand ses regards se portaient vers les eaux bouillonnantes du Nil, elle craignait d’y tomber. Elle s’accrocha aux lianes qui soutenaient le pont, déterminée à ne pas échouer, pas maintenant. « J’arrive, Emmanuel, j’arrive ! »

Quand elle eut franchi le Nil, elle se retrouva face à la jungle. Le passage qu’elle avait emprunté pour arriver jusqu’ici avait disparu. Partout, la nature avait repris au vide les territoires que Cassiopée, Emmanuel et Simon lui avaient arrachés à coups d’épée. « Où aller ? »

Une ombre passa sur son visage. Cassiopée leva les yeux, et vit – juste au-dessus d’elle – son oiselle, flottant majestueusement dans les cieux. Elle leva la main pour la saluer, et l’oiselle poussa un cri chaleureux. Puis se laissa choir telle une pierre vers Cassiopée, pour se poser sur son poing dressé.

— Je suis si heureuse de te revoir, dit-elle à Galline en lui caressant la tête. Tu m’as beaucoup manqué.

L’oiselle cligna des yeux, poussa un petit cri, puis ouvrit et referma ses serres sur le poing de Cassiopée – façon pour elle de lui dire qu’elle aussi était heureuse de la retrouver, et qu’elle avait eu très peur de ne jamais la revoir.

— On ne se quittera plus. C’est promis.

L’oiselle enfouit sa tête dans la poitrine de Cassiopée, et y resta sans bouger le temps de cinq ou six battements de cœur. Cassiopée en profita pour caresser ses plumes, en admirer une nouvelle fois le magnifique mélange de gris et de bleu. « Tu as maigri », constata-t-elle. « Depuis combien de temps m’attends-tu ? »

L’oiselle redressa la tête et se laissa tomber du poing de Cassiopée. Ailes déployées, elle s’éleva rapidement dans les airs, rappelée au ciel comme si un fil invisible l’y avait happée. Elle y décrivit plusieurs lents vols planés.

« Essaies-tu de me dire que cela fait plusieurs jours ? »

L’oiselle poussa un cri.

« Plusieurs semaines ? »

L’oiselle redescendit vers Cassiopée, puis remonta brusquement en direction de la forêt. De nouveau, le regard de Cassiopée se porta vers l’épaisse muraille végétale qui obstruait la jungle, et d’où seules émergeaient des touffeurs et des odeurs de verdure.

« Cela expliquerait pourquoi les soldats ne nous ont pas attendus. D’ailleurs, qui sait s’ils ne sont pas entrés dans les marais, eux aussi, pour nous y rechercher… »

Elle eut un instant la tentation de retourner à Noir Lac. « Seuls, sans armure, ils n’ont aucune chance… »

Mais si plusieurs journées – ou, pis, plusieurs semaines – s’étaient effectivement écoulées depuis qu’elle s’y était aventurée avec Simon, alors il n’y avait plus aucun espoir. Ils étaient morts. Ou transformés en arbres. « Dieu ait votre âme », pensa-t-elle. « Ou qui que ce soit qui règne sur ces marais. » Elle longea la forêt, à la recherche d’une trouée assez large pour lui permettre de passer. Elle marcha vers le nord, dans l’espoir d’atteindre la côte, mais se heurta rapidement à un mur de troncs et de lianes mêlés, apparemment infranchissable.

« Prisonnière… »

Revenant sur ses pas, à l’endroit du pont de lianes, elle se dit : « Décidément, ce n’est pas de chance. Mais chance ou pas, je dois retourner au camp ! »

Son cœur s’emballa à l’idée qu’Emmanuel était peut-être déjà mort. Elle devait absolument trouver un moyen de traverser la forêt. Hélas, elle n’avait plus Crucifère pour s’y frayer un chemin.

À bout de forces, ayant marché tout le jour, en quête d’une trouée qu’elle ne trouva jamais, elle se rendit aux ténèbres montantes. Elle s’allongea dans l’herbe en se demandant s’il fallait continuer vers le sud, ou refranchir le fleuve et pénétrer dans les marais. « La nuit porte conseil », se dit-elle avant de s’endormir, accablée de sommeil.

Le lendemain matin, elle fut réveillée par une caresse sur la joue.

— Emmanuel ?

— Cassiopée ?

Ce n’était pas Emmanuel. Ouvrant à demi les yeux, encore à moitié assoupie, Cassiopée reconnut le visage de Kunar Sell.

Le Danois lui souriait.

— Comment vous sentez-vous, ma dame ? s’enquit-il. Où est Emmanuel ?

Cette simple question suffit à la réveiller tout à fait. S’asseyant dans l’herbe, elle regarda autour d’elle. Une dizaine de soldats arborant les couleurs de Conrad de Montferrat l’entouraient. Ils étaient munis de haches – outils avec lesquels ils avaient certainement pratiqué l’immense plaie qu’elle voyait s’ouvrir dans la jungle.

— Hier, il n’y avait rien…

— Nous avons travaillé dur pour arriver jusqu’ici, dit Kunar Sell.

— Comment m’avez-vous retrouvée ?

Kunar Sell lui sourit et leva un doigt vers le ciel.

— Grâce à Dieu ? demanda-t-elle.

Un cri d’oiseau vint lui dire son erreur.

— Ah ! Je comprends. Je te demande pardon, Galline…

Cassiopée se releva, mais la tête lui tournait. Sentant la terre glisser sous ses pieds, elle se rattrapa à Kunar Sell.

— Vous me semblez bien faible, dit-il. Vous devriez vous allonger. Je vais demander à mes hommes de vous préparer un brouet. En attendant, avalez ça.

Il lui offrit un peu de pain, qu’elle accueillit avec joie. L’ayant englouti quasiment sans mâcher, elle se sentit ragaillardie.

— Pourquoi cette question à propos d’Emmanuel ? demanda-t-elle. D’ailleurs, et vous ? D’où venez-vous ? Qui sont ces hommes ?

— Ces hommes font partie des secours que je suis allé chercher. Vous ne vous rappelez pas ?

— Non.

— Il y a plus d’un mois, quand Emmanuel et vous êtes partis dans la jungle…

— Oui. Je m’en souviens fort bien…

— Le camp a été attaqué. J’ai fait de mon mieux pour défendre le fortin, mais l’adversaire était trop fort.

— Je sais. Les marins survivants me l’ont dit. Mais pourquoi dites-vous « il y a plus d’un mois » ?

— Parce que c’était il y a plus d’un mois, Cassiopée.

Elle ouvrit de grands yeux, et Kunar Sell lui raconta comment, profitant d’un moment d’inattention chez l’ennemi, il avait gagné l’océan pour aller chercher des secours. Après avoir nagé des journées entières, dérivant la nuit au gré des courants qui le portaient vers le nord, il avait eu la chance d’être recueilli par des pêcheurs, fort étonnés de le trouver dans leurs filets. S’étant entendu avec eux, les marins l’avaient débarqué sur la rive orientale de Bab el-Mandeb, d’où il avait rallié un village côtier.

— Là, j’ai emprunté un cheval à un fermier et galopé à toute allure vers Tyr. Je voyageais de nuit et me reposais la journée, pour éviter les patrouilles sarrasines…

Mais heureusement, comme c’était encore l’hiver, la plupart des musulmans étaient dans leurs foyers, auprès de leur famille. Une fois à Tyr, Kunar Sell avait eu d’autant moins de mal à convaincre le marquis de Montferrat d’armer un équipage de secours que Tommaso Chefalitione et La Stella di Dio étaient de retour.

— Avec Josias de Tyr et Richard d’Angleterre.

— Josias a réussi ? Ils sont enfin venus ! s’exclama Cassiopée.

— Les rois ont débarqué à Acre en avril dernier. La reconquête de Jérusalem n’est plus qu’une question de semaines…

Un beau sourire éclaira le visage de Cassiopée : cela lui faciliterait la tâche.

— Chefalitione nous a conduits jusqu’ici, Josias et moi. À bord d’une felouque lourdement armée. Nous avons navigué aussi vite que possible. Hélas…

Son visage s’assombrit, et il baissa la tête, avant de reprendre :

— En arrivant au camp, je ne trouvai plus que cendres. Les troupes du Chevalier Vert ont dû partir peu avant notre arrivée…

Sa voix flotta un instant, comme répugnant à lui annoncer quelque terrible nouvelle.

— Y a-t-il des survivants ?

Kunar secoua la tête d’un air désolé.

— Hélas, trois fois hélas, dit-il en se frottant les mains. Nous avons même découvert des cadavres si mutilés, dans une fosse, que nous n’avons eu d’autre choix que de la remplir de sable et d’y planter une croix.

— Et Emmanuel ? s’écria Cassiopée.

Kunar la regarda, une lueur d’espoir dans les yeux :

— Emmanuel ? Mais, justement, je croyais qu’il était avec vous. Quand le camp a été attaqué, vous étiez partis tous les deux explorer la forêt.

— Alors, tout n’est pas perdu. Seulement, dit-elle en se relevant, il n’y a pas un instant à perdre.

Quand ils sortirent de la jungle, laissant derrière eux des millions d’arbres massifs, dernières sentinelles d’une nature hostile, ils débouchèrent sur la petite plage où ils avaient débarqué un mois auparavant. Le camp des soldats verts avait été levé, et seule une croix de bois sur un monticule de sable témoignait de leur passage. Chefalitione et Josias de Tyr se tenaient justement à côté. Ils se retournèrent en voyant arriver Cassiopée, lui adressant des sourires où se mêlaient la tristesse et la joie.