5.

« Beau doux ami, qui oserait combattre tout seul contre l’Enfer ? »

(ANONYME, Suite et fin de Perceval.)

Forcée de rester au milieu du Tibre, à cause de son fort tirant d’eau, une Stella di Dio arborant fièrement un pavillon à tête de mort remontait vers Rome, toutes voiles dehors. Les collines et les plaines qui bordaient le fleuve étaient recouvertes d’une épaisse cuirasse de neige, qui luisait sous la lune. Puis, comme sortie d’un rêve, la capitale autoproclamée du monde apparut. Des dômes baignés d’or et d’argent scintillaient tranquillement, vaste méli-mélo de ruines et de modernité, mélange de colonnes, de bâtiments et d’arcs à demi éboulés. Des restes de fumée montaient lascivement vers le ciel, le striant de profonds sillons gris.

— Rome ! Quand on arrive par la mer, on la croirait surgie des eaux, commenta Simon, accoudé à la proue du navire.

Cassiopée hocha la tête, tout en cherchant des yeux, ici le Colisée, là-bas la basilique Saint-Pierre de Rome et les murailles de la Cité léonine.

Elle tenait Rufinus dans ses bras, afin de lui faire voir le paysage.

— S’il te plaaaît, lui dit-il, tiens-moi bien faaace au vent.

— À ton service, répondit Cassiopée. Mais pourquoi ?

— Je veux me rappeler ce que ça fait d’avoir un cooorps…

Pour lui faire plaisir, elle le mit donc face au vent. Les rares mèches de cheveux de Rufinus à n’être pas recouvertes de cire jouèrent sur son front, se plaquant d’un côté puis de l’autre, dans un mouvement qui n’était pas sans rappeler celui d’une queue d’âne chassant les mouches.

— Dieuu que c’est booon, soupira Rufinus. Dire qu’autrefois j’adoraaais monter au sommet du clocher d’Acre, sentir le vent souffler sur mon visaaage…

Il ferma les yeux, s’abandonnant au vent gelé, chargé d’odeurs de neige et de feux de bois.

Enfin, la colline du Latran émergea de la brume, non loin du port d’Ostie où ils pensaient accoster. Rufinus ronchonna, exhalant une haleine aussitôt transformée en brouillard par le froid.

— Dire que nous en arpeeentions les rues pas plus taaard que le mois deeernier, se lamenta-t-il. Parfooois, j’ai l’impression de tourner en rooond…

Simon fouilla dans sa bourse de ceinture et en tira quelques noix qu’il entreprit d’écraser entre ses doigts. Puis, tandis que le pilote faisait entrer La Stella di Dio dans l’avant-port, le marquis de Montferrat s’approcha.

— Puis-je vous demander, beau doux seigneur, comment vous comptez vous y prendre pour libérer Chefalitione ? lui demanda Simon tout en brisant une noix.

— Je connais plusieurs façons d’agir, déclara le marquis. La voie diplomatique. La voie des armes, celle des espèces sonnantes et trébuchantes, celle du chantage, celle de la ruse. Dans le cas qui nous concerne, la voie diplomatique est préférable, dans un premier temps. Si ça ne marche pas, nous n’aurons hélas pas le temps d’emprunter celle du chantage. Resteront alors la voie des armes, celle de la ruse et celle de l’argent.

— Laquelle a votre préférence ?

— Généralement, celle de la ruse – moins onéreuse, plus élégante et surtout moins sale.

— Bien.

— Sauf que…

Rufinus, Cassiopée et Simon tournèrent leurs yeux vers le marquis de Montferrat, qui se frottait la barbe.

— Sauf que celle-ci demande également du temps, et des informations. Or nous manquons des deux.

— C’est fâcheux, dit Simon.

— Très.

— Ce qui ne nous laisse plus que la voie des armes et celle de l’argent, dit Cassiopée.

— Hélas, étant donné l’état de nos finances, nous n’irons pas plus loin que ce petit débarcadère, dit Montferrat en leur montrant un minuscule espace laissé libre à l’une des extrémités du port d’Ostie. Et encore, ce sera en chaloupe…

— Je croyais que vous aviez dans vos cales plus d’or et d’objets précieux qu’il n’en fallait pour sauver Jérusalem, objecta Simon.

— Ces trésors m’ont été confiés par Balian II d’Ibelin, déclara Montferrat, une main sur la poitrine. En remerciement des terres et châteaux de Provence que Chefalitione lui a rendus, après les avoir reçus de lui pour emmener l’archevêque Josias de Tyr à Ferrare. Ces richesses sont expressément, et uniquement, destinées à m’ouvrir les portes de Jérusalem – non celles du Vatican. Je n’ai aucune envie de me retrouver seul face aux démons de Saladin, et suis contraint d’engager moult mercenaires…

Cassiopée se rappela les deux barres d’or et de diamants que lui avait remises Saladin, et était sur le point de les offrir à Montferrat, lorsque Simon s’exclama :

— Alors, renonçons ! Allons à Tyr, et revenez ensuite ici, sans nous.

— Je n’ai pas envie de passer ma vie à traverser la Méditerranée, grommela Montferrat. J’ai une ville à gouverner, un royaume à reconquérir et un peuple à sauver. D’ailleurs, nous sommes arrivés. Je vais donner l’ordre de mouiller les ancres…

Le marquis parti, Cassiopée se pencha vers Simon et lui susurra à l’oreille, sur un ton glacé :

— Pas question de renoncer. N’oublie pas l’or et les diamants que Saladin nous a offerts pour nous récompenser d’avoir sauvé son fils.

— Dois-je te rappeler que ces richesses doivent nous servir à sauver ton père ?

— Qui te dit que le chemin de sa libération ne passe pas par Chefalitione ?

Simon séparait les bouts de noix des débris de coque, sans un regard pour Cassiopée. Qu’elle décide. Après tout, c’était son père…

— Cela nous laisse la manière forte, dit-il cependant en avalant un premier morceau de noix. Moi, ça me va.

Il posa sa main libre sur le pommeau de son épée, et promena son regard sur la rive enneigée. Elle était encombrée d’estaminets d’où montaient des clameurs étouffées, des chansons à boire et de chaudes lumières ; clameurs, chansons et lumières que Simon semblait défier du regard tant il les regardait avec animosité.

— Pourquoi faut-il commencer par libérer un homme des geôles du Paradis pour en sortir un autre des Enfers ? soupira-t-il en mâchonnant.

— Question d’équilibre ? suggéra malicieusement Cassiopée.

Simon lui jeta un tel regard qu’elle crut qu’il allait lui bondir dessus, pour l’embrasser ou la dévorer. Elle recula d’un pas. Simon baissa les yeux, lèvres tremblantes.

« Dois-je lui dire que je sais ? » se demandait Cassiopée. « Est-ce à lui de me reparler de mariage, ou à moi ? »

Mais elle n’eut pas le temps de se poser plus longtemps la question : Simon venait de lancer à Rufinus son dernier cerneau, que l’évêque goba tel un crapaud avalant un moustique.

— Pourquoi fais-tu ça ? demanda Cassiopée à Simon. Tu sais qu’il n’a pas d’estomac. Comment veux-tu qu’il le digère ?

— Oh, désolé, hoqueta Simon.

Cassiopée souleva Rufinus à la hauteur de ses yeux, et s’enquit :

— Ça va ?

— Hum, hum, fit l’évêque en mâchant son cerneau de noix, avant de l’avaler. Ça vaaa…

En vérité, le résultat ne se fit pas attendre. L’évêque fit la grimace et commença à toussoter. Le fond de sa gorge ayant été obstrué par une plaque de métal, les morceaux ne pouvaient s’échapper. Saisi de démangeaisons au niveau de la glotte, il se mit à tousser comme un damné. Cassiopée n’eut d’autre solution que de le retourner et de le secouer vigoureusement.

Des débris de noix tombèrent sur le pont du navire.

— Ne recommence jamais ça ! dit-elle à Simon.

Puis elle tourna les talons pour se diriger vers la petite échelle de corde qui permettait d’accéder à la chaloupe de La Stella di Dio.

Simon la suivit, provoquant sa colère :

— Laisse-moi y aller seule avec Montferrat ! Tu serais capable de faire échouer l’opération…

Simon s’apprêtait à lui répondre, mais le marquis de Montferrat s’interposa entre eux.

— Mes enfants, mes enfants, dit-il en posant une main sur le bras de Simon, s’il vous plaît, ne vous disputez pas. Il y a tant à faire, tant d’ennemis à combattre, que je pense qu’il vaut mieux être unis que divisés. Ne croyez-vous pas ?

— Là où tu vas, je vais ! dit Simon à Cassiopée.

— Très bien, rétorqua-t-elle. Mais prends garde, car je compte aller loin.