58.

« Avant que je m’en aille sans retour au pays des ténèbres et de l’ombre épaisse, où règnent l’obscurité et le désordre, où la clarté même ressemble à la nuit sombre. »

(JOB, X, 21-22.)

— Où sommes-nous ? demanda Emmanuel sans qu’on puisse savoir s’il s’interrogeait lui-même, à haute voix, ou s’il posait la question à quelqu’un.

À vrai dire, cette question, à bord de la felouque, tout le monde se la posait.

Certes, ils se savaient en route pour Bab el-Mandeb, à mi-chemin des côtes de l’Afrique et de l’Arabie intérieure – autrement dit, cernés de tous côtés par l’ennemi. Déserts de sable fauve, djinns et pillards à l’orient ; jungles, démons cannibales et tribus d’anthropophages à l’occident. Le nord ne valait pas mieux – c’était de là que venaient leurs poursuivants ; quant au sud, leur destination, il leur paraissait désormais plus dangereux de s’y rendre que de se dérouter un instant pour attendre.

— Faute d’étoiles, dit Cassiopée, il est impossible de déterminer notre position avec précision. Mais je suppose que nous sommes à deux ou trois jours de notre destination. Il va nous falloir naviguer avec précaution. Le risque, c’est de s’échouer sur des rochers. Nous ne connaissons pas ces côtes. Qui peut dire les dangers qu’elles recèlent ?

— Plaçons-nous de chaque côté du navire, et sondons le fond, proposa Kunar Sell.

L’un des marins suggéra qu’on apporte des torches sur le pont, mais Cassiopée s’exclama :

— Non ! Pas de torches. Rien qui puisse avertir nos poursuivants que nous nous déroutons. Puisque la lune est notre amie, mettons l’obscurité à profit et naviguons au plus près de la côte.

Ainsi, après plusieurs mois de quête, Cassiopée se retrouvait dans une situation qui lui rappelait par bien des aspects celle qui l’avait vue quitter Marseille, près de deux ans auparavant. Seules différences : une felouque et un équipage grimé en Arabes s’étaient substitués à La Stella di Dio et à ses marins venus de toutes les rives de la Méditerranée ; Chefalitione et Conrad de Montferrat n’étaient plus là ; Kunar Sell s’était joint à son expédition, et Emmanuel avait remplacé Simon.

Cassiopée regrettait parfois l’impatient jeune homme qui les avait accompagnés – son père, Taqi et elle – dans toutes leurs aventures. Si la Vraie Croix avait été retrouvée, c’était aussi en partie grâce à lui. Elle se remémora l’épisode où Simon s’était enfoncé son propre couteau d’armes dans le ventre, afin de vérifier si la croix qu’ils avaient découverte était bien la Vraie Croix… « Si cette croix est la Vraie Croix, Dieu ne permettra pas que je meure », avait-il alors déclaré. Il avait survécu. Mais cela prouvait-il quoi que ce soit ?

Elle se rappela aussi que cette nuit-là, tandis qu’ils veillaient un Simon mal en point, elle avait déclaré à Morgennes : « Je sais qui tu es. »

Quelle ironie ! Oui, Morgennes était bien celui que Philippe d’Alsace et Chrétien de Troyes l’avaient chargée de ramener : le chevalier dont les aventures avaient servi de modèle à Chrétien de Troyes pour Perceval, le héros de son dernier roman. Combien d’années avait-elle passées à parcourir l’Orient, à la recherche d’un mythe, d’une fiction, d’une légende – son père ?

Et si le litterato n’avait pas réussi à terminer son Conte du Graal, faute d’inspiration peut-être, qui était-elle pour prétendre y arriver, alors que Morgennes continuait toujours de lui échapper ?

Elle poussa un soupir, tandis que derrière elle Kunar Sell déclarait :

— Arrêtons-nous là ! Plus près, nous risquons de nous briser…

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Vous n’entendez pas ?

Cassiopée prêta l’oreille, et perçut sur sa droite le bruit du vent dans les arbres, et des cris d’animaux – minuscules roucoulements d’oiseaux nocturnes, échangeant des signaux : « Par ici ! Nourriture ! »

Plongeant les yeux dans une pénombre aussi épaisse que son désarroi, elle crut distinguer la ligne grise d’une côte, bordée d’arbres aux troncs pressés les uns contre les autres.

— Oiselle, dis-moi…

À peine eut-elle commencé sa phrase que l’oiselle quitta le bastingage pour s’envoler vers le rivage.

Un cri perça l’obscurité. Cassiopée vit alors la forme d’un cavalier briller dans le lointain. Il se tenait, immobile et luminescent, tel un fantôme au sommet d’un phare.

« Taqi ! » pensa aussitôt Cassiopée. Comment avait-il fait pour surgir ainsi, à l’autre bout du monde ? Elle ne perdit pas de temps à rechercher des explications, se contentant de dire à ses compagnons :

— Par ici !

Il y eut un autre cri dans les airs. Il provenait de l’endroit même que leur désignait Cassiopée.

— Vous méritez le noble titre de « dame Oiselle », décréta finement Kunar Sell.

— Elle mérite d’être appelée « gente dame », dit Emmanuel.

Cassiopée ne commenta point ces gentilles paroles, mais indiqua à ses compagnons :

— Ne le voyez-vous pas ?

— Qui donc ? demanda Kunar Sell.

— Le cavalier, tout là-bas, sur la côte. Il doit se tenir sur une falaise, car il me semble plus haut que la ligne d’horizon.

Emmanuel et Kunar Sell tournèrent leurs regards vers l’endroit qu’elle leur indiquait, mais ne virent rien.

— Même pas la plus petite étoile, dit Emmanuel sur un ton de regret.

Cassiopée prit Rufinus dans ses bras et l’orienta vers le cavalier luminescent.

— Et toi ? Le vois-tu ?

Rufinus plissa les yeux, et susurra :

— Il me semble que oooui… Je vois une ombre noooire au milieu des ooombres, elle se dessine en creux dans les ténèèèbres.

— Mais ce n’est pas une ombre ! Au contraire, elle brille !

Sa déclaration fut accueillie par un profond silence. Mais elle savait que c’était Taqi. Comme autrefois, dans le volcan, au pied du Krak des Chevaliers ou à l’orée de la porte de Fer, il était venu la sauver. Mieux que l’étoile des Rois Mages, il la guidait loin des périls, vers plus de sécurité. « Cousin Taqi, mon vieux compagnon de voyage, tu ne m’as donc point abandonnée… »

Comme ils étaient presque à l’arrêt, des frondaisons surgirent soudain au-dessus d’eux, mains gigantesques venues les ôter de la mer pour les porter vers la gueule des forêts. Un marin poussa un cri, et se jeta à l’eau. Au bruit de son plongeon succéda celui de ses brasses, et il s’exclama bientôt :

— Une plage !

Il agitait les bras pour qu’on le voie.

— Méfie-toi, malheureux, lui cria Emmanuel. Ne t’a-t-on pas dit que cette mer était infestée de requins ?

— Et de crocodiles, ajouta placidement Kunar Sell en empoignant sa hache.

L’homme eut un grand sourire – qui dessina une courte ligne blanche au-dessus des vagues. Apparemment, requins et crocodiles ne l’effrayaient pas.

— Venez !

On s’aida de ses signaux pour amener le navire au plus près de la côte, puis d’autres marins sautèrent par-dessus bord, bientôt suivis de Kunar Sell et d’Emmanuel – et tous tirèrent la felouque sur le rivage.

— Encore un effooort, caqueta Rufinus en les encourageant depuis la proue. Comme ça, ouiii. C’est biiien !

Un choc suivi d’un bruit de coque raclant le sable leur indiqua qu’ils avaient touché terre. Cassiopée sauta à son tour dans l’eau, et aida les marins à amener la felouque sous les arbres.

— N’oubliez pas de raaabattre le mââât ! ajouta Rufinus.

Prestes comme des singes, deux marins remontèrent à bord, retirèrent les cales qui maintenaient le mât en place et le déposèrent sur le pont. Avec un cri, leur vigie bondit dans les branches d’un jujubier, d’où elle leur adressa force signes de colère. Ils lui avaient pris son arbre ! Quand ils eurent suffisamment mis la felouque à couvert, trois hommes s’empressèrent d’en dissimuler le pont avec des feuilles de palmiers.

— Maintenant, attendons, déclara Emmanuel.

Le moment était venu de partir au ravitaillement. Deux groupes furent constitués, l’un chargé d’abattre perroquets, petits singes et fourmiliers, l’autre de découvrir une source où remplir les tonneaux.

— Quant à moi, décréta Cassiopée, je veux grimper en haut de la falaise où j’ai cru voir mon cavalier.

— Je viens avec toi, dit Emmanuel. Tu ne sais rien de ces contrées, ni quels dangers elles recèlent. Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur.

— Je reste pour garder le camp, dit Kunar Sell en enfonçant la base de sa hache dans le sable, en un geste de défi.

Emmanuel et Cassiopée marchaient au plus près du rivage, tout en prenant soin d’éviter les vagues qui venaient régulièrement leur lécher les mollets. Il y faisait très sombre, si sombre qu’on aurait pu croire que la mer brillait plus que les cieux. Les arbres formaient une muraille confuse, vivante. Par intervalles, les branches s’agitaient sous l’effet d’une brise. Parfois, d’étranges murmures montaient des fourrés pour leur rappeler qu’ils n’étaient pas seuls.

— Tu crois vraiment que c’était Taqi ? demanda Emmanuel en mettant ses pas dans ceux de Cassiopée.

— Sûre et certaine.

Avec un chuintement, elle s’arracha au sable détrempé avant d’y replonger la botte, au pas suivant.

— Alors, il n’est pas en Enfer ?

— Je ne sais pas. Je ne sais plus où est l’Enfer, ni si Taqi s’y trouve encore, ni même si mon père…

Emmanuel garda le silence. Jamais, contrairement à Simon, il ne s’était exprimé au sujet de Morgennes. D’ailleurs, on aurait dit qu’il en avait fait son deuil, comme si Morgennes était mort en même temps que l’Emmanuel de l’Hôpital – le fier chevalier qui n’avait pas voulu laisser à Renaud de Châtillon le privilège de le tuer.

Avalant sa salive, il déclara :

— Peu m’importe, je te crois. Où tu iras j’irai…

— C’est gentil, répondit-elle bien que cette phrase lui rappelle Simon.

Mais il n’y avait aucune comparaison possible entre les deux chevaliers. Alors que Simon s’était laissé envahir par le mal, Emmanuel avait su rester bon. C’était quelqu’un de lumineux, à qui l’on pouvait se fier… « Comme Taqi », songea-t-elle en pensant à son cousin, pour qui elle avait toujours éprouvé une infinie tendresse.

Emmanuel ne se lassait pas de contempler Cassiopée, dont la délicate silhouette se détachait dans la nuit. Elle commençait de gravir la pente avec souplesse, ne ménageant pas ses efforts sans paraître en souffrir. Jamais il ne l’entendait haleter ni reprendre son souffle. Jamais elle ne s’arrêtait pour se reposer un instant, les mains sur les genoux, buste penché en avant. Cette femme était-elle en acier ? Faite d’un métal aussi mystérieux et solide que l’épée qu’elle portait au flanc gauche ? Jamais il n’avait rencontré pareille détermination.

Après plusieurs heures de marche, ils atteignirent enfin le sommet d’une haute falaise. Dans le ciel, un cri d’oiseau leur confirma que c’était bien l’endroit qu’ils recherchaient. Celui où était apparu Taqi. Car si nul – hormis Cassiopée et peut-être Rufinus – n’avait vu le cavalier, l’oiselle, elle, savait que c’était là qu’il s’était tenu.

— C’est ici, dit Cassiopée.

Elle regarda autour d’elle, vit une bande de forêt s’avancer timidement jusqu’aux rochers où Emmanuel et elle se trouvaient. Emmanuel s’accroupit, passa la main sur les pierres recouvertes de lichen, prit un air déçu et annonça :

— Aucun cheval n’est venu là, je puis te l’assurer.

— Ce genre de cavalier ne laisse pas de traces, répondit placidement Cassiopée.

Elle se tourna vers l’horizon, où un orage se préparait. De gros nuages gris, au ventre chargé d’éclairs et parcouru de reflets bleus, s’amoncelaient au-dessus de la mer, comme une armée battant le rappel des troupes. Cassiopée sentit alors qu’on lui prenait la main, pour la serrer avec chaleur. Elle n’eut que le temps de croiser le regard d’Emmanuel. Ses paupières se fermèrent, sa bouche s’entrouvrit et une langue força sans peine le barrage de ses dents. Elle fut envahie d’une joie immense, des larmes lui brûlèrent les paupières, ruisselèrent sur ses joues.

— Cassiopée, dit-il entre deux baisers passionnés, je…

— Chut…

« Ce n’est pas le moment de parler. »

Elle passa les bras autour de la taille d’Emmanuel, l’attira contre elle, l’enlaça, l’étreignit. Le corps d’Emmanuel s’ajusta au sien, elle sentit son sexe sur sa cuisse, ses mains sur ses hanches, ses lèvres chercher sa gorge. Elle inspira profondément, respirant son odeur, mélange de sueur et de cuir.

— Je ne sais pas si je dois…, commença-t-il.

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit-elle en souriant, l’embrassant de plus belle.

Elle riait de bonheur, et bientôt le rire d’Emmanuel se joignit au sien, tandis que leurs regards se joignaient, osant enfin s’avouer ce qu’ils n’avaient jamais su se dire encore.

— Emmanuel, murmura Cassiopée entre deux rires.

Elle s’apprêtait à refermer les yeux pour un nouveau baiser, lorsque leur attention fut attirée par une lueur sur la mer. C’était le navire de leurs poursuivants. Il se tenait à plusieurs milles des côtes, mais semblait avoir mouillé l’ancre. Ils eurent beau l’observer depuis la falaise où ils s’étaient allongés, il ne bougea pas de tout le temps que l’orage emplissait l’horizon.

— Ils nous ont repérés, dit Emmanuel.

— Peut-être pas, dit Cassiopée. Mais ils savent que nous nous sommes déroutés.

Emmanuel se tourna vers elle, comme pour lui demander ce qu’il fallait faire.

Cassiopée recula vers la forêt, afin qu’on ne la voie pas depuis la nef des Templiers, et déclara :

— Allons prévenir les autres !