19.
« Cette haute montagne, quelle est-elle ?
Et quel est ce grand rocher ? »
(SOHRAWARDI,
L’Exil occidental.)
Après avoir chaleureusement salué Massada, ils lui firent cadeau des onguents que leur avait donnés Guillaume de Tyr.
— Pour vos pieds, ce malheureux garde et vos malades, dit Cassiopée.
Massada les remercia avec effusion, tout en massant ses pauvres pieds endoloris.
— Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous ? s’enquit-il.
— Eh bien, si vous pouviez nous dire où trouver les Muhalliq…
— J’ai cru comprendre qu’ils avaient quitté le service de Saladin et regagné leur désert, au nord et à l’est de Damas. C’est tout ce que je sais. Puis-je être utile à autre chose ?
— Oui, s’il vous plaît. Si vous voyez ma mère, Guyane de Saint-Pierre, dites-lui que j’ai bien eu sa lettre. Nous partons pour le Krak des Chevaliers. Où nous laisserons de nos nouvelles au frère commandeur, Alexis de Beaujeu.
— Comptez sur moi. Quant à cette malheureuse affaire, je me charge de tout. Ne vous inquiétez pas, ça va s’arranger. Je vais vous faire quitter la ville par une poterne discrète, qui n’est généralement pas gardée.
— Si vous pouviez également nous donner des bottes, dit Simon, ce ne serait pas de refus.
Massada regarda leurs pieds.
— Je vais demander à l’intendant.
Une fois chaussés de neuf, Simon et Cassiopée prirent leur jument par la bride et suivirent Massada vers une porte dérobée, qu’ils durent franchir tête baissée.
— Voilà. C’est ici que nos chemins se séparent, leur dit Massada. Adieu.
— Adieu, répondit Simon en le saluant de la main.
— Au revoir, ajouta Cassiopée.
Ils s’embrassèrent, puis Massada les prévint :
— N’oubliez pas qu’à force de chercher l’Enfer, vous ferez de votre vie un enfer.
— La mienne l’est depuis longtemps ! lança Simon en remontant sur sa jument.
— Merci du conseil ! dit Cassiopée en l’étreignant une dernière fois.
Et ils partirent vers le Krak, sous les regards de Massada qui ne détourna les yeux que longtemps, longtemps après qu’ils eurent disparu à l’horizon.
Derrière eux, le ciel rosissait, sans qu’ils sachent si c’était à cause de l’aube ou de l’incendie.
— Depuis combien de temps n’avons-nous pas dormi ? demanda Simon, épuisé.
— Deeepuis que nous avons quitté Tyyyr, répondit une voix dans le sac de selle.
C’était Rufinus. Ils l’avaient complètement oublié.
— Je suis désolée, lui dit Cassiopée.
Pour se faire pardonner, elle le prit contre elle quand ils furent remontés à cheval. Ils avaient décidé d’aller au Krak des Chevaliers, l’une des deux forteresses franques à ne pas avoir été emportées par le raz-de-marée musulman qui avait déferlé sur la Terre sainte après la déroute de Hattin.
Preuves de la violence avec laquelle les troupes de Saladin avaient bousculé les Francs, des ruines de châteaux se voyaient çà et là. De loin en loin, des pierres calcinées sortaient de la terre noircie comme autant de chicots. Au printemps, les herbes les recouvriraient ; et, dans quelques années, plus personne ne se rappellerait qu’en tel ou tel endroit s’étaient dressés les fiers maillons de la chaîne de places fortes que les Francs avaient passée autour de leurs ennemis.
D’anciennes églises avaient perdu leur croix, remplacée par un croissant ; et Cassiopée, malgré son quart de sang musulman, se sentait aussi peu à sa place en ces lieux que Simon.
— Dépêchons-nous, dit-elle.
— Ne crois-tu pas qu’on devrait d’abord se reposer ?
— Nous nous reposerons ce soir, au Krak. Je te rappelle que nous avons toute une journée de chevauchée devant nous, et derrière nous, peut-être, des poursuivants…
Il opina du chef, flanqua un vigoureux coup de talon dans les flancs de sa jument, et ils partirent au grand galop vers le nord.
Aux yeux du visiteur peu accoutumé à la rugosité de la montagne sur laquelle il se dresse, le Krak des Chevaliers peut ressembler à un dragon. Surtout quand il fait nuit. Tapi sur son rocher, il a tout du chasseur à l’affût, gueule posée sur ses pattes avant, griffes sorties, prêt à bondir.
Quand le Krak ouvre l’œil, c’est une sentinelle qui au sommet d’une de ses tours de guet allume un feu pour signaler à l’adversaire : « Nous sommes là qui veillons. N’approchez pas ou il vous en cuira ! »
Beaucoup de Sarrasins préféraient passer leur chemin plutôt que d’oser s’attaquer à cette forteresse, qui n’avait plus été assaillie depuis qu’en 1163 Nur al-Din lui-même s’y était cassé les dents. La légende racontait qu’il avait fui si précipitamment qu’il en avait perdu une pantoufle ; pantoufle ramassée par un courageux Templier prénommé Galet le Chauve qui l’avait conservée comme trophée.
Malheureusement, cette nuit-là, quand Cassiopée et Simon se présentèrent aux abords du djebel Ansariya, nulle lumière ne brillait tel un phare au sommet du vieux roc où se tenait perché le Krak.
— Par où aller ? haleta Simon.
Cassiopée scruta l’obscurité, impatiente elle aussi de découvrir la route qui montait au Krak. Elle rêvait d’une paillasse où s’allonger ! Simon et elle étaient épuisés, et leurs montures encore plus qu’eux. Hélas, d’épais nuages noirs volaient au-dessus d’eux dans un bruit de tempête, et bloquaient la lumière. La nuit était d’une profondeur inouïe – inexplicable si l’on songe que d’ordinaire les étoiles servent de chandelles aux voyageurs.
— On se croirait dans le cul d’un chaudron, dit Cassiopée. Même mon oiselle ne veut pas me quitter.
L’oiseau de proie, perché sur l’arrière de la selle de Cassiopée, y avait planté si profondément ses griffes qu’elles y semblaient incrustées.
— Il se passe quelque chose de pas naturel, murmura Simon.
Il dégaina son épée, aussitôt imité par Cassiopée. La lame de Crucifère émit une froide lueur bleue – signe qu’il y avait du danger.
— Rengaine-la ! dit Simon. Tu vas nous faire repérer…
Cassiopée ne se le fit pas dire deux fois. Pourtant, le fait d’en tenir la poignée l’avait réconfortée. Son père y avait incrusté une croix, pour une raison qu’elle ignorait. Peut-être sentimentale. Ou bien, plus simplement, parce que les Hospitaliers avaient pour coutume de décorer ainsi la base de leur arme…
— Regarde ! souffla-t-elle soudain. Là-bas, sur cette crête !
Du doigt, elle désigna un mamelon rocheux, où se tenait un cavalier.
Simon regarda dans la direction qu’elle lui indiquait, et vit une tache lumineuse. C’était peut-être, effectivement, un homme à cheval. Mais ce pouvait être aussi un reflet, une lanterne filtrée par un nuage. D’ailleurs, il n’avait aucune idée de la distance à laquelle se trouvait le prétendu cavalier.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je pense que c’est Taqi, dit Cassiopée qui venait d’arrêter sa jument. Il nous montre où il faut aller.
Simon se dressa sur ses étriers, fronça les sourcils et mit sa main en visière au-dessus de ses yeux :
— Tu es sûre ?
— Sûre et certaine !
Retombant sur sa selle, il enfonça ses éperons dans les flancs de sa monture.
— Allons voir !
Sa jument hennit puis bondit en avant, suivie de celle de Cassiopée. Ils se retrouvèrent au bas d’un chemin en pente, qui montait vers le Krak.
— C’est bien la route que nous cherchions, dit Cassiopée.
Nerveux, Simon se retourna sur sa selle, afin de s’assurer que personne ne les suivait. Il craignait une embuscade. Du même type que celle qu’il avait lui-même organisée avec les Templiers blancs, pour prendre au piège des Hospitaliers… pour la plupart issus du Krak. Chercheraient-ils à se venger ? Mais non, c’était impossible. « D’une part ils sont tous morts. Et d’autre part, je suis déjà allé au Krak, avec Morgennes et Cassiopée. »
Tout s’était très bien passé – puisque nul n’avait su le rôle qu’il avait joué dans le massacre des Hospitaliers chargés d’escorter la rançon du Saint Bois. Serrant de nouveau l’olifant qui pendait à son cou, il chercha Taqi du regard.
Mais il avait disparu. Où était-il allé ?
— Là-bas, plus haut ! s’écria Cassiopée.
Il leva les yeux et le découvrit, perché sur un nouvel éperon rocheux. Mais était-ce vraiment lui ? D’ailleurs, comment avait-il fait pour surgir si loin de l’endroit où ils lavaient aperçu pour la première fois ? « Est-ce un rêve ? Après tout c’est possible, nous sommes si fatigués… » Simon se frotta les yeux, se pinça le dessus de la main. Rien n’y fit.
— Incroyable…
— Dépêche-toi, lui cria Cassiopée. J’ai un mauvais pressentiment.
— Comme dans le volcan ?
— Si Taqi apparaît, c’est qu’il y a un danger.
— Que dit Crucifère ?
Cassiopée rangea un Rufinus glapissant dans sa sacoche de selle, et dégaina de nouveau Crucifère. Une fois encore, la lame émit une froide lueur bleue – bien plus vive que la précédente. Sa lumière révéla des formes, tapies dans les rochers tout autour d’eux. Le visage peinturluré de vert et noir, frondes et couteaux en main, elles jetaient sur eux des regards sinistres.
— Au galop ! s’écria Cassiopée.
Talonnant son cheval, elle fila droit devant. Simon l’imita. Au moment même où il partait au grand galop, un homme s’abattit avec un hurlement de bête sauvage à l’endroit où il s’était trouvé.
— Les Assassins ! Attention !
D’un coup d’épée, il tenta d’en écarter un deuxième, mais l’Assassin parvint à agripper sa selle. Faisant brusquement faire demi-tour à sa monture, Cassiopée vint secourir Simon, à qui l’Assassin cherchait à faire vider les étriers. Coup d’épée à droite, coup d’épée à gauche, elle lui planta Crucifère dans les reins, et l’Assassin glissa à terre.
Mais d’autres arrivaient déjà. Combien ? Impossible à dire. Cassiopée et Simon avaient l’impression que même les rochers se transformaient en créatures démoniaques. La nuit n’était qu’un cri – un cri dont la vibration suraiguë perçait l’obscurité telle une flèche. Alors, comme par enchantement, la nuit vomit dans la montagne des flots de créatures à demi nues, tenant une dague, une fronde, qu’elles maniaient avec des mouvements de bêtes sauvages et dans les yeux des lueurs farouches.
Simon et Cassiopée s’efforçaient de rallier le Krak tout en donnant de grands coups d’épée autour d’eux. Parfois, leur lame rencontrait une armure, qu’elle transperçait de part en part.
— Ils sont trop nombreux ! dit Simon.
— Courage !
D’une ruade, la jument de Cassiopée fracassa le crâne de deux Assassins. Son oiselle avait quitté sa selle, afin de participer au combat. Avec ses griffes acérées, elle tailladait les visages et les bras. Mais Cassiopée lui siffla de gagner le refuge des nuages.
— Envole-toi plus haut !
Bizarrement, l’oiselle restait dans les parages, se contentant d’éviter les pierres de frondes qui lui étaient lancées.
« Décidément, ce n’est pas normal… », pensa Cassiopée.
— Simon, sonne du cor !
— Ne plaise à Dieu, lui répondit-il avec un orgueil qu’elle trouva particulièrement inapproprié, qu’homme vivant dise jamais que j’ai sonné du corps pour des païens !
— Pas des païens, Simon. Des démons !
Ils venaient de se libérer d’une grappe d’assaillants, et les Assassins restants étaient repartis se cacher derrière les rochers.
— C’est le moment. Sonne, te dis-je ! Tu as les bras en sang !
— Jamais !
Autour d’eux, l’espace s’assombrit. La nuit gagnait en densité. Puis, tout à coup, Cassiopée fut giflée. Portant la main à sa joue, elle y vit…
— Du sang !
— Qu’est-ce qui t’a frappée ? demanda Simon.
— On aurait dit le vent…
Ils regardèrent autour d’eux, mais les Assassins n’avaient pas reparu. Ce fut alors comme si la nuit elle-même les attaquait. Des hordes de corbeaux surgirent de l’obscurité, tentèrent de leur crever les yeux, affolèrent leurs montures et se jetèrent sur l’oiselle.
— Sonne ! s’époumona Cassiopée en tentant de calmer sa jument tout en se protégeant le visage. Sonne ! Par pitié !
Alors Simon lâcha les rênes de sa monture et saisit son cor. L’ayant porté à sa bouche sans se soucier des corbeaux qui volaient autour de sa tête et donnaient force coups d’aile ou de bec pour le lui arracher des mains, il souffla de toutes ses forces.
Le son de l’olifant déchira l’air, et repoussa les corbeaux pendant un court instant. Simon et Cassiopée en profitèrent pour contraindre leurs montures à aller de l’avant, malgré leurs blessures, la peur et l’épuisement.
— Pas là-bas, haleta Cassiopée. le le vois toujours ! C’est lui ! Taqi !
Simon ne regarda même pas. Il souffla encore – la toute dernière fois, car les corbeaux revinrent, plus agressifs qu’auparavant. Ils volaient si près de son visage qu’ils l’empêchaient de sonner du cor et lui griffaient les mains. Du sang perlait à grosses gouttes sur sa selle, et il crut que sa dernière heure arrivait.
— Ô Dieu en moi ! s’écria-t-il. Je dois être fort ! Gloria, laus et honor Deo in excelsis !
Il essayait vainement d’exécuter un signe de croix, lorsqu’un tumulte lui parvint aux oreilles. On aurait dit un torrent dévalant la montagne. Levant les yeux, il distingua la forme lumineuse que Cassiopée nommait Taqi et la vit s’agiter, s’agrandir et se tordre pour laisser apparaître…
— Les Hospitaliers ! Nous sommes sauvés ! s’écria Cassiopée.
« Toi peut-être, mais moi… », songea Simon en se disant que, s’ils venaient, c’était parce qu’ils avaient entendu sonner le cor d’un de leurs frères, mort assassiné par lui l’été précédent.
— Par ici ! s’époumona Cassiopée. Par ici !
Renonçant à souffler comme à se servir de son épée, Simon tapa avec son olifant sur les corbeaux qui l’agressaient. L’un d’eux reçut un tel coup qu’il virevolta sur lui-même et tomba. Le cor était rouge de sang. Des plumes s’y trouvaient collées. Simon en donna encore plusieurs coups, en abattant deux autres.
Puis les corbeaux disparurent aussi mystérieusement qu’ils étaient arrivés. Quelques étoiles se mirent à scintiller, et les ténèbres se firent obscurité, l’obscurité pénombre. Derrière les rochers, les Assassins dressèrent la tête afin de voir ce qui faisait un tel raffut. C’étaient de blancs Hospitaliers, portant lances et flambeaux. Ils galopaient si près les uns des autres qu’on n’aurait pu introduire la lame d’un couteau entre leurs rangs.
— Montjoie ! tonnèrent-ils d’une seule voix. Pour la Vierge et le Christ !
— Pour la Mère et le Fils ! reprit Cassiopée en brandissant Crucifère. Par ici ! Par ici !
Dans les rangs des Assassins, ce fut la débandade. Alors qu’ils avaient l’avantage du nombre, ils choisirent de s’enfuir. Ils dévalèrent la montagne, où tombèrent plusieurs des leurs – transpercés par un coup de lance.
— Par ici ! cria encore Cassiopée en se dressant sur ses étriers. Nous sommes là !
Elle agitait Crucifère, qui laissait dans la nuit de profonds sillons bleus. À sa lueur, elle aperçut son oiselle, gisant dans la poussière, le corps ensanglanté.
— Galline !
Sautant à bas de sa monture, elle prit son oiselle dans ses bras et posa l’oreille sur sa poitrine. Son cœur battait encore, faiblement. Après lui avoir murmuré des paroles rassurantes et donné de petits baisers, elle la plaça sous sa chemise et remonta en selle. Ce fut le moment où les secours les rejoignirent. La colonne de frères chevaliers eut tôt fait d’envelopper Cassiopée et Simon, les vêtant d’un cocon protecteur. Puis, tels les affluents d’un vaste et puissant fleuve, deux files de cavaliers se lancèrent à la poursuite des derniers assaillants – en vain. Ils s’étaient évaporés. La montagne les avait-elle avalés ? Avaient-ils trouvé refuge dans un souterrain, une faille ?
— Nommez-vous ! gronda alors une voix que Cassiopée reconnut aussitôt.
— Beau doux sire Alexis, est-ce vous ?
— Cassiopée ?
— Elle-même, et Simon.
— Et moooi, ajouta Rufinus depuis les profondeurs du sac de selle où Cassiopée l’avait mis à l’abri.
— Ne restons pas ici, dit Alexis de Beaujeu. C’est dangereux. Suivez-nous jusqu’au Krak, où nous vous soignerons.
Cassiopée contempla les hauteurs, plongées dans l’obscurité. Loin de permettre d’y voir mieux, les torches brandies par les Hospitaliers formaient un halo lumineux, derrière lequel la nuit s’épaississait. Et c’est en vain que Cassiopée fouilla l’ombre, à la recherche du mystérieux cavalier blanc qui les avait guidés sur la pente du Krak.