34.

« Écarte-toi, méchant oiseau ! »

(DANTE, L’Enfer.)

Après la nuit vint le jour.

Un matin clair, avec un ciel d’un bleu ardent où planait l’oiselle. Au-dessous d’elle, à perte d’horizon, les cimes enneigées du djebel Ansariya ondoyaient, vagues minérales d’une mer pétrifiée. Et cette parodie d’écume, crispée sur son âme de pierre, renvoyait vers le ciel les reflets éclatants du soleil.

L’oiselle poussa un cri douloureux.

Un éclair troubla les brumes où baignaient les montagnes, et les vapeurs se dissipèrent – bien que le vent ne soufflât pas.

— Que fais-tuuu ? demanda Rufinus. Tu ne vas tooout de même pas les avertir de noootre venuuue ?

L’oiselle ne répondit pas.

— C’est vraaai, poursuivit Rufinus. J’avais oooublié. Tu ne sais pas paaarler.

L’ancien évêque d’Acre, qui n’avait pratiquement pas ouvert la bouche depuis le début de leur périlleuse mission, n’arrivait plus à supporter le silence des cieux.

— Et pooourquoi me tairais-je ? lança-t-il comme pour lui-même. Après tooout, il n’y a que toooi et moooi. Et je ne crois pas que mon discooours t’indispooose.

Pour toute réponse, l’oiselle battit des ailes et gagna les hauteurs, là où le ciel était sombre et les étoiles étincelantes.

— C’est beauuu !

Rufinus ouvrait de grands yeux, promenant son regard sur ces merveilles d’ordinaire réservées aux oiseaux et aux dieux.

— C’était donc vraaai ! Les étoiles restent accrooochées au ciel, même après le lever du soooleil ! Cependant, on diiirait qu’elles ont changé de plaaace…

Ce qui ne l’empêchait pas de reconnaître, ici la Grande Ourse, là-bas la constellation du Lion, et plus au nord celle de Cassiopée.

— Cassiooopée, reprit Rufinus. J’espère que tu vaaas bien…

Il songeait à celle qui les attendait, tout là-bas devant eux. Celle vers qui ils s’en revenaient à tire-d’aile. Était-elle encore en vie ?

— Faites que ouiii !

Pour lui, ces derniers jours se confondaient. Tout ce qu’il avait vu, suspendu par les cheveux aux serres de l’oiselle, c’était la nuit, la nuit et encore la nuit. Ainsi que parfois, quand il levait les yeux, la tête de l’oiselle, son court bec crochu, sa gorge bigarrée, bariolée de teintes brunes et grises. Autrement dit, une ombre parmi les ombres.

— Hé, l’oiseeelle, on arrive bientôôôt ?

Comme d’habitude, elle ne répondit rien.

— J’espère que Cassiooopée tient le coooup…

S’il avait eu un corps, Rufinus aurait éprouvé un frisson. Mais il n’en avait plus. Alors, il se contenta de crachouiller.

— Brrr…

« Allons, se morigéna-t-il. Cela ne doit pas faire si longtemps. Elle est sûrement encore en vie… Mais il faut se dépêcher. »

— Plus viiite !

Nouveau coup d’ailes de l’oiselle, qui les emmena plus haut dans l’obscurité, si haut que la Terre ressemblait à un œil, l’espace à une paupière et l’horizon à un cil.

— Je n’arrive plus à respiiirer ! haleta Rufinus.

L’oiselle redescendit un tout petit peu.

« Mais non, suis-je bête. Je n’ai pas besoin de respirer, puisque je n’ai plus de corps… »

— Quel idiooot !

L’oiselle poussa un cri, et reprit de l’altitude. Elle volait si haut que ses plumes se mêlaient à l’azur. Depuis la Terre, même le plus consciencieux des observateurs n’aurait pu l’apercevoir.

— Prends gaaarde à ne pas me lâââcher ! hoqueta Rufinus, terrorisé.

Malgré son vertige, il baissa les yeux et s’obligea à regarder. Montagnes aux sommets aiguisés, dressant leurs crocs pour s’attaquer au ciel. Villages, bourgs et hameaux, accrochés telles des tiques aux flancs émaciés du djebel Ansariya. Les dominant, de loin en loin, de vieux châteaux aux pierres usées, verdies par les lichens, s’élevaient en tourelles à demi éboulées. Elles servaient d’abri à des corbeaux, qui tout à coup s’envolèrent.

— Attentiooon ! avertit Rufinus. Les cooorbins du Kraaak !

L’oiselle poussa un cri. Elle savait. Depuis longtemps. C’est justement parce qu’elle avait pressenti leur arrivée qu’elle volait si haut. Battant une nouvelle fois des ailes, elle entraîna Rufinus sur l’autre versant d’un pic escarpé. Chose étrange, son faîte était percé d’une galerie verticale – sorte de puits plongeant vers ses entrailles.

— Je connais cet endroooit ! glapit Rufinus d’une voix chevrotante. C’est Masyaaaf, la forteresse du chef des Assaaassins. Il ne faut pas rester là. Pourquoi es-tu passée par là ? D’accooord, c’était le chemin le plus cooourt pour revenir vers Cassiooopée, mais quand mêêême !

Trop tard.

Les sinistres corbeaux montèrent dans leur direction. On aurait dit les fumées d’un million de chaudrons, échappées des brouets d’un million de sorcières. L’oiselle et Rufinus furent entourés de vapeurs noires.

— Au secooours ! glapit Rufinus.

L’oiselle se ramassa sur elle-même et fila vers le jour.

— J’ai peuuur !

Après un long piqué, durant lequel Rufinus eut la face gelée, l’oiselle se rétablit. Elle vola, à quelques pieds au-dessus du sol, en direction des déserts de Syrie. Le bleu du ciel était là, aussi éblouissant qu’avant l’arrivée des corbeaux. Mais déjà, ceux-ci s’étaient dispersés et se laissaient pleuvoir, tels de gros flocons noirs, sur Rufinus et l’oiselle.

— On n’y voit riiien ! éructa Rufinus. Alexis de Beaujeuuu ! Envoie-nous tes aaarchers !

Mais le commandeur du Krak était trop loin pour l’entendre. Et quand bien même. Rufinus et l’oiselle étaient hors de portée. L’oiselle donna de puissants coups d’ailes et regagna l’abri des hauteurs. Malheureusement, deux grands corbeaux l’y attendaient en embuscade. Ils lui foncèrent dessus.

L’oiselle, qui avait plus d’une fois survolé cette région, savait que les corbeaux ne quitteraient pas leur aire. Quand elle aurait atteint le désert, ils s’en retourneraient vers leur perchoir, et leur maître – quel qu’il soit. Le problème, c’étaient les deux corbins qui l’attendaient en plein ciel, où ils battaient des ailes – nageurs entre deux eaux. Ils étaient deux fois plus gros qu’elle. L’oiselle déploya les ailes, et fut aspirée par les cieux. Elle s’éleva si vite que les corbeaux n’eurent pas le temps de la frapper. Ayant gagné suffisamment d’altitude, elle redescendit brusquement en piqué et lâcha Rufinus ! Telle une pierre de catapulte, l’ancien évêque d’Acre, hurlant de terreur, heurta de plein fouet l’un des corbins. Les ailes chiffonnées, la maléfique créature partit en vrille au cœur de la nuée fuligineuse qui déjà revenait à l’assaut.

L’oiselle referma les ailes et plongea pour récupérer Rufinus, qui tombait vers le sol à demi évanoui de terreur.

— Ne recooommeeence pluuus jaaamais çaaa ! s’écria-t-il quand elle l’eut rattrapé.

Ses cris disparurent dans le vent, tandis qu’elle filait vers le désert de Chamiyé. L’oiselle volait si vite que Rufinus n’avait pas le temps de fixer son regard sur quoi que ce soit. Mais les corbins les talonnaient toujours.

— Plus viiite !

Encore un coup d’ailes, et la montagne disparaîtrait.

— Alleeez !

Elle vola en rase-mottes, effraya quelques gazelles, dispersa une famille de gerbilles – rien à faire. Derrière eux, la nuée de corbeaux continuait d’approcher, toujours plus près, toujours plus noire.

— Ils vont nous raaattraper ! s’égosilla Rufinus.

Elle déploya ses ailes au maximum et monta en chandelle, dans l’espoir de semer la main sombre qui s’avançait dans leur direction.

— Mais ce n’est pas possiiible glapit Rufinus. Ils se nomment légiiion ! Nomen illis legiiio !

Soudain, quelques corbeaux les rejoignirent. L’oiselle esquiva, feinta, volta, effectua un tonneau… Et lâcha Rufinus, pour le rattraper de justesse, d’une serre.

— Au secouuurs !

N’en pouvant plus, il ferma les yeux. Une cacophonie de croassements suraigus lui brisa les oreilles, si fort qu’il rouvrit les yeux. Il faisait noir ; car les corbeaux les enveloppaient de si près, ils étaient si nombreux, qu’ils enfouissaient le jour sous un linceul d’ailes. L’oiselle aperçut une issue, droit devant. Tel un nageur en eau profonde se hâtant de remonter à la surface, elle battit des ailes pour s’extraire de la mélasse où ils étaient plongés, et finit par crever la masse noire des corbeaux qui s’agglutinaient devant eux.

Du sang gicla, suivi d’une vague lumineuse.

— Gloire à toi, ô soooleil ! s’écria Rufinus. Tu disperses la nuuuit, et réconfooortes les valeureux !

Claquant des dents, il ébaucha un début de prière. C’est alors qu’une ombre l’engloutit. Au-dessus d’eux, les doigts charbonneux d’une main composée d’un millier de corbins s’étendaient pour les attraper.

— Oiseaux de malheuuur !

Jamais il n’aurait cru qu’ils quitteraient leur aire.

Mais s’ils étaient nombreux – et certainement guidés par la magie –, l’oiselle était rapide. Accélérant, elle laissa sur place les corbeaux, qui peu à peu s’égaillèrent.

Le désert était là – vaste étendue de sable et de rocailles, mamelonnée de crêtes brunes d’où surgissaient quelques cactus à l’air mal réveillé. L’oiselle se dirigea vers eux en un long vol plané. Elle espérait que les corbeaux ne l’y suivraient pas, de crainte d’être taillés en pièces par les piquants, aussi affûtés que les sabres de Kali. Pourtant ils s’y risquèrent.

Alors elle se mit à voler en zigzags, frôlant de si près les cactus que l’escadrille de corbeaux s’y fracassa – telle une vague contre un rocher.

— Eh bien, souffla Rufinus, la prochaine fooois, fais-moi penser à tooourner sept fois ma langue dans ma booouche avant d’accepter de paaartir en mission. Et maintenant, en roooute pour Ténébroooc !

L’oiselle poussa un cri, qui retentit majestueusement sous la voûte des cieux, et ils poursuivirent leur voyage.

Plus tard, beaucoup plus tard et beaucoup plus à l’est, ils survolèrent une haute muraille, puis une vaste étendue noire – de cendre et de poussière. Ici, pas d’autre végétation qu’une herbe jaune et courte, ni d’autres animaux que quelques rats et des chevaux sauvages. Ce n’était pas un endroit pour la vie.

Deux taches blanchâtres, cependant, donnaient à ce paysage lunaire un aspect insolite. Deux taches, vraiment ? En fait non, il s’agissait de deux têtes ; deux têtes qui dépassaient du sol, et vers lesquelles l’oiselle descendit en piqué.

— On arriiive ! On arriiive ! Seigneur, faiiites qu’elle soit encore en viiie !

Peu lui importait que Simon le soit également, car c’était lui la cause de ce drame…

— Cassiooopée ! Cassiooopée !

Rufinus criait à en perdre la voix, mais Cassiopée ne bougeait pas. Était-elle morte ? L’oiselle se posa à deux pas de la jeune femme, et lâcha Rufinus – qui roula sur lui-même, puis se retrouva nez à nez avec…

— Cassiooopée !

Les lèvres de la jeune femme, au corps enterré jusqu’au cou, bougèrent doucement. Un fin râle de douleur émana de sa gorge, et Rufinus crut qu’elle essayait d’ouvrir les yeux.

— Tiens bon, Cassiooopée. Tiens booon !

Nouveau râle de douleur, suivi d’un frémissement des paupières.

— Il arrive, Cassiooopée ! Il arriiive !