47.

« Je suis le lieutenant des rois d’Oultremer, lesquels ne m’autoriseraient pas à t’abandonner la ville. »

(CONRAD DE MONTFERRAT, cité par Abu Shama,

Le Livre des deux jardins.)

Debout sur les créneaux de Tyr, Conrad de Montferrat regardait s’approcher le long convoi de prisonniers que les mahométans venaient de libérer. Leur escorte partie, il leva la main pour indiquer à ses hommes de ne pas abaisser le pont-levis.

— Je veux d’abord leur parler.

Parmi les nombreuses bannières colorant le cortège de ceux qui désiraient entrer dans sa cité, il avait reconnu celle de l’ancien roi de Jérusalem : Guy de Lusignan. Or, pour lui, cet étendard ne signifiait plus rien. Avec le désastre de Hattin, Guy avait perdu tout son prestige, toute légitimité à gouverner ; ce qui ne l’empêchait pas de hurler, du haut de son cheval tout crotté :

— Ouvre à ton roi !

— À qui ? demanda Conrad, feignant d’avoir mal entendu.

— À nous, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem !

Conrad sourit, répliquant :

— Un roi ? Où ça ?

— Conrad ! Pour la dernière fois, je te somme de nous ouvrir les portes de Tyr. Sinon…

Guy s’interrompit.

« Sinon quoi ? » C’était ce que tous se demandaient, en bas comme en haut des créneaux. Conrad défia Guy du regard, croisa les bras et lui sourit de manière on ne peut plus narquoise.

— Sinon quoi ? lança-t-il. Cela fait plus d’un an que mes braves et moi résistons aux troupes de Saladin, et tu voudrais m’obliger à t’ouvrir ? À toi et à tes douze cavaliers ? Peuh ! Jamais ! Si je t’autorise à entrer ici, ce ne sera pas en roi – mais en humble soldat, prêt à combattre sous mes ordres.

Au pied des murailles, un murmure de mécontentement parcourut la douzaine de chevaliers qui entouraient Sa Majesté.

— Peut-être devriez-vous me laisser lui parler, dit une forme encapuchonnée juste à côté du roi.

— Non, répliqua Guy. Je suis le roi. Si quelqu’un doit convaincre ce petit marquis de m’ouvrir les portes de ma cité, c’est moi !

— À votre guise, acquiesça Cassiopée. Comme vous dites, c’est vous le roi.

Elle fit reculer son cheval auprès de ses compagnons de voyage : Emmanuel, Gargano, Kunar Sell et Guillaume de Montferrat.

— Il devrait me laisser parler à mon fils, dit le vieux marquis à Cassiopée. Conrad m’ouvrirait…

— Justement. Guy ne veut pas que ce soit à vous que Conrad ouvre. Mais à lui…

— Conrad ne cédera jamais, soupira Guillaume. Je connais mon fils. Quand il est persuadé de défendre une juste cause, on ne peut pas plus le faire changer d’avis que dévier une flèche de sa course.

— Quelle juste cause défend-il, au juste ? demanda Emmanuel.

— Mon fils est persuadé que si Tyr tombait entre les mains de Guy de Lusignan, un nouveau désastre se produirait. Or il voit dans Tyr la seule chance pour les chrétiens de reprendre pied en Terre sainte, et de délivrer à nouveau Jérusalem. Il préférerait mourir que capituler.

Guillaume échangea un regard plein de tristesse avec Cassiopée. Ils n’avaient pas oublié comment, au moment de négocier la reddition de la ville avec Conrad de Montferrat, celui-ci avait refusé de céder au chantage du sultan.

— Finalement, Saladin ne m’a pas tué, soupira Guillaume en crispant les poings sur ses rênes.

— Mon oncle sait reconnaître le courage. Votre fils aussi, d’ailleurs.

Leur conversation fut de nouveau interrompue par Guy, qui continuait de s’égosiller.

— Conrad, ouvre-moi tout de suite les portes, sinon je vais à Tripoli !

— Va en Enfer si ça te chante, peu me chaut.

Guy fit un geste pour signifier à Conrad qu’il ne l’écoutait plus, et se tourna vers Gérard de Ridefort et les autres cavaliers :

— Conrad n’est qu’un traîne-chausses, qui préfère le confort de Tyr plutôt que le combat avec l’ennemi. C’est pourquoi nous, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, invitons tous ceux qui veulent poursuivre le combat à nous accompagner à Tripoli.

— Poursuivre le combat ? dit Emmanuel, étonné. Mais vous aviez promis de traverser la mer.

— Et j’ai tenu promesse. J’ai navigué un peu, avant de revenir ici.

— C’est indigne d’un roi, s’offusqua Emmanuel.

— Parce que vous comptez rendre les armes, peut-être ?

— Je n’ai jamais juré de le faire. Saladin ne m’a rien demandé.

— Je vois, ricana Guy. Mais il est vrai qu’en tant qu’ancien écuyer de Morgennes, vous êtes expert en façon de vous arranger avec votre conscience…

— Mon père n’était pas un traître ! s’écria Cassiopée.

— Bien sûr que non, répliqua Lusignan. S’il s’est converti à l’islam, c’était seulement par goût de l’aventure.

— C’était pour continuer à servir sa foi.

— Si c’était le cas, pourquoi ses frères de l’Hôpital l’ont-ils jugé et condamné ?

— Parce qu’il est allé les trouver, et n’a pas craint d’affronter leur tribunal.

Gérard de Ridefort fit avancer son cheval vers Cassiopée, et lui dit :

— Je connais bien cette affaire, mademoiselle, car j’y ai moi-même participé. Or, j’aimerais savoir ceci : si votre père est le héros que vous dites, alors où est la Vraie Croix ?

— À Rome, murmura Cassiopée.

— Vraiment ?

Prenant à témoin la douzaine de cavaliers qui l’entouraient, il poursuivit :

— Elle est à Rome, et nous n’en savons rien ? Depuis Urbain III, deux Très Saints-pères se sont succédé au Saint-Siège, et ils ne nous ont pas informés de cette glorieuse nouvelle ? Foutaises ! Non, moi je crois que si Morgennes a renié, c’est tout simplement parce que c’était un lâche.

— Retirez vos paroles, ou je vous les rentre dans la gorge, fit Cassiopée en dégainant Crucifère.

Ridefort la regardait en ricanant, s’amusant beaucoup de l’avoir mise en colère aussi facilement.

— Cassiopée, calmez-vous, dit Emmanuel.

Il lui posa la main sur le bras, et dit à Guy de Lusignan :

— Sire, je crois que nous allons rester à Tyr. Je dois d’ailleurs y retrouver mes frères…

— Mon Dieu mais c’est terrible, poursuivit Ridefort sur un ton sarcastique. Vous entendez ça, vous autres ? Cette donzelle et l’ancien écuyer de Morgennes ne veulent pas se joindre à nous, pour poursuivre le combat ! Mais c’est une catastrophe !

Et tous de s’esclaffer.

— Je reste avec eux, dit Guillaume de Montferrat en regardant Emmanuel, avec qui il avait autrefois tenté de sauver la vie de Baudouin IV.

— Bon débarras, ricana Ridefort. Ce n’est pas votre faible bras qui nous manquera.

— Je reste aussi, dit Gargano.

Ridefort se contenta de hausser les épaules. Gargano ? C’était qui, ce drôle ?

— Et toi ? demanda-t-il à Kunar Sell. Je suppose que tu as épousé la cause de ces pleutres ?

— Moi, contrairement à toi, répondit le Danois au front tatoué d’une croix, je tiendrai ma promesse.

— Ça t’arrange bien ! ricana Ridefort.

Soudain, Guy de Lusignan – dont le regard avait été attiré par la magnifique épée que Cassiopée avait dégainée – s’enquit :

— Dites-moi, cette épée ne serait-elle pas Crucifère ?

— Si fait, répondit Cassiopée.

— C’est l’épée des rois de Jérusalem…

— C’était celle de mon père, répliqua Cassiopée.

— Et, avant lui, celle de Baudouin IV et d’Amaury Ier.

— Et, avant eux, celle de saint Georges, ajouta Emmanuel, qui connaissait bien l’histoire de Crucifère pour l’avoir entendu raconter de la bouche même d’Amaury Ier.

— Cette épée est à moi ! déclara rageusement Lusignan.

— Pas plus que Tyr ! répliqua Cassiopée sur un ton déterminé.

Voyant Gargano serrer les poings, Kunar Sell empoigner sa lourde hache danoise et Emmanuel tirer son épée, Lusignan temporisa.

— Je vous autorise à me la garder, pour le moment. Mais quand je serai remonté sur le trône, il faudra me la rendre.

— On verra.

— C’est tout vu.

Puis, se tournant vers les épais remparts depuis le sommet desquels Conrad et ses hommes avaient observé cette scène, il cria :

— Hé, vous autres ! S’il y a encore des braves parmi vous, je vous invite à me rejoindre à Tripoli. Ça vous changera de l’air vicié de Tyr, où vous vous contentez d’attendre des secours qui ne viendront jamais.

— Détrompe-toi, ils sont déjà en route, répondit Conrad. On vient de m’informer de l’entrée de Barberousse à Laodicée, trente jours seulement après avoir franchi les Dardanelles.

— Balivernes ! tonna Guy.

Conrad se pencha entre les créneaux, et continua :

— Cent mille hommes l’accompagnent ! Il suit le même itinéraire qu’Alexandre le Grand et, comme lui, se rend à Tyr !

— Mon royaume que non !

— Tu n’as plus de royaume à miser.

Guy de Lusignan haussa les épaules, et poursuivit :

— Pour la dernière fois, laisse-moi entrer dans ma cité !

— Tu me demandes, répondit Conrad, de te livrer une ville qui ne t’appartient pas plus qu’à moi, car je n’en suis que le gardien. Ses véritables maîtres s’appellent Plantagenêt, Philippe de France et Barberousse. Oserais-tu te mesurer à eux ?

— Je l’ose !

— Alors en leur nom je te dis ceci : Tu n’entreras point !

Lusignan fit faire demi-tour à sa monture en marmonnant :

— Assez parlé avec ce concierge.

Quand il eut pris suffisamment de distance par rapport aux murailles de Tyr, il dégaina l’épée qu’il avait au côté, se dressa sur ses étriers et déclara d’une voix tonitruante ce magnifique discours, qui devait résonner pour les siècles et les siècles et inspirer le cœur des braves :

— Le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Car la chrétienté n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a l’Europe derrière elle. Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux du royaume de Jérusalem. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de Hattin. Cette guerre est une guerre sainte. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n’empêchent pas qu’il y a, dans le monde, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour les Infidèles. Foudroyés aujourd’hui par les forces païennes, nous pourrons vaincre dans l’avenir si Dieu le veut ! Le destin du monde est là. Nous, Guy de Lusignan, invitons les chevaliers et les soldats chrétiens qui se trouvent en Terre sainte ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les sapeurs, les artisans et tous les ouvriers spécialisés dans l’armement qui se trouvent en Terre sainte ou qui viendraient à s’y trouver, à nous rejoindre à Tripoli afin de poursuivre le combat. Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance chrétienne ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas !

À peine eut-il fini de parler que ses hommes dégainèrent à leur tour leur épée et la brandirent vers le ciel, avant de la heurter bruyamment contre leur bouclier. Enfin, ayant longuement acclamé leur roi, ils s’en allèrent vers Tripoli.

Lorsqu’ils furent partis, seuls cinq chevaux restaient encore sous les remparts de la cité. Le lourd pont-levis s’abaissa dans un grondement de chaînes, et Conrad de Montferrat fit son apparition. Il s’avança vers son père, et l’étreignit chaleureusement.

— Père ! Je me réjouis de vous revoir en vie ! J’aurais bien donné l’ordre de préparer un festin pour fêter nos retrouvailles, mais j’ai, hélas, déjà commandé qu’on rationne les vivres.

Cependant Guillaume n’avait nul besoin d’un banquet. Revoir son fils lui donnait plus de joie encore que la danse de Cassiopée, sous la tente de Saladin.

— Tu dois un père à Saladin, dit-il en embrassant tendrement son fils. Ainsi qu’à Cassiopée.

— Je n’oublierai pas, répondit Conrad en se tournant vers elle pour lui demander : Si j’ai bien compris, vous ne l’avez donc pas retrouvé ?

Cassiopée descendit de sa monture, et en confia les rênes à l’un des pages de Conrad.

— Hélas non, soupira-t-elle. Se rendre aux Enfers est beaucoup plus difficile que ne le croyait Virgile. À ce propos, comment va Chefalitione ?

— Suivez-moi au port, répondit Montferrat. Vous verrez par vous-même.