38.

« Il faut laisser les morts dormir avec les morts.

Dans ce monde d’iniquité, ne sois pas la proie de la peine Avec l’ami aux douces lèvres et à la stature de fée Livre ton cœur et bois ton vin, ne jette pas ta vie au vent… »

(OMAR KHAYYAM,

Les Quatrains Rubbâ’yât.)

Guyane de Saint-Pierre n’en croyait pas ses yeux.

Cassiopée était là, vivante ! Caressant le front de sa fille, l’embrassant tendrement, elle lui prodigua toute la tendresse qu’elle avait omis de lui donner pendant presque vingt ans.

« Merci mon Dieu ! Je savais bien que Nâyif ibn Adid se trompait ! » se disait-elle en repensant à la cloche de bronze que le cheik des Muhalliq lui avait montrée. « Pourquoi ai-je attendu d’être à Damas pour embrasser ma fille ? »

Elle se rappela la naissance de Cassiopée, au Caire, le 23 décembre de l’an de grâce 1169. Puis leur arrivée en France, où Chrétien de Troyes et le père Poucet (Dieu ait leur âme !) les avait recueillies – avant de les faire entrer à Saint-Pierre de Beauvais, déguisées en moines. Pas question, donc, de témoigner un quelconque amour à la jeune personne qui la suivait partout. Ce qui ne les avait pas empêchées d’y être heureuses.

C’était d’ailleurs pour rendre hommage à cette abbaye que Guyane avait choisi de prendre comme nom de famille Saint-Pierre ; car de famille, hormis sa fille, elle n’en avait pas… Sa mère – Aliénor d’Aquitaine – considérait qu’elle n’existait pas ; et son père – Chirkouh le Volontaire – était mort depuis longtemps. Tué par Morgennes. Certes, il y avait bien ce dernier – avec qui elle s’était mariée. Mais elle ne l’avait pas revu depuis presque vingt ans…

— Cassiopée, murmura-t-elle. Guéris, je t’en supplie…

Grâce aux soins du bon docteur Ibn al-Waqqar, l’ancien médecin de Nur al-Din et maintenant celui de Saladin (quand il séjournait à Damas), Cassiopée se rétablissait doucement. Mais il lui faudrait des mois pour récupérer de l’épreuve qu’elle avait subie en Tartarie, par la faute de Simon.

— C’était à cause de l’épée…

— Comment ? demanda Guyane de Saint-Pierre. Que dis-tu ?

— Crucifère…, articula Cassiopée.

Guyane regarda l’épée, toujours glissée dans son fourreau, auprès du lit où sa fille reposait. Crucifère ! C’était donc la fameuse épée que Morgennes avait momentanément renoncé à chercher parce que Amaury Ier de Jérusalem lui avait ordonné de se mettre en quête de la « femme qui n’existait pas » – c’est-à-dire d’elle-même.

Curieuse, Guyane se leva du fauteuil qu’elle n’avait pratiquement pas quitté depuis que Gargano avait ramené Cassiopée, et se dirigea vers l’épée.

— Te voici donc…

Telle une femme à qui l’on aurait présenté la maîtresse de son mari, elle considéra l’épée d’un air grave, sans oser la toucher. « Cette croix… » Avisant la croix de bronze sertie dans la poignée de l’épée, elle reconnut la croix que Morgennes portait toujours sur lui. « La croix de son père. »

— Papa…, soupira Cassiopée. Morgennes !

Guyane de Saint-Pierre se tourna vers sa fille, les yeux baignés de larmes. « Pardon, ma petite, ma chérie. Pardon de t’avoir caché pendant toutes ces années son existence. » Réfrénant un soupçon de colère – la colère qui l’avait saisie en apprenant que Morgennes avait empoisonné son propre père, Chirkouh le Volontaire –, Guyane s’approcha de l’épée et la tira du fourreau. Dans la lumière du jour, qui entrait par les grandes fenêtres ceintes de rideaux blancs du bimaristan, Guyane voyait la lame briller d’une lueur métallique, argentée.

Après avoir examiné sa rivale quasi dédaigneusement, elle la remit au fourreau et revint auprès de sa fille. « Qui aurait dit que tu deviendrais une guerrière ? »

— Ton père, probablement, soupira-t-elle en se rappelant combien Morgennes avait rêvé d’être adoubé chevalier.

— Maman ?

Cassiopée ouvrit un œil, et regarda sa mère, qui lui tenait la main.

— C’est bien toi ?

— Je suis là, ma chérie.

Guyane se pencha sur sa fille et la serra dans ses bras.

— Je suis heureuse de t’avoir retrouvée, murmura Cassiopée.

— Moi aussi.

La mère et la fille s’étreignirent un long moment, au bout duquel Cassiopée demanda :

— Tu vas rentrer au couvent ?

— Non, répondit Guyane. Plus maintenant…

Elles se séparèrent, et Cassiopée – qui avait repris des couleurs – se redressa dans son lit, regardant autour d’elle.

— Où suis-je ?

— À Damas. C’est Gargano qui vous a ramenés, Simon, Rufinus et toi, avec l’aide d’un jeune chevalier prénommé Emmanuel.

— Emmanuel ? Qui est-ce ?

— Un ami de ton père.

— Ce n’est donc plus vraiment un jeune homme ?

— Si. Car si j’ai bien compris ce qu’il m’a raconté, il n’était encore qu’un enfant quand ton père l’a pris à son service. Il a été son écuyer.

— Alors ce doit être quelqu’un de bien.

— Je le crois, oui.

Soudain prise d’un violent mal de tête, Cassiopée se massa le front, et dit :

— Et papa ? Tu l’as…

— Hélas, non, je ne l’ai pas retrouvé – si c’est là ta question. Mais d’une certaine façon, tu sais, ton père ne nous a pas quittées. Il est là, dit-elle en posant la main sur le cœur de sa fille, et là aussi, ajouta-t-elle en se touchant le cœur.

— J’aurais tellement aimé mieux le connaître.

— Je sais. Mais c’est encore possible. Il existe une bibliothèque, en France, où Chrétien de Troyes a caché un important manuscrit. Il y raconte sa rencontre avec ton père et les voyages qu’ils firent ensemble.

— Où est ce manuscrit ?

— À Saint-Pierre de Beauvais. Dans la bibliothèque de l’abbaye, il existe un passage secret menant à une seconde bibliothèque, où sont précieusement gardés toutes sortes de manuscrits enluminés. L’un d’eux n’est autre que celui de Morgennes, sur lequel Chrétien a travaillé bien des années, sans pouvoir l’achever. Ce livre raconte l’histoire de ton père, de sa naissance à son adoubement… Va à Saint-Pierre, trouve-le, et si tu veux connaître ton père, plonge-toi dans cet ouvrage.

Cassiopée serra la main de sa mère et promit :

— Je le récupérerai. Foi jurée !

Guyane eut un immense sourire.

— Ma chérie, j’ai un aveu à te faire…

Cassiopée regarda sa mère et attendit qu’elle lui parle. Mais Guyane ne savait comment aborder le sujet, alors Cassiopée lui dit :

— Tu as rencontré quelqu’un, dont tu es amoureuse. Cela se lit sur ton visage.

Guyane eut un nouveau sourire, et murmura un « merci » du bout des lèvres. À presque quarante ans, elle avait acquis une manière de beauté que bien des filles du tiers de son âge enviaient. Une sorte d’assurance, une façon d’être au monde qui lui permettait sans fausse honte de profiter des plaisirs de la vie.

— Je suis heureuse comme jamais…

Elle n’acheva pas sa phrase, parce qu’elle n’avait pas très envie d’avouer à sa fille que l’homme qu’elle avait rencontré la comblait plus que son père.

— Merci, maman.

— Pourquoi me remercies-tu ?

— Parce qu’une mère heureuse est le plus beau cadeau dont puisse rêver un enfant. Avec un père heureux…

— Je n’entre plus au couvent, foin de Dieu ! Je pars en Inde, retrouver mon ami.

— En Inde ? C’est un Indien ?

— Non. C’est un Français, qui s’appelle Philippe. Mais il connaît bien les trois Indes – et leurs langues. Il a jadis été le médecin et l’ambassadeur extraordinaire de Sa Sainteté Alexandre III, qui l’avait envoyé rencontrer… Ma chérie, peux-tu garder un secret ?

— Les Arabes ne disent-ils pas : « Mieux vaut embrasser un serpent que confier un secret à une femme » ?

— Ils le disent, oui. Mais tu es ma fille, et c’est à elle que je m’adresse. Tu sais que je suis partie l’année dernière en toute hâte pour la Terre sainte parce que j’avais envie de te revoir…

— Oui, je l’ai lu dans ta lettre.

— En fait, ce n’était pas l’unique raison.

Guyane se mordilla la lèvre, comme si ce qu’elle avait à lui apprendre allait beaucoup lui coûter. Pourtant, sa décision était prise. Elle en parlerait à sa fille, et tant pis si elle ne la croyait pas. Quittant une nouvelle fois sa chaise, elle marcha vers la table où elle avait posé un petit paquet, enveloppé dans de la toile. Le défaisant, elle en montra le contenu à sa fille.

— Un tableau ! s’exclama Cassiopée.

— Une icône, peinte il y a plus d’un demi-siècle par un ami de ton grand-père, le propre père de Morgennes… C’est sa contemplation qui m’a donné le goût de la peinture. C’est grâce à elle, en quelque sorte, que je pratique l’enluminure. Regarde.

Cassiopée examina la peinture et vit un jeune homme au regard pétillant de malice et au corps tatoué.

— C’est lui, mon grand-père ?

— Non. L’individu que tu vois là s’appelle Azyme. C’était un copte que j’ai bien connu, un grand ami de ton père et moi. Dans sa jeunesse, il avait accueilli chez lui le père de Morgennes, qui voyageait en compagnie d’un certain moine, prénommé Pixel.

— Pixel… J’ai déjà entendu ce nom, dit Cassiopée en s’efforçant d’assimiler les informations que sa mère lui livrait. N’était-ce pas un armier ? Un homme capable de parler aux morts ?

— Oui. Mais c’était surtout un peintre de très grand talent. Il est mort assassiné il y a une quarantaine d’années, par des tueurs qui l’ont forcé à boire ses pots de peinture…

— Quelle horreur !

— Ce tableau est presque tout ce qui me reste de ton père. C’est Azyme qui me l’a offert, parce que…

Guyane parut bouleversée et sur le point de fondre en larmes. Se ressaisissant, elle dit :

— J’ai tant de choses à te dire, ma douce et bien-aimée fille, que je ne sais par où commencer. Je te demande de m’excuser. Cette icône a changé, mystérieusement. Azyme m’avait offert une peinture le représentant en compagnie de ton grand-père – le père de Morgennes. Or ton grand-père a disparu. Je sais que ça va te paraître incroyable, mais cette icône – qui était tout ce qui me reliait à Morgennes – s’est modifiée l’année dernière. À peu près au moment où ton père mourait. À cette époque, évidemment, je n’avais aucune raison de repenser à lui. Cela faisait tellement d’années que nous étions séparés. Mais quand je me suis aperçue que ton grand-père s’était effacé de cette icône, j’ai su qu’un drame était arrivé.

Cassiopée pâlit brusquement, déclarant :

— C’est incroyable ! Sur un tableau peint par un artiste musulman, prénommé…

— Hassan Basras.

— Tu le connais donc ?

— Bien sûr. Je suis allée le voir, chez les Muhalliq. Comme c’est un très fin connaisseur des arts, j’avais pensé qu’il pourrait me renseigner sur les techniques employées par Pixel pour peindre cette icône. Et ce fut, en effet, une rencontre des plus fructueuses. Il m’a dit employer les mêmes pigments que ceux dont s’étaient servis certains peintres de l’Antiquité. Pigments, m’expliqua-t-il, ayant la propriété de donner vie à ceux qu’ils représentaient… Je sais qu’il travaillait au portrait de Nâyif ibn Adid. J’espère qu’il l’a terminé.

— Maman, il est mort.

— Mort ? Mais comment ?

— Les Assassins l’ont tué.

Cassiopée lui raconta ce qu’elle avait vu dans le désert de Chamiyé, et ce que lui avait expliqué Nâyif ibn Adid – pour qui la terrifiante tempête de feu qui s’était abattue sur sa tribu ne pouvait être que l’œuvre de Sohrawardi, Maître des Djinns et redoutable nécromant au service du Vieux de la Montagne…

Les deux femmes se regardèrent un moment sans parler, puis Guyane de Saint-Pierre déclara :

— Écoute-moi, Cassiopée. Tu dois penser à toi. Et laisser les morts dormir avec les morts. Tu devrais repartir en France, récupérer le manuscrit de Chrétien de Troyes et te marier…

— Maman, l’interrompit Cassiopée, il n’est pas encore temps. Je suis d’accord avec toi. J’ai eu tort d’entraîner Simon dans ma folle quête des Enfers – en Tartarie ou Dieu sait où. Car le seul Enfer que j’y aie trouvé, c’est celui que j’ai créé. Surtout, quoi qu’il arrive, c’est une quête que je dois accomplir seule… Même si, en t’écoutant, j’en arrive à me dire que papa vivra toujours, pourvu que je parvienne à le coucher – non pas en terre, mais dans mon œuvre.

Guyane de Saint-Pierre lui caressa la joue.

— Si un jour tu vas en Inde, viens me voir. Je réside au palais du prêtre Jean.

— Le prêtre Jean ? N’est-ce pas à lui qu’obéissent les Tartares ?

— Pour le moment, mais ils sont fiers et farouchement indépendants. Or quand celui dont je partage désormais la vie a appris quel était l’objet de ma quête, il leur a demandé une carte des Enfers. Au lieu de la lui offrir respectueusement, ils ont cherché à la lui vendre… Philippe craint que ce ne soit un premier signe de rébellion contre son autorité. On peut tenir les gens par des fictions, jusqu’à ce qu’une crise éclate…

— Des fictions ? De quoi parles-tu ?

Guyane eut un sourire énigmatique, et avoua :

— Après avoir en vain parcouru l’India Maior, Minor et Media à la recherche du prêtre Jean, Philippe a compris que ce n’était qu’une légende. Qui l’a forgée ? Quand ? Pour quelles raisons ? Le temps nous l’apprendra peut-être, mais pour l’instant nous n’en savons rien. Ce que je peux te dire, cependant, c’est comment Philippe a repris cette légende à son compte. Avec ses draconoctes – ces soldats d’élite chargés de chasser les dragons –, il s’est forgé un royaume en Inde, où il a pris le titre de « prêtre Jean ». Personne, jusqu’à présent, n’est venu le lui contester. C’est sous ce nom qu’il règne désormais sur les trois Indes et les royaumes alentour, dont la Tartarie. Et c’est cet homme que j’ai rencontré en vous cherchant, ton père et toi…

— Je l’avais deviné, quand j’ai croisé Gargano, au pied de l’Arbre Sec.

— Grâce aux bottes que Poucet m’a léguées, j’ai parcouru des milliers de lieues avant d’arriver à cet arbre. Et c’est là, dans ses branches, que j’ai découvert une carte. L’âge et les intempéries l’avaient fort endommagée, mais j’ai décidé de la suivre et d’aller là où elle me disait d’aller.

— C’est-à-dire ?

— Dans le royaume du prêtre Jean !

— Mais je croyais qu’il n’existait pas ?

— À mon arrivée, il existait. Philippe l’avait fondé. Cassiopée trouvait formidable la façon dont les légendes prenaient vie, presque indépendamment des volontés humaines. Comme si les idées s’imposaient aux hommes, quoi qu’ils fassent pour leur échapper. Ce n’était ni une question de folie ni une affaire de raison. Certaines idées devaient naître. L’humanité leur servait de réceptacle. Voilà tout.