23.

« Ils franchissent les puys et les roches escarpées, les vaux profonds, les défilés pleins d’angoisse. »

(La Chanson de Roland.)

Cassiopée se retourna plusieurs fois sur sa selle pour saluer Alexis de Beaujeu. Il se tenait au sommet des plus hautes murailles du Krak, afin de surveiller les corbins. Malgré l’escorte qu’il avait donnée à Cassiopée et à Simon – le temps de descendre le djebel Ansariya –, il craignait une attaque de ces maudits volatiles.

Ce serait une attaque suicide, mais les corbins – comme leurs maîtres, les Assassins – avaient l’habitude de ce mode opératoire. Et peu importait le nombre de torches, de lances ou d’épées qui leur seraient opposées. Une centaine ou des milliers d’entre eux tomberaient. Mais une dizaine réussiraient à passer, et sèmeraient terreur et destruction chez leurs ennemis.

Il murmura une prière, peu sûr qu’elle soit entendue. Qu’importe. Il ne priait pas pour l’être.

Simon, quant à lui, avait le cœur hanté par toutes sortes de pensées contradictoires. Il repensait sans cesse à son expérience du cimetière. Son petit bout de croix s’était entièrement consumé, et il l’avait abandonné dans la poussière des tombes. Maintenant qu’il avait accompli ces fameux rites propitiatoires, si chers aux divinités antiques, lui donneraient-elles ce qu’il désirait si ardemment ? Non pas seulement sauver Morgennes, mais aussi rendre heureuse Cassiopée ?

« Non, se corrigea-t-il. Je n’ai pas besoin de son amour. Pas dans un premier temps, non… »

Ce qu’il voulait, plus que tout pour l’instant, c’était seulement la posséder. L’avoir tout à lui. Coller ses lèvres contre les siennes et lui fourrer sa langue dans la bouche, sentir claquer contre ses dents l’émail des dents de Cassiopée, passer la main dans ses cheveux, presser son sein de l’autre et lui enfoncer son genou entre les jambes…

« Pourquoi n’ai-je pas droit à un petit baiser, alors que les Assassins ont fait d’elle ce qu’ils voulaient, quand ils l’ont capturée ? »

Surtout, il se disait que s’ils parvenaient à faire sortir Morgennes des Enfers, peut-être que Cassiopée aurait plus de temps à lui consacrer. Et puis, qui sait ? Peut-être Morgennes aimerait-il qu’ils se marient ? Ne formeraient-ils pas un beau, un magnifique couple ?

— Simon, lui dit Cassiopée, arrête. Tu me fais peur. J’ai l’impression de t’entendre penser… Tu es sûr que ça va ?

Il ne répondit pas.

— Simon ?

— Avançons, répliqua-t-il d’un ton sec. On parlera plus tard.

Arrivés au pied du djebel Ansariya, l’escorte remonta vers le Krak. Au-dessus d’elle, une nuit d’oiseaux tourbillonnait dangereusement. Puis l’escorte disparut, le sentier faisant un coude. Cassiopée regarda autour d’elle, et tâcha de s’orienter.

Vers l’est – tel était leur but.

Elle s’assura que les rochers ne cachaient pas de dangers – comme la veille au soir –, et dit à Simon :

— Si ce qu’a raconté Alexis est vrai, les Assassins ne sortent pas dans la journée. Nous devrions pouvoir chevaucher tranquillement. Reste à trouver les Muhalliq, quelque part dans le désert.

— Le désert est grand, dit Simon.

— Je sais. Mais il suffit de marcher de point d’eau en point d’eau. Je les connais tous, fais-moi confiance. S’ils ne sont pas au premier, ils seront au deuxième. Et si ce n’est à celui-ci, ce sera peut-être au suivant. Ne t’inquiète pas, nous ne nous perdrons pas…

« De toute façon, je suis déjà perdu… », pensa-t-il.

Simon ne croyait pas au Phlégéthon – ce fleuve de feu qui coulait soi-disant aux Enfers. Pour lui, ce n’était qu’une légende, colportée par des gens comme Chefalitione. Pourtant, quelques heures à peine après avoir franchi la ligne qui séparait le désert de la plaine, il jura l’avoir vu. Plus d’une fois, Simon l’entendit grésiller à côté de lui, alors que sa jument peinait à avancer. Sentant sur sa poitrine un souffle chaud, il baissait les yeux, croyait voir brasiller un pan entier du désert et puis… rien. Rien qu’un poudroiement d’or ourlé de bleu, et l’écrasante lumière du soleil.

Au bout de plusieurs heures de chevauchée, il haleta :

— Où est ta première source ?

Cassiopée tendit le bras droit devant elle :

— Par là-bas.

— Tu es sûre ?

— Certaine.

Alors Simon arrêta sa monture et descendit de selle. Après s’être essuyé le front, il prit sa gourde et but une rasade. Puis il versa un peu d’eau dans sa paume pour donner à boire à sa jument et à celle de Cassiopée.

— Il faut leur donner à boire, autrement elles ne tiendront pas.

Cassiopée le regarda, et but un peu elle aussi. L’eau était chaude, très chaude. Franchement désagréable. Elle avait un goût de vieux cuir.

— De l’hiver, nous passons à l’été, dit Simon. Tout cela en à peine une demi-journée de chevauchée.

Il remonta en selle, et s’éloigna vers le soleil. Un soleil immense, qui brillait de façon si insoutenable que Simon crut qu’il s’agissait d’un autre soleil – d’un soleil qui n’existerait que pour ce désert, et dont les feux auraient tous été dirigés contre lui. Du sable voletait au-dessus du sol, piquetant les jambes des chevaux, s’agglutinant contre leur poitrail, semant un voile trouble sur toute la surface du désert.

— Quel endroit ! souffla Simon. Tu es sûre qu’il y a des gens qui vivent ici ?

— Tu connais des régions de la Terre où personne ne vit ?

Il chercha dans sa mémoire, mais n’en trouva pas. Même le Robat el-Khaliyeh – ce terrifiant désert que les Arabes appelaient le « Grand Vide » et où le poète dément Abdul al-Hazred avait erré pendant dix années – était traversé par des caravanes. Quant au Sinaï, plus au sud-ouest de leur position, n’était-il pas la patrie des Maraykhât et des ophites, ces tribus de bédouins qui se disaient « fils des scorpions et des serpents » ?

— Non, répondit Simon sur un drôle de ton. Nous sommes vraiment partout…

Cassiopée haussa les épaules et eut un petit rire.

— À t’entendre, on dirait que « nous » sommes une maladie !

— Parfois, je me demande si la Terre ne se porterait pas mieux sans l’humanité.

— Ne disais-tu pas que la Terre avait été créée par Dieu, pour nous ?

— La Terre, peut-être. Mais ce désert ? Crois-tu vraiment que ce soit Dieu qui l’ait créé ?

Cette fois, ce fut au tour de Cassiopée de ne pas répondre. Effectivement, ce désert – le désert de Chamiyé – avait tout d’une plaine remontée des Enfers. Peut-être y avait-il eu ici autrefois un gigantesque précipice, dont les Enfers avaient profité pour remonter à la surface de notre monde ? Enfin, cette vaste étendue de sable faisait office de muraille aux montagnes où se terraient les Assassins. Saladin l’avait franchie en 1176, lorsqu’il était venu assiéger Masyaf – fief du terrifiant Sinan, le Vieux de la Montagne. En vain. Quelques mois plus tard, il avait dû rebrousser chemin avec ses armées, sans avoir réussi à débusquer de sa tanière le chef des Assassins.

— Comme c’est curieux qu’on dise « un » désert et non « une », dit Simon.

— Comment cela ? demanda Cassiopée. Explique-toi.

— Le désert est une femme, j’en suis sûr. Aussi cruel qu’une femme, aussi indifférent à tout ce qui se passe autour de lui. Comme les femmes il a des seins – ces oasis où nous rêvons de tremper nos lèvres…

— Tiens, d’ailleurs, en voici une ! s’exclama Cassiopée. Quelle étrange coïncidence !

Cassiopée crut s’éveiller d’un long et pénible cauchemar pour basculer dans un doux rêve. L’instant d’avant, elle aurait juré qu’il n’y avait rien, et maintenant voici qu’elle apercevait une petite oasis bordée de palmiers dattiers, où s’abreuvaient des animaux : des antilopes et un vieux couple de lions, qui s’éloignèrent en les voyant approcher. Ici comme ailleurs, le cheval était l’animal noble par excellence. Celui qui avait le droit de boire avant tous les autres. Surtout si l’homme le montait.

Les antilopes détalèrent au loin, tandis que les lions, sans doute plus paresseux – ou plus fiers – escaladèrent nonchalamment la dune la plus proche. De là, ils observèrent Simon et Cassiopée, qui menèrent leurs montures au creux de l’oasis.

Une douzaine de palmiers ployaient la tête en direction de l’eau comme pour s’y mirer. Les troncs tremblèrent à l’unisson lorsque Simon et Cassiopée attachèrent leurs chevaux à l’un d’eux. On aurait dit que leurs palmes se transmettaient ce message : « Des intrus ! Prenez garde ! »

Cassiopée se pencha vers l’eau, qu’une ride parcourut quand elle s’en approcha. Elle pouvait y voir son visage. Ses sourcils, en train de repousser. Et ses cheveux, qui cascadaient sur ses épaules. Quand elle plongea la main dans l’onde, elle eut l’impression d’un baiser. L’eau était tiède, et particulièrement claire. Elle en donna à son oiselle, dont les blessures avaient déjà cicatrisé, et lui caressa doucement le plumage pendant qu’elle buvait.

« C’est étrange, se dit-elle. À croire que cette oasis n’est apparue que pour nous… Comme si l’instant d’avant, là aussi, il n’y avait eu qu’un trou, comblé par son arrivée. »

— Merci, murmura-t-elle.

— À qui dis-tu merci ? demanda Simon, dont elle vit le reflet surgir auprès du sien.

— Aux dieux inconnus.

— Cela me rappelle une histoooire…, ronchonna Rufinus.

— Tu nous la raconteras plus tard, l’interrompit Simon. On donne à boire aux chevaux, on remplit nos gourdes et c’est tout. Pas de temps à perdre à pérorer.

— Oooh, fit Rufinus, choqué.

Pour le consoler, Cassiopée lui proposa :

— Tu veux boire ?

— S’il te plaîîît !

Elle prit de l’eau dans ses mains en coupe et les porta aux lèvres de l’ancien évêque d’Acre.

— Je croyais qu’il ne fallait surtout pas lui donner à boire ? fit remarquer Simon.

— Juste un petit peu, répondit Cassiopée. Ça ne peut pas lui faire de mal, et ça lui fait tellement plaisir…

Quand Rufinus eut terminé, et que toute l’eau bue commença de suinter par la base de son cou, il s’exclama :

— Quel délice ! Que c’est booon !

Considérant probablement qu’il n’y avait pas de danger, la lionne et le lion perchés sur la dune se relevèrent en bâillant. Le lion se risqua même à pousser un timide rugissement, afin d’inviter les antilopes à revenir. Et comme Cassiopée offrait maintenant à boire à son oiselle, les animaux reprirent leur place, à l’ombre des palmiers.

Quand ils se furent suffisamment désaltérés, ils remontèrent en selle.

— Regardez, dit Cassiopée. On dirait que les palmiers nous souhaitent un bon voyage.

Simon se retourna sur sa monture, et vit les arbres se balancer au gré du vent, dans un mouvement de balancier.

— C’est seulement le vent…

Depuis combien de temps chevauchaient-ils ? Le soleil avait dépassé son zénith, et l’ombre des deux cavaliers n’arrêtait pas de s’allonger.

— Il doit être entre none et vêpres, dit Cassiopée. En tout cas, on se dirige à grands pas vers la fin de l’après-midi.

— C’est évident, commenta Simon. Quoi que tu fasses, tu te dirigeras toujours vers la fin de l’après-midi. Y compris dans ton lit.

Cassiopée se dit qu’il valait mieux ne pas lui répondre. Elle avait hâte d’arriver chez les Muhalliq. Une fois chez eux, qui sait ? Peut-être trouverait-elle une bonne excuse pour se séparer de Simon. « Dommage. Il aurait fait un bon ami. Mais comme chevalier servant, il est vraiment insupportable… »

Soudain, un craquement sous les sabots de leurs chevaux les intrigua.

— Que se passe-t-il ? demanda Cassiopée. On dirait que le désert craque, comme dans une forêt.

— Bizarre, dit Simon. Vraiment bizarre.

Ils avaient beau avancer au pas, de sinistres craquements se faisaient entendre à intervalles plus ou moins réguliers. Puis ce fut systématique. Leurs chevaux avançaient parmi des bruits de verre brisé.

— Je vais voir, finit par dire Cassiopée.

Elle descendit de selle et se pencha en avant. Écartant un peu de sable avec la main, elle mit au jour le sommet d’une grosse coquille.

— Je me demande quelle sorte d’oiseau a pu pondre un tel œuf, s’interrogea-t-elle à haute voix.

L’imitant, Simon mit pied à terre lui aussi, et se pencha sur les œufs qui se trouvaient enfouis dans le sable.

— Des œufs de dragon ? On m’a dit qu’ils en avaient retrouvé autrefois, au Krak des Chevaliers.

— Leur coquille serait plus solide, déclara Cassiopée.

— Ce sont peut-être des œufs d’autruuuche, dit alors Rufinus.

— Non, dit Simon en se relevant, un crâne dans les mains.