48.

« Chagrins, malheurs, nous les avons eux, et c’est tout !

Dans ce monde, un instant d’asile, nous l’avons reçu, et c’est tout !

L’énigme de la Création nous demeure une énigme entière

Et nous partons pleins de regrets, sans en savoir plus. Et c’est tout ! »

(OMAR KHAYYAM,

Les Quatrains Rubbâ’yât.)

Conrad de Montferrat les entraîna vers le port, mais La Stella di Dio n’y était plus. Deux autres embarcations étaient amarrées à sa place – l’une, petite et ronde, pour aller à la pêche ; l’autre, droite et racée, pour assiéger l’adversaire, le prendre en chasse et couler ses nefs.

— Chefalitione est parti ? demanda Cassiopée.

— Oui, répondit Montferrat, l’air réjoui.

— Où ça ?

— À Venise, pour y acheter des armes, dit-il en baissant les yeux vers Crucifère.

Cassiopée eut un sourire en repensant aux bourses d’or et de diamants qu’elle avait dissimulées dans la cassette de Montferrat. Y avait-il un rapport entre cet achat d’armes et cet afflux d’argent ? Apparemment oui, car Montferrat continuait :

— Vous ne devinerez jamais ce que j’ai découvert dans le coffret où je gardais mon petit tableau…

— Quoi donc ? demanda Cassiopée le plus innocemment du monde.

— Deux bourses pleines d’or et de diamants !

Montferrat était transporté. Pour lui, c’était un don des cieux.

— Le signe que Dieu m’a désigné, moi, Conrad, comme gardien de cette ville… Les rois comptent sur moi.

— À ce propos, avez-vous des nouvelles de Josias ? A-t-il réussi à convaincre Angleterre et France de traverser la mer ?

— Hélas non, pas encore. J’ai un peu exagéré, tout à l’heure, quand j’ai dit à Guy que les rois venaient… Mais ça ne saurait tarder ! D’ailleurs, après Venise, Chefalitione a ordre de se rendre à Marseille, pour y attendre Josias.

— Mais alors, cela veut dire qu’il n’y a pas de navire pour nous ramener en France ?

— Il va falloir patienter, répondit Conrad.

Cassiopée s’arrêta de marcher, et avec elle Emmanuel, Gargano et Kunar Sell. Autour d’eux des portefaix s’activaient, chargeant et déchargeant des navires, sous les regards de mouettes à l’air moqueur.

— C’est là un contretemps fâcheux, soupira Cassiopée. J’avais à faire en France. N’y a-t-il pas moyen de…

— Hélas, trois fois hélas, non.

— Eh bien, nous patienterons, dit-elle en s’asseyant sur une bitte d’amarrage.

Conrad se frotta la barbe, et lui demanda en montrant Crucifère :

— J’ai vu que vous teniez beaucoup à cette épée.

— En effet.

— Faites-moi une faveur : gardez-la avec vous. Ne laissez jamais personne vous l’arracher. Cela pourrait avoir de funestes conséquences.

— Vous pouvez compter sur moi.

— Et maintenant, plutôt que de rester ici à tenir compagnie aux mouettes, que diriez-vous de venir partager mon repas ?

Cassiopée se tourna vers ses compagnons, afin de recueillir leur avis.

— Mes vieux os ont bien besoin d’un peu de repos, grommela Guillaume de Montferrat.

— Quant à moi, je tombe de sommeil, dit Gargano. Un tonnelet de café ne serait pas pour me déplaire.

— Ma hache est à votre service, déclara martialement Kunar Sell.

— Merci, soupira Cassiopée. Hélas, elle ne nous fera pas franchir la Méditerranée…

— Je dois rejoindre mes frères, dit Emmanuel comme à regret.

Cassiopée le regarda, déçue qu’il veuille déjà repartir. Surtout, elle aurait bien aimé comprendre pourquoi sa mère l’appréciait. Après tout, elle n’avait pas passé beaucoup de temps en sa compagnie. Mais, visiblement, il lui avait fait une forte impression.

Avant qu’une chandelle ne se soit consumée de la hauteur d’un pouce, Cassiopée et ses amis prenaient place autour d’une table, dans la grande salle du palais. Le contraste avec la dernière fois qu’ils s’y étaient trouvés, à leur arrivée à Tyr, était saisissant. Une atmosphère de guerre y planait pesamment. Conrad en avait fait ôter toutes les tapisseries, ainsi que les bougeoirs d’or et d’argent, pour les revendre.

— Grâce à eux, et aux fruits de la vente de diverses concessions aux Provençaux, aux Pisans et aux Génois, j’ai pu faire venir certains des plus brillants artisans vénitiens. De même, j’ai vendu à des juifs de Venise le monopole de la teinturerie, et de l’industrie du verre.

— Prends garde cependant, dit son père tout en massant ses muscles endoloris, à ne pas te retrouver dépouillé de tes rentes. À trop céder de concessions et de monopoles, tu perds ton capital.

— Sois sans crainte, père, répondit Conrad en mordant dans une cuisse de poulet. J’ai déjà gagné plus que je n’espérais. En outre, ces juifs de Venise font un travail remarquable. Ils ont établi des ateliers où se créent les plus magnifiques objets que j’aie jamais admirés. Fenêtres, vases, fioles… il n’y a pas de formes qu’ils ne sachent donner au verre ou au métal ! Ils n’ont pas leur pareil pour vous redresser une épée, détordre un bouclier ou tisser une cotte de mailles…

— Messiiire…, commença Rufinus, que Cassiopée avait déposé sur la table. Puis-je me permettre de quééémander une faveur ?

— Je vous en prie, répondit Montferrat.

— Vos artisaaans seraient-ils capables de me fixer un crooochet, à la baaase du cou ? Non que je veuille adooopter les us et coutumes de nos aaamis les chauves-souris, mais cela permettrait à Caaassiopée de me promener ailleurs que dans son saaac à dos ou sa sacoooche de selle, et surtout, fit-il en roulant des yeux, cela éviterait à Gaaalline de me saisir par les cheveux la prooochaine fois que Caaassiopée m’enverra en miiission.

— C’est entendu, dit Montferrat. Nous verrons cela dès demain.

Gargano étouffa un bâillement avec le dos de la main, tandis que dans un coin résonnait le cliquetis de dés agités dans un gobelet de cuir. Pour tromper l’ennui, des gardes déplaçaient sur un plateau de petits jetons d’os, dont les mouvements étaient réglés par les résultats des dés. « Double six ! » s’exclama l’un des gardes. Conrad de Montferrat ne leur prêta pas attention, mais Emmanuel ne put s’empêcher de penser : « Peut-être que tout n’était pas faux, dans ce qu’a dit Lusignan. Ces hommes ont besoin d’action, et pas seulement de garder cette ville bien au chaud pour les rois… »

— Pardon, s’excusa Gargano après avoir fini de bâiller.

— Vous êtes fatigué, messire, lui dit Montferrat. Souhaitez-vous vous coucher ?

— J’en meurs d’envie, soupira Gargano. Mais ma montagne est loin d’ici.

— Votre montagne ?

— Je suis l’esprit d’une montagne, venu passer quelques années parmi les hommes… Maintenant ma tâche est terminée. Mes vieux amis, Morgennes et Chrétien de Troyes, sont morts, Guyane va se remarier, quant à Cassiopée…

Il tourna un regard plein d’amour vers sa filleule, et lui caressa tendrement les cheveux.

— Je n’ai plus rien à lui apprendre. Il est grand temps pour moi d’aller retrouver ma montagne et mes animaux, et d’aller m’endormir pour quelques siècles.

Sur ce, il bâilla encore, tandis que tous – à l’exception de Cassiopée – ouvraient de grands yeux étonnés.

Leur frugal repas terminé, Gargano et Cassiopée partirent se promener sur les remparts. Le littoral était criblé de tentes sarrasines. De la musique en parvenait. Des joueurs d’oud et de tambourin accompagnaient le crépuscule, en attendant d’aller prier, et les bannières sarrasines ondulaient dans le vent comme sous le joug de charmeurs de serpents.

— Yahyah doit se trouver dans l’une de ces tentes, déclara Cassiopée en s’accoudant sur un créneau. Avec Babouche…

Gargano ne répondit rien, se contentant d’écouter tous les sons de la nuit – les cris de l’oiselle volant dans le soir, les bruits des vagues s’attaquant aux rochers, puis l’appel à la prière du muezzin…

— Tu sais, murmura-t-il, quand j’ai dit tout à l’heure que je n’avais plus rien à t’apprendre, ce n’était pas tout à fait vrai.

— C’est-à-dire ?

— Je ne t’ai jamais parlé de ton père.

— En effet.

— Pourtant, je l’ai très bien connu. C’était même un ami…

Son regard se troubla. En vérité, Morgennes n’était pas seulement son ami. C’était, surtout, celui qui l’avait sauvé autrefois d’un sort pire que la mort.

— Je ne t’ai jamais vraiment parlé des Marais de la Mémoire ?

— Non. Qu’est-ce que c’est ?

— Connais-tu les marécages de Noir Lac ?

— Oui. C’est là que poussent les champignons dont Hassan Basras s’est servi pour exécuter les portraits de Taqi et du cheik des Muhalliq… Les Marais de la Mémoire seraient donc ces fameux marécages dont Nâyif ibn Adid et toi m’avez déjà parlé ?

Un large sourire éclaira la figure de Gargano, avant d’être remplacé par une mine plus sombre.

— C’est un endroit terriblement dangereux. Ton père m’y a sauvé la vie.

Prenant une profonde inspiration, Gargano lui raconta comment – en l’an de grâce 1169, l’année de la naissance de Cassiopée – Morgennes l’avait aidé à échapper aux Marais de la Mémoire.

— Je m’y trouvais avec la petite nièce du basileus, Marie Comnène. Mais, à l’époque, elle voyageait sous les habits d’un homme, et se faisait appeler Nicéphore…

Ses yeux s’embuèrent, et Cassiopée voyait bien qu’il avait de plus en plus de mal à s’exprimer. Parfois, une larme venait s’échouer sur sa joue, où Gargano l’essuyait d’une main distraite.

— Morgennes est arrivé, et il nous a sortis de là, Marie et moi. C’est que, vois-tu, ces marécages ont le pouvoir de te faire perdre la mémoire.

— Comme le Léthé ?

— Comme le Léthé, oui. Ce fleuve des Enfers, où les morts viennent boire dans le but d’oublier les plaisirs et les maux de leur vie d’autrefois…

— Je vois, dit Cassiopée. Alors, c’est à cause de cela que les champignons qui y poussent sont si difficiles à récolter ?

— Oui. Ceux qui veulent les cueillir oublient rapidement pourquoi ils sont venus dans ces marais, et ne les quittent plus jamais. Pis, ils s’y transforment lentement en arbres…

Cassiopée buvait les paroles de Gargano, se demandant comment son père avait fait pour ne pas succomber à la malédiction des marais.

— Je crois que c’est grâce à sa sœur, lui apprit Gargano.

— Mon père avait une sœur !

— Oui. Une sœur jumelle, morte juste avant la naissance de ton père. J’ignore s’il m’appartient de t’en révéler toutes les circonstances.

— Je veux tout savoir !

Une toux étouffée retentit à côté d’eux. Ils se retournèrent, et virent – sortant de l’ombre d’une tour de guet – Emmanuel. Il semblait fatigué, épuisé. Et en même temps heureux.

— Pardonnez-moi, leur dit-il, mais j’ai tout entendu. J’ai pensé qu’il valait mieux me montrer.

— Si Cassiopée le permet, vous êtes le bienvenu, répondit Gargano.

Cassiopée se contenta de sourire, regardant comment le vent faisait jouer sur le front d’Emmanuel ses mèches de cheveux. Aux abords des tempes, de vagues reflets blancs témoignaient d’une maturité prématurément acquise. Elles lui donnaient un air sérieux, qui n’était pas désagréable – surtout quand il était compensé, comme c’était le cas, par un bon regard, brillant d’intelligence et de générosité.

— Je n’y vois aucun inconvénient, dit Cassiopée.

— Merci, répliqua Emmanuel en s’inclinant légèrement, une main sur le cœur. Mais je ne voulais pas vous interrompre…

Gargano inspira profondément l’air aux senteurs marines, et poursuivit :

— Ce fut un vrai cauchemar. Une scène d’épouvante, qui a hanté ton père pendant de nombreuses années, jusqu’à ce qu’il rencontre le fantôme de sa sœur.

— Où ça ?

— Dans les Marais de la Mémoire. J’avais juré à ton père de ne jamais en parler à ta mère. J’ai pris sur moi de ne pas t’en parler non plus. Mais maintenant qu’il est mort, je suppose que je peux le faire. Le fantôme de ta tante hante ces marais, flottant au milieu des morts, avec lesquels elle communique en permanence.

— Alors je veux y aller.

— Surtout pas ! Tu n’en reviendrais pas.

Au-dessus d’eux, dans le ciel étoilé, l’oiselle poussa un cri.

— Mon père l’a bien fait !

— Il l’a payé très cher. Et puis, sa sœur le protégeait. Mais même cela ne l’a pas empêché de perdre en force et en capacité mémorielle. Car ton père avait la mémoire de cent hommes, et la force d’une dizaine. Demande à Kunar Sell, je suis sûr qu’il s’en souvient.

— Il l’a connu ?

— Ils ont été tous les deux élèves de Coloman, à la même période.

— Amis ?

Gargano haussa les sourcils, et déclara :

— Plutôt le contraire.

— Je dois aller dans ces marais. Si ma tante s’y trouve, je veux la rencontrer. Peut-être pourra-t-elle me permettre de parler à mon père ? En tout cas, elle est la seule à pouvoir me dire certaines choses sur lui.

— Comme quoi ?

— Quelle sorte d’enfant il était. Comment étaient mes grands-parents. S’il est toujours en Enfer…

— Cassiopée, ma filleule adorée, je t’en supplie. Ne me fais pas regretter de t’avoir parlé de ces marais.

Cassiopée appuya sa tête contre le ventre de son parrain, ainsi qu’elle avait l’habitude de le faire quand elle était petite et qu’elle se sentait seule. Car elle se sentait seule. Son père était mort. Chrétien de Troyes aussi. Sa mère était partie, et Gargano s’en irait bientôt. C’était la fin d’une époque – qu’elle n’avait pas eu le temps de vivre.

— Je dois comprendre, dit-elle. Je veux savoir. Bientôt, je vais rentrer en France. Je ne reviendrai probablement plus jamais ici, dans cette Terre absolue que même les princes chrétiens se disputent. Qui sait ? Peut-être que, moi aussi, ma tante me protégera des effluves des marais ?

Gargano bâilla encore une fois, puis dit :

— Très bien. Je te connais, tu ne renonceras pas. Alors écoute-moi bien…

Cassiopée releva la tête, pour regarder son parrain.

— Avant d’aller dans ces marais, tu dois te rendre à Constantinople, chez Constantin Coloman.

— Je doute qu’il accepte de me revoir. Dois-je te rappeler qu’il m’a bannie de son académie ?

— Il s’agit simplement de t’introduire dans son palais.

— Dans l’Œil de la Terre ? La forteresse de Coloman lui-même ? Là où se forment les meilleurs guerriers du monde ?

Gargano hocha gravement la tête.

— Justement, tu as bénéficié de la meilleure formation qui soit. Alors, il est temps de la mettre à profit. Puisque tu es résolue à arpenter ces marais – en attendant le retour de Chefalitione –, voici ce que je te propose. Je vais t’accompagner dans les parages de Constantinople, où Kunar Sell et moi te dirons quoi faire…

Emmanuel fit un pas en avant.

— Si vous le permettez, je viendrai moi aussi.

— Je croyais que vous deviez rejoindre votre ordre ? s’étonna Cassiopée.

Emmanuel eut un léger sourire, et répondit qu’il l’avait fait. Il était allé trouver le frère chevalier en charge de la douzaine d’Hospitaliers qu’Alexis de Beaujeu avait envoyés au Krak, pour se mettre à son service. Ses ordres avaient été on ne peut plus simples : « Gardez Crucifère ! Il n’est pas question que cette épée tombe entre les mains de Guy de Lusignan. »

— Autrement dit, j’ai reçu l’ordre d’escorter la porteuse de l’épée, où qu’elle aille.

Plantant son regard dans celui de Cassiopée, il lui demanda néanmoins :

— Si vous le permettez, répéta-t-il.

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit-elle.