35.

« Sous ce noble et beau sycomore, planté du temps d’Abel, jaillissait une source au débit rapide. »

(CHRÉTIEN DE TROYES,

Lancelot ou le Chevalier à la Charrette.)

Depuis sa chute dans le fleuve, combien de semaines, combien de mois s’étaient-ils écoulés ? Emmanuel n’en savait rien. Étant resté longtemps inconscient, il avait perdu toute notion du temps. Le plus souvent, il délirait. Croyait se trouver en Enfer ou au Paradis. Parfois, quand il surprenait l’Emmurée en train de se débarrasser, à l’aide d’un couteau, des vers qui lui couraient sur la langue, il était persuadé d’être chez Lucifer.

Jusqu’à ce que Guillaume de Tyr lui dise :

— En même temps qu’il la gratifiait de son don de voyance, Dieu l’a punie en lui emplissant la bouche d’asticots.

— Mais pourquoi ?

— Sans doute pour la contraindre à ne pas trop parler, bruissa le vieil arbre. Chacune de ses paroles lui vaut de nouveaux asticots. Ce qui explique qu’elle choisisse ses mots, et ses interlocuteurs, avec soin…

— Maintenant que je suis guéri, je dois retourner au Krak.

— Mais oui, preux chevalier.

Emmanuel regarda le vieil arbre, et crut voir un sourire entre ses branches.

— Vous riez ?

— Je ris, oui. Parce que tu ne fais pas assez confiance à Dieu.

— C’est-à-dire ?

— Si tu es ici plutôt qu’au Krak, c’est pour une bonne raison. Une raison connue de Dieu et de lui seul. Toi, certainement, tu te dis : « C’est une catastrophe. Je n’étais pas au Krak et il a pu leur arriver malheur… »

— Oui. Mais je ne vois pas ce que cela a de risible.

— Ce n’est pas drôle, mais ça me fait sourire. Parce que je sais, moi, que si tu es tombé dans ce fleuve, c’est grâce à Dieu – ou à cause de lui.

— J’y ai poussé mon cheval, car ma mort m’appartient !

Cette fois, il en eut la certitude : le vieil arbre n’était plus qu’un sourire.

Un jour – ou était-ce une nuit ? – Emmanuel décida de partir.

— Il est temps, dit-il à Guillaume et à l’Emmurée.

Celle-ci gémit. L’ancien archevêque de Tyr se contenta d’acquiescer :

— En effet, frère Emmanuel. Il est temps.

— Je ne vous remercierai jamais assez pour tout ce que vous avez fait. Vous m’avez sauvé la vie.

— C’est Dieu qui t’a sauvé la vie, répondit le vieil arbre. Après avoir revêtu son gambeson de cuir, mais abandonné sa cotte de mailles – trop lourde et surtout complètement rouillée –, Emmanuel alla serrer l’Emmurée dans ses bras et saluer le vieil arbre.

— Adieu, leur dit-il. Peut-être nous reverrons-nous…

Le vieil arbre frémit des racines jusqu’au faîte, et lui expliqua que, de même que tous les arbres étaient un peu en lui, il était un peu dans tous les arbres.

— Alors j’aurai de tes nouvelles, c’est certain… Si tu veux me faire plaisir, respecte-moi. Plante un gland de temps en temps, si tu en as l’occasion. Ne nous coupe pas inutilement, et viens t’asseoir sur nos branches. Je serai content…

— C’est promis.

Il posa la main sur le tronc du vieil arbre, et l’y laissa appuyée, suffisamment longtemps pour que les nœuds du sycomore s’impriment sur sa paume.

Puis, sans un regard en arrière, il se dirigea vers le fleuve al-Assi, dont il remonta le cours – comme Morgennes et ses amis un an auparavant. Il se demanda si le monde tel qu’il l’avait connu existait encore. « Et Châtillon ? Est-il encore en vie ? Et ce jeune Templier qui sonnait du cor ? » Emmanuel s’essuya le front. Il commençait à faire de plus en plus chaud. Sous l’effet de la chaleur, même l’eau paraissait engourdie.

Le chemin qu’il suivait étant plongé dans l’obscurité, il devait garder la main sur le mur de droite et faire attention à ne pas glisser dans l’eau. « Les nymphes ne me sauveront pas deux fois », songea-t-il. Par endroits, le plafond était si bas qu’il devait se courber pour continuer à avancer. Il pensa alors au chef des Assassins, qui avait établi sa forteresse au creux d’une montagne. On racontait qu’il y avait fait forer des souterrains si profonds qu’il était tombé sur le feu originel – celui dont les djinns eux-mêmes étaient issus. On racontait aussi qu’il avait scellé un pacte avec ces forces élémentaires. En échange d’offrandes quotidiennes de sang humain, les djinns avaient creusé la pierre avec leurs propres mains incandescentes, allant jusqu’à Damas. Et même beaucoup plus loin…

Il s’épongea le front une nouvelle fois, et s’arrêta pour écouter. N’avait-il pas entendu comme le souffle d’une forge ? Non. Ce devait être le vent…

Pour se donner du courage, il murmura un Ave Maria et poursuivit sa marche. Enfin, après une longue progression avec pour seul guide le clapotis de l’onde, il perçut sur le plafond de son tunnel quelques reflets ambrés, et arriva bientôt en vue d’une béance ouverte dans la roche.

— De la lumière, enfin !

On aurait dit que le soleil avait glissé un œil dans le souterrain pour observer l’étrange créature qui marchait vers lui : un homme à la barbe et à la chevelure ébouriffées.

Se protégeant les yeux de la main, Emmanuel huma la chaude odeur du désert, se demandant s’il parviendrait à rejoindre un jour – au mieux, ses frères hospitaliers au pis les Sarrasins.

Sa curiosité rassasiée, le soleil reprit son ascension et laissa Emmanuel au milieu du néant. Car à l’extérieur du souterrain dont il venait d’émerger, ce n’était que sable, sable et sable, à perte de vue. « Décidément, se dit-il, ce n’est pas de chance. Survivre à une chute impressionnante, passer je ne sais combien de temps à me remettre de mes blessures dans une grotte, avec un arbre et une prophétesse pour toute compagnie, tout ça pour me retrouver seul au milieu de nulle part… »

Cette situation lui rappela la fois où il était parti à la rencontre du convoi transportant la rançon de la Vraie Croix, et où il avait dû s’orienter dans une région qu’il ne connaissait pas. « Quand on n’a pas le choix de sa vie, autant choisir sa mort », s’était-il dit alors.

— Mort pour mort, s’écria-t-il en reprenant à son compte la devise de Morgennes, autant se battre et aller jusqu’au bout !

Curieusement, Emmanuel ne s’était jamais senti aussi fort ni aussi vivant de toute son existence… Il survivrait. Il en avait la conviction. Guillaume de Tyr avait raison : si Dieu l’avait épargné, c’est qu’il y avait une raison.

« Hé toi, dit-il mentalement au soleil. Tu ne pourrais pas m’adresser un signe ? Me donner un petit coup de main ? » Les yeux levés vers le ciel, une main sur le front, Emmanuel guetta un mouvement. Rien. « Où aller ? » Pour se guider, il pensait se fier au soleil, et donc se rendre soit dans sa direction, soit dans la direction opposée. En marchant vers l’ouest, il finirait par atteindre le djebel Ansariya, ses Assassins et – s’il avait de la chance – le Krak des Chevaliers. Tandis qu’à l’est, c’était encore le désert, le désert, puis la Mésopotamie, la Perse et la nuit.

« Allons vers le Krak », se dit Emmanuel.

Après avoir longuement cheminé, dans un sable si fin qu’il s’y enfonçait jusqu’aux mollets, vint un moment où il se retrouva à bout de forces. Il s’assit pour se reposer, prit sa gourde et la porta à sa bouche… Elle était vide. Cette fois, c’était la fin.

« C’est trop bête. » Il se rappela l’époque où il avait accompagné Guillaume de Tyr et Baudouin IV dans le désert du Robat el-Khaliyeh, et où il avait déjà cru mourir. « On n’échappe pas deux fois au désert… »

Il s’allongea, et ferma les yeux. « Je puis au moins mourir en paix. Peut-être. » Il entama alors un énième Ave Maria, pour confier son âme à sa Dame. « Ave, Maria, gratia plena : Dominus tecum ; benedicta tu in mulieribus… » Le bien-être l’envahit, comme une onde de fraîcheur.

« Une onde de fraîcheur ? »

Emmanuel rouvrit les yeux, et s’aperçut qu’il se trouvait effectivement dans l’ombre d’un… Il n’arrivait pas à définir ce que c’était. On aurait dit un homme, mais en beaucoup plus grand. « Un géant ? »

D’un coup, il bondit sur ses jambes et remua les bras en direction de l’ombre.

— Hé ho !

Oui. C’était bien un homme, mais qui ne l’avait pas remarqué – et venait vers lui à toute allure. « Quel démon est-ce là ? » se demanda Emmanuel. « Ai-je eu raison de lui signaler ma présence ? Ou est-ce un ange, descendu de son nuage pour me porter secours ? »

Il continuait d’observer l’étrange individu qui avançait à pas de géant. « Alors ? » se demanda Emmanuel. « Ange ou démon ? » Optant pour un dénouement heureux, il choisit de se porter à la rencontre du mystérieux voyageur, qui grandissait au fur et à mesure qu’il approchait. Et se rendit bientôt compte que chacun de ses pas en valait au moins cent d’un être humain normalement constitué.

« C’est bien un homme. De grande taille, certes, mais un homme quand même. Où court-il ainsi ? »

Il avait à peine terminé de se poser la question que l’inconnu l’enjamba aussi facilement que s’il avait été un brin d’herbe, et poursuivit sa folle course vers l’orient.

— Hé ! Vous ! Messire Vite, par ici !

L’avait-il entendu ? Apparemment pas, car l’étrange individu rétrécissait déjà à l’horizon.

— C’est bien ma chance. Une chance sur des milliers de croiser quelqu’un, et il faut qu’il soit sourd…

Il repartait vers l’ouest, dans la direction de ce qu’il supposait être celle du Krak des Chevaliers, lorsqu’une voix gronda dans son dos :

— Comment m’avez-vous appelé ?

Emmanuel se retourna. Il faisait face à un homme bâti comme une montagne, large d’épaules, grande barbe, et qui le dévisageait d’un air inquisiteur, les bras croisés sur la poitrine.

— Messire Vite, car vous allez à grands pas !

— Si fait. C’est que je suis pressé – quoique fort fatigué.

— Alors, messire est trop aimable de s’arrêter pour deviser.

— Je ne vais pas causer longtemps, je suis déjà fort en retard. Mais dites-moi cependant : que faites-vous en ces parages ?

— Je suis perdu.

— Voulez-vous que je vous dépose quelque part ?

Emmanuel réfléchit rapidement, et tendit le doigt vers le couchant.

— Je vais par là.

— Et moi par là-bas, dit le géant en indiquant le côté opposé.

Emmanuel n’hésita pas un seul instant.

— Alors moi aussi, si ça ne vous dérange pas.

— Que nenni.

Sans un mot de plus, le géant le souleva et le colla sur sa poitrine, où Emmanuel entendit les « boum, boum » du cœur du géant, qui battait tel un tambour militaire.

— Puisse savoir où vous m’emmenez ?

— En Enfer, répondit Gargano.