20.

« Après les ténèbres, j’espère la lumière. »

(JOB, XVII, 12.)

Dans la désormais familière grande salle du Krak, un moine soldat leur servit un brouet aussi limpide que de l’eau claire. Cassiopée y trempa un petit bout de pain et le donna à son oiselle, qui l’avala péniblement.

— J’aurais aimé pouvoir vous offrir un festin, leur dit Alexis de Beaujeu. Mais nous n’avons presque plus de viande, et nous gardons nos réserves, en cas de coup dur.

« De coup dur ? La perte de Jérusalem et de la quasi-totalité des terres chrétiennes n’en était-elle pas un ? »

— C’est parfait, répondit Cassiopée en caressant son oiselle.

— Nous sommes seuls, ici, ajouta Alexis. Et nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes…

Il jeta un regard désolé sur les murs froids de l’austère grande salle à la cheminée désespérément vide. Pas de bois, pas de feu. Même les dalles, traditionnellement recouvertes de paille, étaient nues.

— Nous sommes à peine une centaine, poursuivit Alexis, alors qu’autrefois nous étions près de deux mille. J’ai envoyé une douzaine d’hommes à Tyr, prêter main-forte à Conrad de Montferrat. J’espère que ce sacrifice ne sera pas inutile, car ils nous manquent cruellement…

Son regard fit le tour de la salle, et il déclara :

— Il n’empêche que c’est un honneur et une joie de vous accueillir en notre humble demeure. Considérez-vous ici comme chez vous.

— Si la situation est si difficile, pourquoi restez-vous ? s’enquit Simon.

— Qui peut dire avec certitude qu’un combat est perdu d’avance ?

Simon ne répondit pas.

— Et quand bien même ? Cela ne vaut-il pas la peine de lutter ? De témoigner malgré tout que nous croyons en autre chose que la fatalité ? Et de ne jamais, jamais, jamais nous laisser abattre ?

— Ça dépend du combaaat, glapit Rufinus depuis le coin de table où l’avait installé Cassiopée.

— Exactement. Mais mon combat est bon, puisqu’il m’a permis de vous porter assistance, conclut Alexis avec un fin sourire.

Sourire que Cassiopée lui rendit. Alors Alexis donna lui aussi une petite caresse à l’oiselle, et déclara :

— Un ou deux jours de repos, et elle sera remise. Je vais donner l’ordre qu’on lui apporte des souris.

— Merci, souffla Cassiopée.

Elle-même ne se sentait pas très en forme. Brûlée, à moitié asphyxiée sous le dôme du Rocher, les bras et les jambes tailladés, n’ayant pas dormi depuis plus de trente heures, elle n’aspirait qu’à s’allonger et à fermer les yeux.

— Allez vous reposer, leur dit Alexis de Beaujeu. À en juger par votre mine, on vous croirait remontés des Enfers.

— Vous ne croyez pas si bien dire.

Il les escorta à travers la cour principale, dans une petite chambre où se trouvait un grand lit. Et si le sol n’était plus recouvert de joncs, ses murs étaient toujours ornés de belles tapisseries. Cassiopée reconnut la pièce qu’avait occupée autrefois le comte de Tripoli, peu avant d’être assassiné.

— Ça ne vous dérange pas de dormir ici ? demanda Alexis. Je sais que de pénibles souvenirs sont attachés à cette chambre, mais c’est la meilleure du Krak.

— C’est parfait, dit Cassiopée en regardant autour d’elle, se demandant d’où viendraient les fantômes.

— Pour moi aussiii, dit Rufinus – qui n’avait nul besoin de dormir.

— Désolé, mais les hommes dormiront au dortoir, lui apprit Alexis de Beaujeu. Avec les soldats.

— Ce sera très bien, dit Simon. Mais ne vous gênez pas pour moi. Je n’ai pas besoin de lit. (Moi non pluuus, éructa Rufinus.) Je puis dormir à même la pierre.

— Heureusement, si j’ose dire, ce ne sont pas les paillasses qui manquent. Alors profitons-en…

Cassiopée déposa son oiselle sur le matelas poussiéreux, s’y allongea et ferma les yeux. Elle était si fatiguée qu’elle n’entendit même pas Alexis, Simon et Rufinus lui souhaiter une bonne nuit.