25.
« J’étais le maître de la source d’airain fondu. Je dis aux djinns :
“Soufflez en elle ! Qu’elle devienne comme le feu.” »
(SOHRAWARDI,
L’Exil occidental.)
Les ayant emmenés dans sa tente, dressée au beau milieu de nulle part, Nâyif ibn Adid invita Simon et Cassiopée à prendre place sur de moelleux coussins disposés autour d’une petite table basse. Deux femmes – fort vieilles à en juger par leur extrême lenteur – vinrent leur servir un thé odorant, ainsi qu’un plat de dattes et de pistaches. Simon les observait, se demandant comment elles s’y prenaient pour ne rien renverser, tellement leurs yeux disparaissaient derrière leur voile.
— Je ne crois pas connaître tes compagnons, fit Nâyif ibn Adid en les regardant tour à tour.
— Je m’appelle Rufinuuus, ancien évêque d’Aaacre, hoqueta Rufinus depuis le coussin où l’avait déposé Cassiopée.
— Le salut soit sur toi, dit Nâyif ibn Adid en hochant la tête.
— Et moi, je suis Simon, comte de Roquefeuille, s’inclina Simon.
— Le salut sur toi aussi, Simon, comte de Roquefeuille.
Le vieux cheik eut un geste pour leur indiquer le plateau de fruits secs.
— N’attendez pas que je me serve pour commencer. J’ai perdu l’appétit…
Cassiopée hésita, mais Simon – dont l’estomac gargouillait sous les assauts de la faim – ne se fit pas prier. Il plongea la main dans le plat de pistaches.
— Gloire des Muhalliq, tant de questions me brûlent les lèvres que je ne sais par où commencer, balbutia Cassiopée.
— En ce cas, permets-moi de venir à ton secours en t’épargnant d’y réfléchir. C’est moi qui vais te dire pourquoi j’ai cru voir ton fantôme, quand tu m’es apparue tout à l’heure.
Comme le vieux cheik se levait pour s’approcher d’un meuble dans un coin de la tente, Cassiopée s’autorisa une poignée de dattes, puis une autre. À côté d’elle, Simon mâchait bruyamment – ce qui n’était pas pour déplaire au vieux cheik, ravi de voir ses hôtes faire honneur à son hospitalité. Soudain, un tintement leur fit tourner la tête.
— Reconnais-tu ce bruit ? demanda Nâyif ibn Adid à Cassiopée.
— La cloche du ralliement ! s’exclama Cassiopée, chez qui ce son ravivait de pénibles souvenirs.
Cette cloche de bronze lui avait été donnée l’été dernier, lorsqu’elle avait été chargée par Saladin d’aller réclamer des renforts à Bagdad. On l’appelait « cloche du ralliement » car la tradition voulait que tous ceux qui l’entendent s’écrient : « Renfort ! Renfort ! » et se rallient à son porteur, pour lui porter assistance. Hélas, alors qu’elle faisait route vers Bagdad, Cassiopée était tombée dans une embuscade tendue par les Assassins. La cloche était restée dans le désert, où les Muhalliq l’avaient découverte, auprès du cadavre de la chamelle de Cassiopée. Le cheik avait pleuré des larmes de sang. Non parce que Cassiopée avait échoué, mais parce qu’elle avait été capturée.
— Tu sais que je t’ai toujours considérée comme ma fille, dit-il en lui prenant les mains. Cette petite cloche, et sa cordelette de poils noirs, c’est tout ce qu’il me restait de toi. Je la faisais sonner tous les soirs, pour honorer ta mémoire. Et pour que tous ici se souviennent de la belle et noble nièce de Saladin, partie chercher des renforts à Bagdad alors qu’elle n’était qu’à moitié musulmane !
Simon regarda Cassiopée, et lui dit :
— Toi ! Tu as fait ça ! Grands dieux, c’est une bonne chose que les Assassins t’en aient empêchée !
— Tais-toi, répondit-elle froidement. Tu ne sais pas ce que tu dis.
Simon se renfrogna, et piocha une nouvelle poignée de pistaches.
— Quand ta mère est venue me voir, reprit le cheik des Muhalliq, je n’ai pu m’empêcher de lui parler de cette cloche. Et de ce que sa découverte, au beau milieu du désert, signifiait.
— Vous lui avez donc dit que j’étais morte ?
— Morte, non. Morte peut-être, oui…
À son air contrit, on voyait qu’il le regrettait.
— Comment a-t-elle réagi ?
— Par Allah, elle ne s’est pas laissé abattre ! Elle m’a dit qu’elle ne te croirait morte qu’une fois ton cadavre entre ses bras.
Cassiopée eut un sourire en repensant à sa mère. Cette réponse était typique d’elle. À sa façon, Guyane était une dure à cuire. D’ailleurs, ce n’était pas un hasard si elle l’avait envoyée, à peine entrée dans l’adolescence, à l’académie du mégaduc Coloman, le Maître des Milices de Constantinople. Elle revoyait ses cheveux poivre et sel – pris dans l’étau d’un voile quand ils n’étaient pas cachés par sa tenue de moine… Pour une raison que Cassiopée ignorait, sa mère avait toujours rechigné à la laisser s’éloigner. Peut-être parce qu’elle était une enfant particulièrement casse-cou ? Seuls ses parrains – Gargano et Chrétien de Troyes – osaient jouer avec elle. Sa mère n’était que sévérité. En vérité, Cassiopée comprenait maintenant. Sa mère n’ayant plus de famille, à l’exception de sa fille, elle avait toujours vécu dans la crainte de la perdre… Soudain, une pensée lui traversa l’esprit. Tous ces morts, là-dehors…
— Qui sont ces malheureux, enfouis un peu plus loin dans le désert ?
Deux larmes roulèrent sur les joues du vieux cheik. Sa voix trembla. Il se recroquevilla sur lui-même, comme une feuille à l’automne.
Cassiopée posa la main sur le bras du vieux cheik, qui sanglota :
— C’est mon peuple ! Mes fils, mes filles !
Simon s’arrêta de mâcher et redressa la tête.
— Des forces maléfiques, surnaturelles, nous ont attaqués peu après le départ de ta mère, poursuivit Nâyif ibn Adid. Elles se sont jetées sur nous telles des sauterelles sur un champ de blé. Nous n’avons rien pu faire pour nous défendre, sinon fuir, dans toutes les directions possibles. Peut-être avez-vous croisé certains des membres de ma tribu, errant entre les dunes ?
Il releva les yeux, pleins d’espoir.
Mais Cassiopée et Simon secouèrent la tête. Ils n’avaient vu personne – que des corps prisonniers d’un désert vitrifié.
— En apercevant votre torche, tout à l’heure, je me suis dit que peut-être… Mais non, ce n’était que vous deux. Il va falloir encore chercher.
Cassiopée n’osait pas lui parler des nombreux crânes que Simon et elle avaient écrasés avant d’arriver ici.
— Quelles sortes de forces surnaturelles ? s’enquit Simon.
— En vérité c’étaient des djinns ! Une averse de feu s’est déversée des cieux, alors qu’il n’y avait pas de nuages. Comme si on nous avait renversé sur la tête un plein chaudron de flammes. Mais ce n’était pas un chaudron. C’était l’Enfer ! Alors ne croyez pas, jamais, ceux qui vous disent qu’il est en bas, dans les régions inférieures de la Terre. L’Enfer est tout autour de nous !
— Justement, dit Cassiopée, nous voulons nous y rendre.
Le cheik des Muhalliq darda sur elle deux yeux brillants de fièvre.
— Qui vous dit que vous n’y êtes pas déjà ?
Simon déglutit, et demanda :
— Vous avez parlé de djinns…
— Ce sont des sortes de démons, lui apprit le cheik des Muhalliq. Des esprits malfaisants, même s’il arrive qu’on en trouve de bons. Parfois. Rarement…
Nâyif ibn Adid se servit une tasse de thé, mais sa main tremblait. Renonçant à boire, il reposa sa tasse et poursuivit :
— Les djinns sont des esprits élémentaires. De l’eau, du vent, de la terre ou du feu. En l’occurrence, ceux qui se sont abattus sur nous étaient du feu. C’est Sohrawardi qui les a invoqués.
— Sohrawardi ? Mais il est mort, objecta Simon. Je l’ai vu se faire dévorer par les flammes, lors du combat sous le dôme du Rocher.
— Celui qui commande au feu ne peut pas être tué par le feu…
— Ça, c’est bien vraaai, hoqueta Rufinus.
— Mais que vous voulait-il ?
— À moi ? Probablement rien, sinon je ne serais pas là pour vous parler. Nous supposons qu’il en avait après certains membres ou invités de ma tribu, ajouta-t-il en étreignant la main de Cassiopée.
Des larmes embuèrent les yeux du vieux cheik, qui aimait tant les arts qu’il avait toujours eu à cœur d’inviter à sa cour des artistes du monde entier. C’est ainsi qu’en l’an de grâce 1178, Chrétien de Troyes avait été convié à séjourner chez lui en compagnie de son protecteur et ami le comte de Flandre.
— Comme toutes les mères dont l’enfant s’est absenté trop longtemps, poursuivit le vieux cheik, Guyane de Saint-Pierre s’inquiétait pour toi. Elle arrivait du Krak, où elle espérait qu’on lui apprendrait où tu te trouvais. Mais Alexis de Beaujeu ne t’avait pas revue depuis ton départ de Terre sainte…
— Je sais, nous en venons.
Le vieux cheik hocha lentement la tête, et caressa sa tasse de thé – sans doute pour se réchauffer la main.
— Alors vous savez qu’elle a appris la mort de ce chevalier Morgennes – votre père, m’a-t-elle dit.
— Oui.
— À tort ou à raison, elle était persuadée que vous étiez auprès de lui.
— En Enfer ? fit Simon.
— En Enfer, hélas oui.
Cassiopée tourna la tête du côté du désert où il y avait autant de morts que de graines dans un champ juste après les semailles.
— Ma mère fait-elle partie des victimes des djinns ?
— Heureusement non, Cassiopée. Dans son infinie bonté, Allah n’a pas permis que cela arrive. D’ailleurs, Guyane est beaucoup trop rapide. Quand les feux de l’Enfer se sont abattus sur nous, elle était déjà loin.
— Où est-elle partie ?
Il fit un geste de la main, pour indiquer une direction.
— Beaucoup plus au nord et à l’est. Là où nous n’allons pas. Dans un endroit où personne ne va depuis que les armées d’Alexandre le Grand en ont muré l’accès.
— Mais où ?
— On appelle cet endroit le « Val ténébreux », « Ténébroc » ou encore « Tartarie ». On dit qu’une nuit sans fin y règne, que ce n’est qu’une succession de steppes, sans ravins ni montagnes. On dit aussi qu’Alexandre le Grand le contourna, de crainte d’y perdre son armée. Et qu’il interdit à quiconque d’en fouler le sol, sous peine de voir son âme dévorée par les démons.
— Oui, dit Rufinus. J’ai lu aussi beaucoooup de textes à ce sujet. On dit surtout qu’une pooorte gigantesque en barre l’accès, pour empêcher les démooons d’en sooortir.
— Mais pourquoi ma mère se serait-elle rendue là-bas ?
— Parce qu’elle pensait t’y retrouver, répondit Nâyif ibn Adid. Au côté de Morgennes… Quelle ironie qu’elle soit partie si rapidement ! À force de te courir après, elle t’a dépassée.
— Enfin, elle est en vie… Mais dites-moi, si ce n’était pas ma mère, qui donc était visé par le Maître des Djinns ?
Nâyif ibn Adid écarta les mains, en signe d’ignorance.
— Dieu seul le sait. Ma tribu comptait autrefois trois mille tentes. Depuis que les djinns ont sévi, elle n’en compte plus qu’un millier. Mais ce qui est certain, c’est que les feux de l’Enfer se sont concentrés sur une zone en particulier.
— Laquelle ?
— Celle des invités.
Cassiopée eut une intuition, et s’enquit :
— Hébergiez-vous un artiste du nom d’Hassan Basras ?
— Oui. Pourquoi ?
— Est-il… ?
— Tous les crânes se ressemblant plus ou moins, il est difficile de dire à qui appartenait celui-ci, à qui appartenait celui-là. Mais nous n’avons jamais revu Hassan Basras. Or il n’a pas quitté le camp.
— Une bien triste nouvelle, lâcha Simon en se relevant.
Il se massa les genoux, comme s’apprêtant à repartir, et dit :
— Bien. Nous n’allons pas abuser de votre hospitalité plus longtemps, nous avons une longue route devant nous.
Cassiopée le regarda, interloquée, tandis que Rufinus ouvrait une bouche toute ronde. On ne prenait jamais congé d’un cheik. On attendait que ce soit lui qui nous congédie, fallait-il pour cela patienter plusieurs heures – voire, lorsque son hospitalité se faisait insistante, plusieurs lunes. Simon était on ne peut plus grossier.
— Il se fait tard, dit doucement Nâyif ibn Adid. Et je suis fatigué…
Prenant à son compte le manque de savoir-vivre de Simon, le cheik des Muhalliq conviait ses hôtes à le laisser. Pourtant, Cassiopée était loin d’avoir vidé son carquois de questions. Elle souhaitait l’interroger plus avant sur Hassan Basras, et notamment lui demander :
— Est-ce Hassan qui a peint ceci ?
Elle montra au vieux cheik le petit tableau que lui avait donné Conrad de Montferrat, celui d’où le mystérieux cavalier ressemblant à Taqi s’était évaporé.
— Oui, c’est bien l’une de ses œuvres.
— Quel dommage qu’on ne puisse s’entretenir avec lui ! N’a-t-il pas une famille ? Quelqu’un à qui je puisse parler ?
— Malheureusement, ou heureusement, il n’avait personne. Comme beaucoup d’artistes, c’était un solitaire. Tout ce qui reste, c’est une partie de son matériel. Il l’avait laissé sous ma tente, où il exécutait mon portrait…
Cassiopée regarda dans la direction que lui indiquait Nâyif ibn Adid, et vit quelques petits pots de terre posés à côté d’une planche de bois.
— Ce sont là ses couleurs. Certaines sont très rares, et difficiles à obtenir. Il les a créées lui-même, à partir de pigments provenant de champignons ne poussant que dans un seul endroit au monde. Ces pigments, une fois broyés, sont agglutinés dans de l’huile de lin à laquelle il associe diverses essences… C’est une méthode tout à fait originale, et des plus innovantes. Si j’ai bien compris, il la doit à un moine appelé Pixel, un armier…
— Qu’est-ce qu’un armier ? demanda Cassiopée.
— Quelqu’un qui communique avec les morts.
De toutes les tribus de bédouins, superstitieuses par nature, celle des Muhalliq était probablement la plus encline à croire au pouvoir des pentacles et autres inscriptions cabalistiques. C’étaient eux qui, peu avant la bataille de Hattin, avaient tracé sur la peau de Cassiopée certains versets du Coran et symboles alchimiques destinés à la protéger. Eux qui lui avaient offert le plus célèbre des porte-bonheur de l’islam, la main de Fatima. Ces enchantements, lui avaient-ils assuré, l’aideraient à accomplir son destin.
Mais comme Simon trépignait à l’entrée de la tente, Cassiopée ne s’étendit pas davantage sur ce sujet et posa juste une question :
— Ces champignons, d’où proviennent-ils exactement ?
— Des marécages de Noir Lac, en Éthiopie. D’après Hassan Basras, c’est là que ces champignons – des Vita verna – prolifèrent. Ce qui ne les empêche pas de valoir une fortune. Car, pour une raison qu’il ne m’a pas expliquée, ils sont extrêmement durs à obtenir. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit allé les ramasser lui-même…
Voyant que Simon était parti, Cassiopée se hâta de demander au vieux cheik :
— Puis-je vous emprunter l’un de ces pots ?
— Prends-les tous. Je ne pense pas que qui que ce soit vienne me les réclamer. D’ailleurs, il avait presque achevé mon portrait.
Il s’approcha du tableau auquel travaillait l’artiste, et le considéra d’un air grave. Nâyif ibn Adid s’y trouvait représenté debout, aussi pâle qu’une ombre, sur un fond rouge et noir.
— Comme la tempête qui s’est abattue sur nous, remarqua-t-il amèrement.