17.

« On dit que certains morts se sont montrés, soit pendant le sommeil, soit de toute autre manière, à des personnes vivantes. Ces personnes ignoraient l’endroit où leur cadavre gisait sans sépulture. Ils le leur ont indiqué et les ont priées de leur procurer la tombe qui leur manquait. »

(SAINT AUGUSTIN,

De cura pro mortuis gerenda.)

Cassiopée mit un voile sur ses cheveux et tendit à Simon le sauf-conduit signé par Saladin :

— Il vaut mieux que ce soit toi qui le montres aux gardes.

— Mais je ne parle pas arabe !

— Tu n’auras pas besoin de parler. Quand ils verront le sceau des Ayyubides, ils ouvriront les portes sans discuter.

— Espérons-le.

Ils se dirigèrent vers la porte de David, dont les épais battants sertis de bronze étaient fermés. D’ordinaire, personne n’avait le droit d’entrer ou de sortir de Jérusalem à cette heure de la nuit, surtout en ces temps troublés. Mais quand les gardes approchèrent leur flambeau du sauf-conduit, ce fut un peu comme si Saladin s’était lui-même trouvé devant eux. Après mille courbettes, ils ordonnèrent qu’on ouvre les portes ; et les juments de Cassiopée et Simon entrèrent dans la cité.

Les murailles s’élevaient autour d’eux comme des montagnes, leur donnant l’impression d’avancer dans un gouffre. La nuit étant totale, ils n’avaient pour se repérer que la lumière des étoiles.

— Où allons-nous ? demanda Simon.

— À la maladrerie de Saint-Lazare.

— Mais c’est une léproserie !

— Celle-là même où les premiers croisés ont découvert la Vraie Croix. Du moins, celle qu’ils croyaient telle.

Simon sembla hésiter.

— Je vais peut-être t’attendre dehors.

— Alors c’est terminé ? Ce n’est plus : « Où tu vas, je vais » ?

Un coin de sa bouche se leva pour sourire, puis retomba rapidement.

— C’est bon. J’ai compris…

Ils suivirent une avenue qui montait, dans un bruit de sabots frappant sur les pavés. Cassiopée n’avait presque pas besoin de regarder où ils allaient – elle aurait pu se rendre à la maladrerie les yeux fermés. Hormis Constantinople, où elle avait appris le métier des armes, Jérusalem était la ville qu’elle connaissait le mieux. Avec sa tour de David et ses hautes murailles, son Saint-Sépulcre et son tombeau du Christ, son mont Moriah, son dôme du Rocher, Jérusalem était un condensé de la vie de Cassiopée. Un mélange de croyances et de mœurs impossibles à distinguer les unes des autres tant la vie, les épreuves et le temps les avaient soudées – leur conférant une nouvelle identité.

Effleurant de sa main gantée de cuir la façade d’un bâtiment du vieux quartier juif, elle eut la sensation que la cité lui disait : « Bienvenue chez toi. »

— Nous y voilà, dit-elle enfin.

La maladrerie de Saint-Lazare avait été bâtie au cours du règne de Charlemagne, pour accueillir les pèlerins venus prier sur la tombe du Christ. Au fil des siècles, l’endroit avait fini par s’ouvrir à toutes sortes de malades – juifs, chrétiens ou musulmans. On y soignait tout le monde, à l’exception des femmes. Celles-ci étaient dirigées vers une autre bâtisse, où des nonnes les prenaient en charge.

Cassiopée descendit de selle et s’approcha de la lourde porte qui barrait l’entrée de la maladrerie. Elle souleva un lourd battant en forme de serpent enroulé sur lui-même, puis le laissa retomber sur son contre-heurtoir de bronze. Il y eut un bruit sourd, suivi d’un silence, puis la porte s’ouvrit.

— Dépêchez-vous d’entrer, leur dit une voix. Ne laissez pas la chaleur s’échapper.

Ils attachèrent leurs juments aux anneaux placés sur la façade du bâtiment, et se hâtèrent d’entrer. Un chevalier de l’Hôpital, en manteau noir à croix blanche, leur demanda ce qu’il pouvait faire pour eux.

— Nous venons voir Massada, expliqua Cassiopée. C’est un de nos amis. Je m’appelle Cassiopée, et voici Simon.

— Comte Simon de Roquefeuille, précisa Simon.

— Salutations à vous, répliqua l’Hospitalier. Attendez là, je vous prie. Je vais chercher frère Massada.

— Frère Massada ?

Trop tard. Sans plus d’explications, l’Hospitalier s’en alla, après les avoir invités à prendre place sur un petit banc de bois. Combien de temps attendirent-ils ? C’est difficile à préciser. En tout cas, Simon eut largement le temps de s’ennuyer.

— Il ne pourrait pas se dépêcher un peu ?

— C’est la nuit, expliqua Cassiopée en soufflant sur ses doigts. Tu devrais au contraire te réjouir qu’on ne nous ait pas demandé d’attendre demain matin.

— Et puis quoi encore !

Le vieil Hospitalier revint les voir, avec un pichet d’eau et deux quignons de pain.

— Tenez, restaurez-vous. Vous avez dû faire un long voyage pour venir jusqu’ici. Vous devez avoir faim.

— Merci, dit Cassiopée en prenant le pichet et l’un des quignons.

— Comment se fait-il que vous soyez ici ? s’enquit Simon.

— Que voulez-vous dire, beau doux seigneur ?

— Ne devriez-vous pas vous trouver à Tyr, pour aider le marquis de Montferrat à reconquérir Jérusalem ?

Un éclair de compréhension traversa le regard de l’Hospitalier.

— Oh, je vois ! Vous voulez savoir pourquoi mes frères et moi-même avons été autorisés à rester auprès du Saint-Sépulcre ? C’est que, voyez-vous, ici nous sommes utiles à tout le monde. Nous soignons les lépreux. Notre présence a fait l’objet d’un accord avec Saladin, peu après la chute de Jérusalem. Bien sûr, je regrette amèrement la défaite de nos frères et la perte de la Vraie Croix. Mais je remercie le sultan de nous avoir permis de demeurer ici, non loin du tombeau de Notre-Seigneur.

— C’est un homme de parole, dit Cassiopée avant de boire une gorgée d’eau à même le pichet.

— Et un sage ! précisa l’Hospitalier.

— Allons, n’exagérez pas, s’offusqua Simon. C’est aussi un démon, animé des pires intentions. C’est surtout notre ennemi, voué à notre destruction.

L’Hospitalier se frotta les mains, et dit :

— Quand les Francs prirent la ville, en l’an de grâce 1099, ils massacrèrent tout le monde – sans distinction d’âge, de sexe, de race ou de religion. Il y eut tant de morts que les rues débordaient de cadavres. Les chevaux pataugeaient dans le sang.

— C’est ce que disent les musulmans.

— Non. C’est ce que dit Guillaume de Tyr. Et il n’est pas le seul…

— Je ne vois pas le rapport avec Saladin.

— C’est que vous avez oublié la façon dont il a repris Jérusalem. Rachetant lui-même certains des prisonniers, pour qu’ils soient épargnés. Autorisant ceux qui voulaient la quitter à gagner Tyr ou Tripoli, et leur donnant une escorte pour qu’ils ne soient pas attaqués en route. Si tous les musulmans étaient comme Saladin, je crains qu’il n’y aurait plus beaucoup de chrétiens…

Des bruits de pas se firent entendre à l’autre bout du couloir. La lumière d’une lanterne s’approchait en se balançant. Puis apparut un petit homme, vêtu d’une robe de bure noire. Seul son nez dépassait de la capuche qui lui tombait sur le visage. Un nez que Cassiopée reconnut aussitôt :

— Massada !

— Cassiopée !

L’ancien marchand juif, dont le magasin de reliques était célèbre dans le monde entier, souleva sa robe d’une main et se mit à courir.

— Par Notre-Dame et par saint Georges, quelle surprise incroyable ! s’écria-t-il, aussi blême que s’il avait vu un fantôme. C’est extraordinaire ! C’est miraculeux !

Ils s’étreignirent, se regardant longuement.

— Je vous laisse, dit l’Hospitalier. Faites-moi mander si vous avez besoin de quoi que ce soit.

— Comment allez-vous ? leur demanda Massada, avant de s’exclamer à nouveau : Quel prodige ! Quel miracle !

Cassiopée, qui ne voyait pas ce que sa visite avait de si prodigieux, trouvait en revanche miraculeuse la guérison de Massada :

— Comment va votre lèpre ?

— Je suis guéri ! Grâce à Morgennes !

— Je vois que vous avez changé d’habits, remarqua Simon.

Sans l’écouter, Massada continua :

— C’est un saint ! un thaumaturge ! Grâce à lui je suis un nouvel homme. Morgennes m’a transformé, révélé à moi-même.

Il bredouillait, ne trouvant plus ses mots.

— Venez, dit-il enfin. Allons dans ma cellule.

Il leur fit traverser une longue salle décorée de vitraux, où des malades étaient allongés sur des paillasses posées à même les dalles du sol. Une odeur de mort émanait de leurs corps pourrissants – corps privés pour la plupart d’un ou deux membres, de trois ou quatre dans certains cas.

— C’est ici que nous soignons nos malades, chuchota Massada. Ne faites pas de bruit…

De mauvaises toux se répondaient en écho, avec çà et là quelques lamentations. Un torse se dressa, darda une moitié de coude et réclama à boire.

Massada se dépêcha d’aller lui verser un peu d’eau dans un bol et l’aida à l’avaler. Le malade en répandit la moitié sur son drap, puis retomba dans un sommeil comateux agité de cauchemars. L’ancien trafiquant de reliques eut alors un geste qui stupéfia Simon et Cassiopée : il embrassa le lépreux sur le front.

— Venez, leur dit-il.

Sans mot dire, Simon et Cassiopée le suivirent dans sa cellule.

Celle-ci se composait de quatre murs blanchis à la chaux, d’une paillasse identique à celles des malades, d’un seau et d’un petit coffre. Une croix était accrochée à un mur. C’était tout. Point de fenêtre pour laisser entrer la lumière du jour, point de tabouret ni de table.

— Il faut m’excuser. Je reçois si peu, dit-il en posant sa lanterne par terre.

Cassiopée le trouvait si différent de l’égoïste et gras Massada qu’elle avait connu autrefois qu’elle se demandait s’il ne fallait pas le prendre au pied de la lettre quand il disait que Morgennes l’avait transformé.

— Ne doutez pas, lui dit Massada comme s’il l’avait entendue penser. Je suis effectivement un autre homme, mais j’ai gardé la mémoire de mon prédécesseur, fit-il en se tapotant le crâne. Du Massada que vous avez connu, j’ai consent les dettes et le savoir. Et perdu la maladie.

— À force d’embrasser tous vos malades, vous finirez par la retrouver, dit Simon.

— Peut-être que oui, peut-être que non. Ce qui est certain, c’est que ces malheureux ont besoin qu’on les aime.

Cassiopée eut un sourire. Elle se rappelait les mille et une breloques qu’elle lui avait jadis achetées, et qu’il lui avait vendues comme autant d’authentiques reliques. À sa façon, Massada œuvrait toujours dans le domaine du miraculeux. La seule différence, c’était qu’au lieu de vendre il offrait. Et, curieusement, cette fois les miracles avaient lieu.

— Je suppose que vous n’êtes pas revenue à Jérusalem pour le seul plaisir de parler avec moi, dit le petit homme. Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— Nous sommes là pour Morgennes, expliqua Cassiopée.

— Hélas…, fit Massada.

— Je veux retrouver son corps, et lui offrir une sépulture.

Massada prit un air embêté :

— Très chère Cassiopée…

— C’était mon père !

— Ah ! Alors, ça explique bien des choses. Malheureusement…

— Vous n’allez pas me dire vous aussi que son sort est mérité, ou qu’il n’est peut-être pas en Enfer, ou qu’il est impossible de l’en sortir, ou qu’on ne doit pas défier les dieux…

— Non, non, rien de tout cela, c’est juste que…

Il se tordit les mains, croisa et décroisa les doigts avant d’avouer :

— Je rêve de lui chaque nuit.

Il prit une profonde inspiration. Ses yeux étaient incandescents, veinés de rouge.

— Est-ce lui ou son fantôme ? Je ne saurais le dire. Je le vois, flottant dans une eau noire… Il cherche à me parler. Je tends l’oreille, mais j’ai du mal à l’entendre. Il me parle de si loin. Alors j’essaie de m’approcher, mais j’ai du mal à avancer. Comme si j’étais prisonnier de la vase. Tout ce que j’entends, c’est qu’il crie : « Cassiopée ! » Ce n’est pas moi qu’il appelle, c’est vous ! Et voici que vous arrivez. Quel prodige, quel miracle ! Loué soit Morgennes, loué soit-il !

— Il m’appelle ? Moi ? Pourquoi ?

Massada écarta les mains :

— Est-ce que je sais ? Toujours est-il qu’il vous réclame. Cela arrive parfois, quand un mort est privé de sépulture.

— Et moi ? Il ne m’appelle pas ? s’enquit Simon.

— Non.

— Vous êtes bien sûr d’avoir tout entendu ?

— Il crie : « Cassiopée », et c’est tout.

— Et Taqi ?

— Il ne crie pas : « Taqi » et Taqi ne crie pas, si c’est ça votre question.

— Quoi qu’il en soit, dit Cassiopée, nous sommes revenus pour l’enterrer.

Une fois encore, Massada se tordit les doigts, comme s’il cherchait à en exprimer le jus.

— Malheureusement, il n’y a nulle dépouille à récupérer.

— Mais je sais où chercher ! Sous le dôme du Rocher. Il suffit de sonder le puits des Âmes.

— Ma chère Cassiopée, croyez bien que cela a déjà été fait.

— Je veux le faire moi-même !

Il la regarda, les yeux baignés de larmes.

— Vous ne le savez sans doute pas, mais l’incendie qui a ravagé le puits des Âmes a été d’une puissance telle qu’il a provoqué l’effondrement du rocher qui se trouvait juste au-dessus. Du coup, les flammes se sont éteintes, et le puits des Âmes a été bouché.

— Eh bien ? Il suffit de creuser, ou de soulever le rocher.

— Cela a pris un mois à une centaine d’hommes. Les sapeurs de Saladin ont travaillé jour et nuit pour réussir à le soulever. Ils y sont en partie arrivés, ce qui leur a permis de fouiller le puits des Âmes de fond en comble. Vous pouvez faire confiance à Saladin et à Yahyah pour n’avoir pas laissé un seul pouce de terrain inexploré. Hélas, ils n’ont rien découvert, sinon une importante quantité de naphte… Il n’y a plus aucun espoir de récupérer quoi que ce soit. Tout a été broyé, rongé, dissous…

— Et la porte des Enfers ? Celle que Renaud de Châtillon prétendait ouvrir à l’aide de la Vraie Croix ?

— La tradition catholique soutient en effet que les Enfers se trouvent dans les régions inférieures du monde, « in medio terrae » – au centre de la Terre. Dans un magma informe, mélange de soufre, de roches et de bitume en fusion, où les damnés sont plongés pour l’éternité, sans que leur corps se consume. Mais…

Il croisa les mains, jouant avec ses doigts.

— Bien que les Hiérosolomytains aient eux-mêmes affirmé que l’une des neuf portes menant aux Enfers se trouvait juste sous le puits des Âmes, rien n’est jamais venu corroborer cette assertion.

— Allons ! s’exclama Simon. Vous ne pouvez pas me dire ça. Pas vous.

— Je sais de quoi je parle. N’oubliez pas que je suis un ancien marchand de reliques. Ce n’est pas à moi que vous allez apprendre à quel point les mensonges les plus gros sont aussi ceux qui marchent le mieux.

— Je veux aller vérifier par moi-même, dit Cassiopée. S’il n’y a vraiment aucun espoir de descendre aux Enfers par le puits des Âmes ou de récupérer le corps de mon père, je veux m’en assurer.

— Comme vous voulez. Mais l’esplanade des Mosquées est surveillée. N’y accède pas qui veut.

En guise de réponse, Simon lui montra le sauf-conduit signé par Saladin.