28.

« Aux confins de la Perse, devers la Tramontane, il y a une grandissime plaine où se trouve l’Arbre Seul, que les Chrétiens nomment l’Arbre Sec. »

(MARCO POLO,

Le Devisement du monde.)

Le signe qu’espérait Cassiopée se présenta un jour – ou une nuit – sous la forme d’un arbre. Un arbre comme Simon et elle n’en avaient jamais vu, même à l’oasis des Moniales.

C’était un arbre à la fois blanc et noir, et dont les feuilles, sous l’effet du vent, s’agitaient si rapidement qu’il paraissait gris. Quant à ses fruits, ils ressemblaient à des boules de brouillard.

— Quel drôle d’arbre, dit simplement Cassiopée.

Tout d’abord, ils crurent qu’il serait facile de l’atteindre. Mais au bout de deux repas – c’était désormais leur façon de compter le passage du temps –, ils déchantèrent.

Cet arbre se trouvait encore loin. Pourtant, dans ce paysage désolé, il figurait le phare dont leur expédition désemparée avait besoin. Ils continuèrent de se diriger vers lui, dans l’espoir d’un port. Alors qu’ils avaient bivouaqué loin de lui, ils se réveillèrent juste à côté.

— Ça sent le caféé ! fit remarquer Rufinus, qui avant sa décapitation raffolait de ce breuvage.

— Tu as raison, l’approuva Cassiopée.

Cherchant d’où provenait l’odeur – si incongrue en ces lieux –, ils regardèrent autour d’eux.

— Rien !

C’est Simon qui en trouva l’origine, en levant les yeux :

— Là !

Pointant le doigt en direction de l’arbre, il leur indiqua deux grosses bottes qui pendaient au-dessous des branches.

— Est-ce vous qui faites du café ?

Les bottes s’agitèrent, puis descendirent vers eux. Deux fortes cuisses les prolongeaient, suivies d’un torse, d’une paire de bras et d’une tête affublée d’une barbe fournie…

— Gargano ! s’exclama Cassiopée.

Alors que le géant se laissait tomber à terre et que Simon dégainait son épée, elle se jeta sur son parrain et l’étreignit à l’étouffer.

— Cassiopée ! s’écria-t-il. Toi, ici ? Mais… attention, tu vas me faire renverser mon café !

— Si tu nous présentais ? fit Simon en rengainant son épée.

— C’est mon parrain. Un vieil et grand ami de ma mère. En matière de combat, c’est lui qui m’a tout enseigné.

— Oh, pas tout, gloussa Gargano en rougissant.

— Presque tout. Le reste, je l’ai appris à Constantinople, sous la houlette de Coloman.

— Admettons que je t’aie inculqué les bases. Mais il faut reconnaître que tu avais ça dans le sang.

Bien que dépassant Cassiopée de cinq ou six têtes, il tenait les bras bien haut pour que son pot de café n’ébouillante pas sa filleule. Un franc sourire, surmonté d’une magnifique moustache grise et de deux yeux pétillant de malice, trahissait sa nature profonde : c’était un bon géant, du genre de ceux qu’on ne croise pas assez souvent dans les contes de fées.

Après l’avoir serré une dernière fois dans ses bras, Cassiopée lui demanda :

— Et si tu nous servais du café ?

— Avec plaisir, dit le géant en réprimant un bâillement.

Il sortit de son gros sac à dos une grosse coupelle qu’il emplit de breuvage, et la donna à sa filleule. Elle y but goulûment puis la tendit à Simon. C’est alors que dans le ciel l’oiselle poussa un cri.

— Je vois que tu as amené Galline, dit Gargano. Tu as bien fait. C’est grâce à elle que vous m’avez retrouvé ?

— Non, dit Cassiopée. C’est grâce à…

Mais elle ne voyait pas grâce à quoi, sinon au hasard – ou à la Providence.

— Alors, c’est que c’était écrit, dit Gargano en étouffant un second bâillement. Pardonnez-moi si je bâille, mais je manque tellement de sommeil…

Il se vida la cafetière dans le gosier, puis épousseta sa veste pour en chasser quelques saletés noires et blanches.

— Saleté, dit-il. Ça me rappelle les marécages que…

Il s’interrompit, n’osant parler de Morgennes, conformément à la promesse qu’il lui avait faite vingt ans auparavant.

— Bref, je suis content de vous avoir trouvés.

— C’est nous qui vous avons trouvé, rectifia Simon.

— Peut-être, dit le géant. Peut-être pas. Allez savoir, avec l’étrange géographie de ces lieux. Et tout ce qui peut s’y produire de miraculeux. C’est comme les marécages, je vous dis.

— Quels marécages, parrain Gargano ? demanda Cassiopée. Tu ne cesses d’en parler, mais nous n’en savons rien.

— Oh… des marécages situés en Éthiopie, avec des myriades de petits papillons aux ailes tantôt noires, tantôt blanches, et des tas de…

— Champignons ? l’interrompit Cassiopée.

— Absolument. Comment le sais-tu ?

— Comme ceux qui entrent dans la composition de ces pigments ?

Elle prit dans sa besace l’un des pots de peinture de Hassan Basras.

— Où as-tu trouvé ça ? l’interrogea Gargano.

— Le cheik des Muhalliq me l’a donné.

— C’est infiniment précieux.

— Je sais.

Simon plongea un doigt dans le pot de peinture, et le frotta contre son pouce.

— Ça ressemble à de la poussière.

La humant, il en inhala par mégarde, et fut pris d’une quinte de toux.

Cassiopée s’esclaffa, et Gargano l’aida à faire passer sa toux en lui abattant force claques dans le dos.

— Merci, ça va, ça va, dit Simon.

Un second pot de café plus tard, alors que partout autour d’eux la brume s’épaississait, ils s’allongèrent – pour ceux qui le pouvaient – contre le tronc de l’Arbre Seul.

— Aaah, soupira Rufinus, sentir un tronc contre son doos… Qu’est-ce que ça me ferait plaisiir !

— Votre corps vous manque ? demanda Gargano.

— Énoormément. Je pense à lui en permaanence… J’aimerais bien saavoir où il est.

— Peut-être qu’il n’est tout simplement plus ? suggéra Simon.

— Oh, s’il te plaît, ne dis pas d’horreuuurs ! beugla Rufinus. Évidemment qu’il est quelque paaart !

La tête coupée cligna plusieurs fois des yeux, et eut des mouvements de narines, comme sur le point de fondre en larmes.

— Tu lui as fait de la peine, dit Cassiopée.

— Mais non, objecta Simon. Je ne fais que formuler une évidence.

Gargano les observait avec intérêt, et déclara :

— D’après la Bible, il existerait deux arbres à nul autre pareils, plantés par Dieu dans le jardin d’Éden. L’un d’eux serait l’Arbre de la Connaissance. Mais personne ne sait où il se trouve…

— Dans l’oasis des Moniales, lui apprit Simon.

— Oh… Alors vous l’avez découvert ?

— Oui, poursuivit Cassiopée. Mais c’est une autre histoire…

— L’autre, poursuivit Gargano en tapotant le tronc de l’arbre contre lequel ils étaient appuyés, serait celui-ci : l’Arbre de Vie. On dit qu’il peut ressusciter les morts… Donc, il y a peut-être de l’espoir, si l’on parvient à retrouver votre corps, messire Rufinus.

— Excelleeence, rectifia Rufinus. Même si techniiquement je ne suis plus l’évêêque en charge d’Aacre, j’en ai encore le tiitre. En outre, je sais tout de cet aarbre.

— Ah bon ? Vraiment ?

— Tu es un véritable puits de science, se gaussa Simon. Tu vois, finalement, tu n’as pas vraiment besoin d’un corps…

— Laisse-le parler, l’interrompit Cassiopée. Désolée, Rufinus. Dis-nous ce que tu sais au sujet de cet arbre.

— Il s’agit d’un aaarbre mythique. Certains l’appellent l’« Aaarbre Sec ». D’autres l’« Aaarbre Seul ». Moi je l’ai surnommé l’« Aaarbre du Bout du Monde »… C’est un aaarbre miraculeux. Un aaarbre dont les feuilles sont vertes d’un côté et blaaanches de l’autre, et dont les fruits auraient la vertu de guérir tous les maaaux…

Bercés par ses paroles, ils crurent s’endormir. Autour d’eux, la brume se faisait ouate, et ils avaient l’impression de s’être glissés tous les quatre sous une même couverture de gaze, avec un arbre au milieu.

— Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda Simon au géant.

— On est obligé de passer par ici pour aller en Tartarie. Alexandre le Grand lui-même a traversé cette région, avec plus de cent mille cavaliers.

— D’après le Coran, dit Cassiopée, Alexandre le Grand aurait construit une immense muraille aux confins du monde connu, afin d’empêcher Gog et Magog de nous envahir.

— C’est comme dans l’Ancien Testaaament, précisa doctement Rufinus. Où il est écrit que les peuples de Gooog et Magooog sortiront de leur repaire pour envahir la Teeerre à l’approche des Derniers Jooours.

— Normal, si ce sont des démons, ajouta Simon.

— C’est gai, commenta Gargano.

— Pourquoi vous rendiez-vous en Taaartarie ? lui demanda Rufinus.

— J’étais sur les traces de la mère de cette jeune femme, avoua-t-il en montrant Cassiopée. Guyane est partie si vite que je n’ai pas eu le temps de la mettre en garde. Par ici, une femme seule court bien des dangers… D’ailleurs, je vous suis infiniment reconnaissant d’escorter Cassiopée, dit-il à Simon.

— Nous sommes deux à l’escooorter, s’offusqua Rufinus.

— Je vous suis infiniment reconnaissant, reprit Gargano.

Et tandis que Simon se levait pour cueillir quelques pommes d’ombre, Gargano se tourna vers Cassiopée et lui dit :

— Grâce aux bottes dont elle a hérité de Poucet, ta mère se déplace extrêmement rapidement. La rattraper n’a pas été de tout repos.

— Comment ? Alors toi aussi tu l’as retrouvée ? À croire qu’il n’y a que nous pour ne pas y arriver…

— Tu devrais y parvenir facilement, car elle s’est arrêtée de courir.

— Explique-toi. Ne me dis pas que…

Craignant le pire, Cassiopée pâlit. Mais Gargano la rassura :

— Non, non. Ne t’inquiète pas !

Et il partit d’un grand éclat de rire, comme si la mort de Guyane était la chose la plus improbable qui se puisse imaginer.

— Elle n’est pas morte. Au contraire, si j’ose dire. Mais ce que tu vas découvrir ne va peut-être pas te faire plaisir…

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas s’il m’appartient de te l’apprendre. En fait, je pense qu’il vaut mieux que ce soit ta mère elle-même qui te le dise.

— Encore faut-il que je la retrouve.

— Oh, tu la retrouveras. Deux femmes telles que vous ne peuvent quitter ce monde sans se croiser une dernière fois.

— Tout de même, j’aimerais bien en savoir plus.

— Sache qu’elle se porte comme un charme. Jamais je ne l’ai vue aussi radieuse…

Cassiopée fit une telle mine que Gargano éclata de rire à nouveau.

— Tu comprendras en temps voulu, lui dit-il.

Devant tant de mystère, Cassiopée se tut. Elle comprendrait en temps voulu soit. Mais, quand ? Quoi ? Même si son intuition lui disait qu’elle savait ce dont il s’agissait…

L’heure de partir approchait. Alors que Cassiopée aurait volontiers demandé à Gargano de venir avec eux, Simon se planta devant le géant, un sac à la main, et lui dit :

— J’ai cueilli des fruits de cet arbre. Si, comme vous le prétendez, il a le don de ressusciter les morts, il faut que vous les portiez au cheik des Muhalliq. Vous le trouverez plus à l’ouest, dans le désert de Chamiyé…

Gargano prit le sac, qui disparut entre ses mains immenses.

— Oh, très bien…

Il regarda Cassiopée.

— Tu crois que c’est une bonne idée ?

Cassiopée opina du chef. Oui. Si les fruits de l’Arbre Seul pouvaient aider le cheik des Muhalliq à sauver les siens, alors il fallait absolument essayer. Après avoir déposé un baiser sur la joue de son parrain, elle le gratifia d’une caresse et lui dit :

— Je ne suis plus une petite fille…

— Nous n’avons pas besoin d’un chaperon, ajouta Simon.

Les deux compagnons échangèrent un regard, et Gargano comprit que, plus que les diables de l’Enfer, c’était surtout Simon qui présentait un danger pour Cassiopée.

— Veux-tu que je vienne avec vous ? proposa-t-il.

— Non merci, cher parrain. Cours chez les Muhalliq. Ils ont plus besoin de toi que moi.

Alors, connaissant le caractère inflexible de sa filleule, il dit :

— Fort bien, jeunes gens. En ce cas, il ne me reste plus qu’à me rendre chez les Muhalliq. Si vous avez besoin de moi, vous saurez où me trouver…