33.

« Le feu que tu n’as pas allumé ne te brûlera pas. »

(BÉDÉ LE VÉNÉRABLE,

Historia ecclesiastica gentis Anglorum.)

Cassiopée n’était pas rassurée. La façon dont Simon avait jeté la pierre du haut du tertre, la veille au soir, était encore un signe – signe qu’il perdait la raison. « Et si je partais sans lui ? Dans cette nuit si noire, jamais il ne me retrouverait. Mais non, c’est impossible. En plus, il porte Rufinus… » Elle regarda Simon, qui avait au jour près le même âge qu’elle, et le trouva bien jeune. Trop jeune pour être abandonné.

« Son père est mort, ses frères aussi. Il n’a jamais connu sa mère, et il voudrait fonder une famille. D’une certaine manière, je le comprends. Je compatis. Mais son attitude m’horripile. »

Du plus loin qu’elle se souvenait, elle avait toujours fait plus que son âge. Les mauvaises langues lui prêtaient des pensées qu’elle n’avait jamais eues, des actes qu’elle n’avait jamais accomplis. Mais ces mêmes mauvaises langues n’auraient pu imaginer tout ce qu’elle avait fait, de son enfance à Saint-Pierre de Beauvais jusqu’à Constantinople – où elle s’était pliée aux règles les plus strictes.

Se remémorant les milliers d’heures passées à l’académie du mégaduc Coloman, le Maître des Milices de Constantinople, elle eut un vague sourire. « Une enfance sans père, avec un géant et un litterato comme parrains, et une adolescence solitaire, passée à s’entraîner au milieu de mercenaires… Mais pourquoi, grands dieux, ma mère m’a-t-elle envoyée là-bas, chez Coloman ? » Elle se l’expliquait d’autant moins que, d’après ce qu’elle avait compris, l’académie du Maître des Milices était réservée aux hommes. « Alors, pourquoi m’accepter, moi ? » Elle donna un coup de pied dans le feu qu’ils avaient allumé pour la nuit, enterrant les braises sous les cendres. Le feu commença de mourir, puis s’éteignit tout à fait, lâchant un nuage de poussière en guise d’ultime râle.

— Assez traîné, dit Cassiopée.

Ils reprirent leur marche, s’inquiétant de la quantité de nourriture qu’il leur restait, se demandant ce qu’ils allaient manger, si la douleur qu’ils avaient dans les jambes allait se calmer, lorsqu’ils entendirent des aboiements. Dans le lointain, des chiens jappaient.

— Toi qui voulais un Cerbère, dit Cassiopée, tu vas peut-être le rencontrer.

Simon porta la main au côté, touchant la poignée de son épée.

— J’ai de quoi le mater.

Ils avancèrent au milieu de pyramides de crânes qui leur arrivaient à la taille, puis distinguèrent en vue d’un blanc collier de tentes rondes. On aurait dit les yeux globuleux d’une étrange créature enterrée dans le sable. Elle poussait des jappements suraigus, dont ils perçurent bientôt l’origine. D’immenses dogues, mastiffs au poil gris, se disputaient un cadavre – qu’ils réduisaient en morceaux. Un chien tirait sur un bras, un autre attaquait la poitrine, tandis qu’un troisième déchiquetait une jambe.

La main de Simon se crispa sur la poignée de son épée.

— Du calme, dit Cassiopée.

Comme ils approchaient des tentes, des hommes en sortirent. Les yeux bridés, le cheveu noir et la peau jaune, ils les regardaient d’un air goguenard en échangeant des plaisanteries dans une langue inconnue. Simon s’en offusqua. Mais les Tartares – si c’étaient eux – se contentèrent de mâchonner le brin d’herbe qu’ils s’étaient mis entre les dents, et ne lui accordèrent pas le plaisir de se battre.

— Sont-ce là des démons ? s’interrogea Simon à haute voix.

Cassiopée ne fit aucun commentaire, mais Rufinus demanda :

— Sortez-moi un peu du saaac, que je puisse voir, moi aussiii…

Sur des feux de brindilles grillaient des brochettes – peut-être de cheval. Pour leur donner plus de goût, les Tartares – si tel était le nom de ces démons – les arrosaient de vin. S’il en restait, ils le buvaient en s’esclaffant. Ailleurs, c’étaient des côtelettes, qu’ils faisaient rôtir sur des grils posés sur des feux à demi enterrés. Cette abondance de viande fit saliver Simon et Cassiopée.

Apparemment, les Tartares faisaient grand cas de leurs chevaux. Ils se régalaient de leur chair et se confectionnaient des vêtements avec leur peau : sortes de tuniques à manches très larges, grossièrement coupées, fermées sur le devant par des boutons de corne, si longues qu’elles traînaient par terre. Les sabots seraient probablement taillés pour être transformés en petits objets de décoration, ou en manches de couteaux pour les enfants.

Dans un coin d’ombre, une poignée de vétérans goûtait un fromage avec des airs de conspirateurs. C’était un fromage très particulier, fait à partir du lait d’une jument fraîchement tétée par son poulain. À peine celui-ci avait-il fini de se nourrir que le Tartare l’égorgeait, prélevait son estomac plein de lait et le suspendait quelques mois dans sa yourte. Le fromage était ensuite servi à même la panse du poulain. Ce fromage, appelé « lait de mère », était une rareté. On n’en mangeait que dans les grandes occasions. On disait qu’en avaler une bouchée nourrissait autant qu’un repas tout entier, et qu’en abuser rendait fou. Un des conspirateurs – un vieillard aux yeux clairs – lança soudain un cri, puis fit signe qu’on le suive.

— Ils n’ont pas du tout l’air hostile, dit Cassiopée.

— C’est mauvais signe, fit Simon, la main plus crispée que jamais sur son épée.

— Tu n’as jamais pensé que ce pouvait être toi, l’ennemi ?

Simon ne répondit rien, mais prit une mine contrite. Cassiopée était toujours là pour lui apporter la contradiction. Ces gens étaient des démons, il en était certain. Et même s’ils n’en avaient pas l’apparence, il savait que si Cassiopée dégainait Crucifère, il en émanerait une lueur bleutée – signe de danger imminent.

S’il ne lui demandait pas de l’extraire du fourreau, c’est qu’il ne voulait pas provoquer les démons. Pas encore.

Dans le ciel opaque au-dessus des yourtes, que plusieurs feux et torches disposés çà et là teintaient de jaune orangé, Simon et Cassiopée virent battre des rubans de soie multicolores. Ailleurs, au sommet de piliers, c’étaient des crins de chevaux tressés qui s’agitaient dans le vent. Puis une cohorte d’enfants et de vieilles édentées les conduisit au milieu du campement, vers une yourte d’où émergea un homme immense, à la barbe fournie. Elle lui pendait au-dessus du ventre, tel un blanc étendard. Visiblement, elle faisait sa fierté, car il passait son temps à la caresser, et à la faire bouffer sur sa poitrine.

— Approchez, approchez, amis, amis…, dit-il en lingua franco, mâtinée d’un fort accent oriental. Avez-vous bien chevauché ?

— Hélas non, répondit Cassiopée. Nos chevaux étant morts, nous avons dû venir à pied.

— Hum, fit le vieillard. C’est mauvais signe… J’espère que les démons ne vous ont pas suivis.

— Je ne crois pas.

— Mais vous parlez notre langue ! s’étonna Simon.

— Pour honorer le prêtre Jean, lui apprit le vieillard. Car son domaine comprend nos steppes, ainsi que toutes les terres qui les bordent. Êtes-vous ses émissaires ?

— Oui, mentit Simon.

— Non, répondit Cassiopée en même temps.

— Moi oui, elle non, se hâta d’ajouter Simon pour conclure.

— Ah, je vois. Alors cette jeune femme est votre…

— Elle est mon garde du corps.

— Ah, je vois ! Est-ce vous que le prêtre Jean m’envoie, pour négocier l’achat de la carte ?

— L’achat de la carte…

— La carte des Enfers. Il m’a fait savoir que sa promise en voulait une absolument.

Simon et Cassiopée s’entreregardèrent, tâchant de réprimer leur excitation, puis Simon s’exclama :

— La carte des Enfers, oui. Tout à fait !

Ils touchaient enfin au but, après des mois et des mois de périple.

— Venez prendre le thé, dit-il en les invitant à le précéder sous sa yourte, d’où sortaient de délicieuses odeurs de thé noir.

— Ça sent bon, remarqua Cassiopée.

La première, elle entra dans la yourte, au centre de laquelle ronronnait un brasero. Simon la suivit, sans prendre garde au fait que le plafond de la yourte était bas – si bas que son front le heurta. Le chef des Tartares lâcha un râle de contrariété, comme si Simon venait de proférer un juron.

— Quoi ? fit Simon. Ce n’est pas ma faute si je suis grand…

Cassiopée se contenta de lui jeter un regard exaspéré, et s’abstint de tout commentaire. Lorsqu’ils se furent installés sur des coussins de soie rouges et jaunes, Simon et Cassiopée acceptèrent avec plaisir la tasse de thé que le chef leur offrit.

— Merci, merci, dit Cassiopée en inclinant la tête à plusieurs reprises.

— Merci, dit simplement Simon.

Tandis qu’au-dehors des enfants l’observaient en riant, Cassiopée huma le thé à l’aspect boueux. Elle perçut des arômes de lait, de thé noir et de sel. « Intéressant », se dit-elle. Elle en prit une gorgée :

— Très bon, merci.

Quant à Simon, il se contenta de poser sa tasse par terre, et n’y toucha plus.

Le chef leur adressa de grands sourires, et leur proposa de terminer ce qui apparemment lui tenait lieu de repas. Il s’agissait d’une plâtée de petits carrés blanchâtres, fourrés d’une étrange matière brune.

— Du chien bouilli, ajouta-t-il.

— Ça a l’air délicieux, dit Cassiopée en en prenant une bouchée, soucieuse de ne pas l’offenser.

— Vous avez un mort, là-dehors, dit Simon en faisant allusion au corps qu’il avait vu dépecé par les chiens.

— Oui, oui… Parti ce matin même, dit le chef. Grande tristesse.

— Vous ne l’enterrez pas ?

— L’enterrer ? Bien sûr que non !

— Mais pourquoi ?

— Où donc irait son âme si nous l’enterrions ? Le peuple des steppes n’enterre jamais ses morts. Nous les laissons au grand air, à l’entrée du village. Comme ça les chiens les mangent, et tout le monde est content…

Cassiopée fut prise d’un haut-le-cœur, qu’il ne remarqua pas. Il était trop occupé à leur expliquer comment – grâce à l’aide d’un chaman et d’une carte des Enfers déployée devant lui – l’âme du défunt commençait par traverser neuf ponts gardés par les démons… Ayant franchi les neuf enceintes des Enfers, l’âme se dirigeait alors jusqu’aux sept montagnes d’or, chacune plus haute que la précédente, pour atteindre enfin…

— L’Arbre de Vie, médecine d’immortalité qui nous permet de revenir à la vie, conclut-il, les yeux luisants de bonheur.

— Pratique, commenta Cassiopée en reposant son plat de chien bouilli.

— Trois régions, cinq fleuves, six portes, et maintenant neuf enceintes et sept montagnes…, maugréa Simon. Je me demande ce que ce sera la prochaine fois. Huit cieux et douze cathédrales ?

— Ne l’écoutez pas, dit Cassiopée. Il est très fatigué…

Le chef des Tartares fit comme s’il n’avait pas entendu.

Cassiopée en profita pour l’observer. Bien qu’usés par des années de chevauchées, ses vêtements paraissaient d’excellente facture. Détail amusant, ses bottes avaient les pointes relevées, comme s’il craignait de blesser la terre en marchant.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda Cassiopée.

— Je me nomme Sanglier-le-Simplet, et je suis le chef du clan des Borjigid.

— Je m’appelle Cassiopée, et voici Rufinus.

— Très honoooré, mugit Rufinus.

Simon se présenta à son tour (« Comte Simon de Roquefeuille »), mais Sanglier-le-Simplet n’avait d’yeux que pour Cassiopée et la tête coupée qu’elle tenait sur ses jambes croisées.

— Quelle chose étrange vous avez là, entre vos cuisses, dit-il. Cela fait-il partie de votre corps ?

— Mais pas du tooout ! éructa Rufinus. Je suis moi-même une persoonne, indépendante de cette jeune feemme…

— Et comment vous êtes-vous retrouvé dans ce misérable état ?

— Miséraaable ? Qui vous dit que c’est miséraaable ? Bon, d’accord, c’est effectivement miséraaable. Cela dit, je ne m’en sors pas si maaal, pour quelqu’un privé de ses braaas, de ses jambes et de son torse. Néanmoins, si vous aviez un sortilège capaaable de me les rendre, je serais plus que preneur…

— Désolée, excusez-le, intervint Cassiopée en plaquant sa main sur la bouche de Rufinus. C’est un bavard incorrigible.

— C’est tooout ce qui me reste ! meugla Rufinus.

Cassiopée leva les yeux au ciel, vers la toile de feutre et les branchages entrecroisés formant le toit de la yourte. Un berceau y était suspendu. Vide, apparemment. Un malheur avait-il frappé la famille du chef ? L’enfant avait-il grandi normalement ? Ou le bébé était-il avec sa mère, quelque part dans le camp ? C’est alors qu’elle pensa à Morgennes, et demanda au chef :

— Nous sommes à la recherche d’un homme…

— D’un mort, précisa Simon.

— Un mort ? s’étonna le chef. Alors nos chiens l’ont mangé.

— Mais non, pas un mort, rectifia Cassiopée.

— Vous l’avez donné aux chiens ? Morgennes ? Comment avez-vous osé ! s’offusqua Simon en se relevant brusquement.

Si brusquement qu’il heurta une nouvelle fois le toit de la yourte. Le chef émit un sifflement énervé. Un gamin fit irruption dans la yourte, agrippa Simon par les braies et tenta de l’entraîner au-dehors. Sanglier-le-Simplet lui parla dans une langue gutturale, que ni Cassiopée ni Simon ne comprirent. Mais le gamin continua de tirer, ignorant les récriminations du chef de sa tribu. Finalement, Sanglier-le-Simplet se leva et prit le gamin par le bras. Le serrant à lui faire mal – mais sans que le gosse laisse rien voir de sa douleur –, il l’obligea à lâcher Simon et le flanqua dehors, avec un coup de pied aux fesses.

— Veuillez excuser mon fils, dit-il en baissant la tête. Il est têtu comme la nuit.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda poliment Cassiopée.

— Temüdjin.

— Que me voulait-il ? s’enquit Simon.

— Vous faire sortir. Il dit que vous portez malheur.

Simon le regarda, bouillonnant de colère, le cœur battant à se rompre.

— Mais revenons à l’homme que vous cherchez, poursuivit Sanglier-le-Simplet. À quoi ressemble-t-il ?

— Il a une cinquantaine d’années, répondit Cassiopée. La dernière fois que je l’ai vu, il portait la barbe… Mais elle a peut-être brûlé, depuis qu’il…

Elle s’interrompit. Comment décrire un homme – son père – qui se trouvait entouré de flammes la dernière fois qu’elle l’avait vu ? Devait-elle parler de celles-ci ? Elle décida que non.

— C’était mon père, dit Cassiopée. Un homme droit et généreux. Un homme bon, pudique. Tenez, regardez. C’était son épée.

Elle sortit Crucifère du fourreau, et la tendit au chef des Tartares. La lame jetait de terribles lumières bleues. Conscient de l’honneur qui lui était fait, Sanglier-le-Simplet la considéra avec attention, sans oser la toucher.

— C’est une épée magnifique. Je crois que, si j’avais vu son propriétaire, je m’en serais souvenu.

Simon jeta un regard de braise à Cassiopée, un regard où se lisait : « Tu vois, je te l’avais bien dit. Ces hommes sont les enfants du Diable. » Mais Cassiopée n’y prêta pas attention. Au contraire, elle dit à Simon :

— Du calme.

Avant de se tourner vers Sanglier-le-Simplet pour lui proposer :

— Allez-y, prenez-la. Si vous voulez savoir quel genre d’homme était mon père, prenez donc cette épée. Elle était comme lui. Avec des racines plongeant loin dans le passé, un côté impénétrable, un côté austère, et en même temps quelque chose de lumineux.

Mais il n’osait pas la toucher. Alors, elle lui montra la croix de bronze sertie dans la poignée de l’épée.

— Regardez, dit-elle en la lui présentant. C’est lui qui l’y a insérée…

— Une croix, dit Sanglier-le-Simplet. C’était donc un chrétien ?

— Entre autres.

— Je peux peut-être vous aider à le retrouver, mais pourquoi pensez-vous qu’il est ici, au Pays des Herbes ?

— Mais parce que c’est ici l’Enfer, et que cet homme est mort ! éructa Simon.

— L’Enfer ? Mais ce n’est pas du tout là, bégaya Sanglier-le-Simplet. C’est beaucoup plus à l’ouest !

— À l’ouest ? Là d’où nous venons ? demanda Cassiopée.

— Tout ce que je sais, c’est que c’est à plusieurs jours de chevauchée, répondit Sanglier-le-Simplet. Par-delà une immense muraille… On dit qu’il faut, pour être autorisé à la franchir, laisser son cheval à l’entrée, et réussir ensuite plusieurs épreuves qui ont un caractère initiatique.

— Une muraille, s’enquit Cassiopée, munie d’une Porte de Fer en son milieu ?

— Oui, oui. L’Enfer est de l’autre côté, tout le monde le sait !

— Mais c’est de là que nous venons, ajouta Simon.

Instinctivement, Sanglier-le-Simplet recula vers le fond de sa yourte, et demanda :

— Seriez-vous des démons ?

Sa main, fébrile, sortit un long poignard à lame courbe du fourreau qu’il avait à la ceinture.

— Pas des démons, non, dit Cassiopée en courbant humblement la tête. Mais des hôtes indignes de votre hospitalité.

Elle leva ses mains nues dans l’espoir d’apaiser l’atmosphère.

— Nous aimerions voir la carte, s’il vous plaît !

Sanglier-le-Simplet émit un grognement, puis dit :

— C’est bien parce que cette carte est très importante pour la promise du prêtre Jean…

— Merci ! s’exclama Cassiopée. C’est très important pour nous aussi.

Le chef des Tartares la considéra longuement puis, rassuré sur ses intentions remit sa dague au fourreau.

— Ce ne sera pas donné, prévint-il.

— Nous avons de quoi payer.

Hélas, elle savait bien qu’il ne leur restait presque plus rien. Elle commença de regretter son or et ses diamants.

— Voici la carte que vous voulez, dit Sanglier-le-Simplet en brandissant un rouleau de papier.

Cassiopée tendit la main vers la carte, aperçut un territoire divisé par neuf enceintes traversées par autant de ponts, puis hésita un instant. Mais le Tartare eut un mouvement du menton :

— Vous pouvez y jeter un coup d’œil avant de l’acheter.

Il mit la carte dans la main de Cassiopée, qui lui demanda :

— Combien en voulez vous ?

Les yeux de Sanglier-le-Simplet se portèrent sur Crucifère.

— J’aimerais bien cette épée.

— Jamais ! dit Simon.

— Je veux d’abord m’assurer que cette carte est réellement ce que vous dites, ajouta Cassiopée.

Elle avisa alors le brasero qui se trouvait au milieu de la yourte, et se rappela la fois où – à bord de La Stella di Dio – Chefalitione avait approché d’une flamme sa carte des Enfers.

— Si cette carte mène en Enfer, ce ne sont pas ces quelques braises qui vont l’endommager.

Elle jeta le rouleau de papier dans le brasero. Le chef des Tartares poussa un cri en voyant le rouleau de papier se tordre, noircir puis s’enflammer, rongé par le feu.

— Malédiction ! s’écria-t-il.

— Désolée, dit Cassiopée. Mais nous ne ferons pas affaire.

D’un pas pressé, elle se dirigea vers la sortie de la yourte.

— Vous avez voulu nous rouler ! hurla Simon.

Elle n’avait pas fait un pas au-dehors que Simon frappait le brasero de son épée. Des braises s’en échappèrent, et tombèrent sur les coussins – qu’elles enflammèrent aussitôt.

— Ce qui ne brûle pas nous mènera en Enfer, dit Simon.

Il donna un violent coup d’épée à Sanglier-le-Simplet.

— Non ! s’écria Cassiopée.

La lame bleutée brillait plus que jamais, tandis qu’à l’extérieur des cris retentissaient. Les yeux de Simon étaient incandescents, de la couleur des flammes qui dévoraient la yourte. Cassiopée cria de nouveau quelque chose, mais son cri fut étouffé par les aboiements des chiens qui se précipitaient vers eux, rameutés par des Tartares ivres de colère.