6.

« C’est, je crois bien, le grand maître de l’ordre des assassins, des meurtriers, il en est l’abbé ou le cellérier ; c’est lui qui guide tous les autres, il guette notre or et notre argent. »

(CHRÉTIEN DE TROYES,

Guillaume d’Angleterre.)

Durant le court trajet en barque de leur nef jusqu’au débarcadère, Montferrat ne cessa de tripoter entre ses doigts un magnifique collier d’or, orné d’une croix de pierres précieuses. « Même les gonds du Vatican ont besoin d’huile pour s’ouvrir », expliqua-t-il à Cassiopée.

Mais les dieux se moquaient bien des richesses terrestres. Car s’ils avaient favorisé les riches, alors il aurait suffi de payer pour arracher au Diable les âmes qui lui avaient été confiées, et les Enfers auraient été bien vides. Non, si les dieux avaient soif, c’était d’une tout autre devise – que Cassiopée n’était pas encore parvenue à identifier.

L’or, c’était bon pour les hommes.

Justement, le pape prétendait en être un. Le Chef de l’Église, notre Frère en Christ, l’Évêque de Rome, le Successeur de Pierre, le Vicaire du Christ, le Très Saint-Père, Sa Sainteté, le Souverain Pontife et Serviteur des Serviteurs de Dieu, comme il aimait à se faire appeler, aimait autant l’argent que les titres et les majuscules.

À l’instar de Charon, le nocher des Enfers qui permettait aux âmes des morts de franchir le Styx en échange d’une obole, les papes autorisaient celles et ceux qui croupissaient en leurs geôles à en sortir en échange d’une aumône. En cette fin de XIIe siècle, ils avaient même redoublé d’imagination puisque, non contents d’enfermer les vivants, ces brillants cerveaux avaient mis au point une nouvelle invention permettant d’enfermer les morts. Non plus entre quatre planches, mais dans un lieu étrange, antichambre à la fois des Enfers et du Paradis : le purgatorium.

Pourtant, dans la chaloupe qui les conduisait au port, Cassiopée se doutait bien que, contrairement à Charon, l’Église ne se contenterait pas d’une obole. Et elle se demandait si le collier de Montferrat suffirait.

Une fois descendus à quai, ils passèrent devant la longue enfilade de tavernes qui tenaient lieu d’exergue à la Cité léonine, et qui étaient ornées de cette inscription : « Fortunatus vinum et cratera quod sitis bibe. » Autrement dit : « Si tu as de l’argent, tu bois. Sinon… »

— Ça augure bien de ce qui nous attend, souffla Simon.

Il promena son regard sur les nombreuses fenêtres qui ponctuaient les quais. Avec leurs gros carreaux de verre dépoli, par où sortaient de vives lueurs jaunes, on aurait dit les yeux d’une bête féroce.

— Autant de pièges dressés par le Diable sur le chemin du Paradis…

— Alors, ne nous arrêtons pas. En route ! fit Cassiopée en pressant le pas.

Après avoir remonté une avenue bordée de statues à l’air hautain, toutes drapées de neige, ils s’approchèrent du Vatican proprement dit. De hautes colonnades décoraient les façades de bâtiments si grands qu’ils n’en voyaient pas les sommets.

Minuscules fourmis dont les pas résonnaient sous un péristyle s’étendant à perte de vue, ils grimpèrent plusieurs séries d’escaliers, et frappèrent le heurtoir d’une porte de bronze si gigantesque qu’elle paraissait tombée du Paradis.

Sa céleste provenance ne l’empêcha pas de s’ouvrir en grinçant de façon infernale, et ils furent obligés de décliner leur identité et d’exposer une première fois l’objet de leur visite à deux gardes habillés et casqués de fer. Une fois autorisés à entrer, ils durent patienter dans une salle immense, sous les regards dédaigneux de nombreuses statues d’angelots et d’Adam à moitié dévêtus.

Montferrat ne cessait de jouer nerveusement avec son magnifique collier d’or.

— Sa Sainteté ne peut vous recevoir, leur annonça finalement l’un des camériers de Clément III. Elle vous prie de me communiquer l’objet de votre visite.

— Nous souhaiterions lui demander de gracier l’un de vos prisonniers.

— Le Vatican n’étant point une prison, nous n’avons point ici de prisonniers, répliqua-t-il sur un ton offusqué.

Simon et Cassiopée échangèrent un regard ; et comme Simon posait la main sur le pommeau de son épée, Montferrat se dépêcha de sortir le collier de son aumônière.

— En vérité, ce n’était là que la seconde raison de notre visite. La première, la voici, fit-il en montrant le collier. Nous espérions que Son Excellence accepterait cette modeste offrande, en remerciement pour tous les présents spirituels dont nous comble notre sainte mère l’Église, et pour l’aider à poursuivre son combat contre les Forces du Mal…

— C’est en effet une excellente raison. Et qui me paraît tout à fait digne du Christ, susurra le camérier en tendant la main vers la croix de pierres précieuses.

Mais Montferrat la souleva hors de sa portée, et ajouta :

— Notre seconde raison s’appelle Chefalitione. Laissez-le sortir et cette croix le remplacera, fit-il en agitant le bijou sous les yeux du prélat.

— Quel est son nom, dites-vous ? Il me semble l’avoir déjà entendu…

— Tommaso Chefalitione. Un capitaine vénitien, un marchand, un marin.

Le visage du camérier prit un air endeuillé.

— Oui, oui, je vois… Hélas, le Seigneur l’a rappelé à lui, fit-il en tournant ses paumes vers le ciel.

Cassiopée s’approcha du vieux camérier :

— Il est mort, vraiment ? Alors pourquoi n’en avoir pas informé Josias de Tyr ? Sa Sainteté lui avait promis de libérer le capitaine Chefalitione s’il parvenait à convaincre les rois de partir en croisade. Si la nouvelle de la mort du capitaine parvenait aux oreilles de l’archevêque de Tyr, je suis certaine qu’il ne pourrait plus mener la tâche qui lui a été confiée…

— Nous en chargerons quelqu’un d’autre. Ce ne sont pas les serviteurs qui font défaut au Serviteur des Serviteurs de Dieu.

— Mais combien de temps vous faudra-t-il pour lui trouver un remplaçant doté d’autant de qualités ? Or, en ce moment, chaque jour compte…

Le camérier réfléchit un instant.

— Attendez-moi ici, finit-il par leur dire.

Et il s’en alla, gravissant pesamment les immenses escaliers de marbre qui menaient aux appartements de l’évêque de Rome.

— Tu vas nous attirer des ennuis, dit Simon à Cassiopée en regardant nerveusement les hallebardiers qui faisaient les cent pas autour d’eux.

— Tais-toi. Tu ne vois donc pas qu’il a menti ? Chefalitione est vivant.

— Alors pourquoi nous avoir dit qu’il était mort ?

— Il négocie, lui apprit Montferrat. C’est un marchand.

Deux oraisons plus tard, le camérier revint. Il se frottait les mains d’un air ennuyé, comme ployant sous le poids d’un fardeau trop lourd pour ses grasses épaules.

— Sa Sainteté m’a chargé de vous informer que Chefalitione n’était point mort au sens littéral du terme, mais au sens spirituel.

— C’est-à-dire ? demanda Montferrat.

— Il a été excommunié.

— N’y a-t-il rien que l’on puisse faire ? s’enquit Cassiopée.

— Eh bien, pour le ressusciter – spirituellement, s’entend –, il va falloir des indulgences. Dire des messes. Célébrer de nombreux offices. Brûler moult cierges et bâtonnets d’encens…

— Cela doit coûter cher.

— Exactement. Mais notre sainte mère l’Église…

— N’a plus un sou vaillant, tant sont nombreux les pauvres dont elle doit s’occuper.

— Vous comprenez vite et bien. C’est un réel bonheur que de parler religion avec vous.

— Combien ?

— Deux cent mille besants d’or.

Ils en restèrent bouche bée. Même l’or et les diamants donnés à Cassiopée par Saladin ne suffiraient pas à s’acquitter d’une telle somme. Quant à Simon, il crut s’étrangler :

— C’est la rançon d’un roi !

— Celle de la Vraie Croix, à vrai dire, précisa le camérier en se signant rapidement. Or j’ai cru comprendre que ce capitaine Chefalitione avait partie liée avec, comment dire… ? cet autre personnage qui avait soi-disant retrouvé le Saint Bois.

— Morgennes ?

— Lui ou un autre, j’ai oublié son nom.

Pendant un bref instant, Cassiopée envisagea – comme Simon – de prendre la voie des armes. Mais elle se ressaisit. Un bain de sang ne réglerait pas leurs problèmes.

— Nous reviendrons vous voir, dit Montferrat en invitant ses amis à se retirer.

Le camérier de Clément III leur adressa un grand sourire, et fit signe aux hallebardiers de les raccompagner.

Quand ils ressortirent, il pleuvait à verse. Ils durent s’abriter sous une statue équestre représentant un cheval cabré et son cavalier. Là, ils reprirent leur souffle, comme s’ils s’étaient retenus de respirer au Latran tant l’atmosphère y était malsaine.

— Je crois qu’il va falloir employer la manière forte, dit Simon.

— Non, dit Montferrat. Assez de sang versé. Je vais payer ce qu’ils demandent.