29.

« Et vous dis qu’Alexandre fit faire une tour très forte, et une forteresse à l’issue de la passe, de sorte que ces gens ne pussent passer pour tomber sur lui ni sur ses gens ; et jusqu’à ce jour, elle a été appelée la porte de Fer, et c’est le lieu où le Livre d’Alexandre conte comment il enferma les Tartares entre deux montagnes. »

(MARCO POLO,

Le Devisement du monde.)

Malgré l’envie – parfois – de renoncer, malgré la lassitude qui l’engourdissait, malgré la peur, la faim et la soif, Cassiopée continuait. « Ne pas réfléchir, avancer. Quoi qu’il arrive, avancer. Ne penser qu’à cela, avancer. Pour mon père et ma mère, avancer… »

Ce n’était qu’au moment du bivouac qu’elle s’autorisait à se demander qui sa mère avait pu rencontrer. Car il était évident qu’elle avait rencontré quelqu’un. Morgennes ? Probablement pas, car Gargano l’avait mise en garde : « Ce que tu vas découvrir ne va peut-être pas te faire plaisir… »

Un autre homme, alors ? Mais qui ? Qui rencontre-t-on sur la route des Enfers ?

Le Diable ?

Cassiopée réprima un frisson. Le Diable, avec ses cornes, sa queue et ses pattes de bouc. Avait-il aussi une fourche, comme dans les enluminures que sa mère peignait autrefois, en marge des manuscrits – à l’abbaye Saint-Pierre de Beauvais, où elles avaient longtemps vécu, déguisées en hommes ?

Soudain, un vent d’est se leva. Lui qui était resté si discret depuis plusieurs mois, voici qu’il opposait à leur progression un sournois mur d’air. Le plus étrange, c’était qu’autour d’eux la brume ne bougeait pas. Il y avait du vent – elle le sentait dans ses cheveux, sur ses vêtements –, mais les épais pans de brouillard qui stagnaient autour d’eux demeuraient immobiles. Comme si la brume était si solide, immuable, que même une tempête ne pouvait la dissiper. Au fil des jours, le vent se mit à forcir. Un jour, il fut bourrasque. Cette fois, le brouillard s’agita. Cassiopée rappela son oiselle pour la mettre à l’abri sous sa cape, puis ils furent obligés d’avancer en se protégeant le visage d’un keffieh, tant le vent soufflait fort, leur brûlant les yeux. Puis ils durent s’arrêter, et enfouir la tête de leurs chevaux dans une couverture. Bêtes patientes, ayant confiance en leurs maîtres, les juments se tapirent tête-bêche l’une contre l’autre. Ils restèrent ainsi plus d’une heure, le temps pour Cassiopée et Simon de prendre une décision.

— Renoncer ? hasarda Simon, sans trop de conviction.

— Pas question, dit Cassiopée. Si ma mère a réussi à se rendre en Enfer, alors nous aussi.

— Mais elle avait ses bottes, et cette tempête…

— Finira par se calmer.

Ils prirent les rênes de leurs montures, les firent se coucher et se blottirent contre leur flanc. Cassiopée et Simon passèrent de longs moments à écouter battre les cœurs de leurs chevaux. C’était un son, une musique réconfortante. Parfois, à force d’être ainsi collée contre sa jument, Cassiopée rêvait qu’elle en était une elle aussi. Elle se voyait galoper dans des prairies verdoyantes, sous un vaste soleil. Un horizon bordé de forêts luxuriantes, le tumulte d’un fleuve, la fraîcheur de l’ondée. En rêve, elle vivait l’enfance qu’une jument aurait pu connaître, en Europe.

Soudain, elle s’aperçut que la tempête s’était calmée. Et que le cœur de sa jument ne s’entendait plus ! Après avoir libéré son oiselle, elle plaça la main sur la poitrine de sa monture et tenta de sentir son cœur battre…

« Rien ! »

Elle était morte.

Elle se tourna vers Simon, qui dormait à poings fermés, la tête sur le flanc de sa jument.

— Réveille-toi ! Debout ! cria-t-elle.

Mais il ne bougeait pas. Alors elle le prit par le bras, et le secoua violemment, pour l’inciter à se relever. Simon sortit de sa torpeur, baragouina quelques paroles et regarda autour de lui.

L’air était orange, et même leurs vêtements avaient, entre leurs plis, des petits grains de sable orange. Cassiopée tendit le doigt en direction d’une tache blanche ayant la forme d’un homme à cheval.

— C’est Taqi, hurla-t-elle. Il est venu pour nous sauver !

Mais la jument demeurait immobile.

— Viens, dit Simon en la tirant par le bras. Il ne faut pas rester là. Tu vas monter ma jument, et je vais suivre à pied…

Simon et Cassiopée sortirent du brouillard pour entrer dans une profonde vallée encaissée entre deux hautes montagnes servant de contrefort à une imposante muraille, de plusieurs toises de hauteur – immense rempart gris, barrage entre deux mondes.

Hormis les cris que poussait l’oiselle dans le ciel, il n’y avait pas un son. L’air était étrangement immobile, comme saturé de torpeur.

— La porte de Fer, murmura Cassiopée, pleine de respect pour la grande muraille qu’Alexandre avait bâtie près de mille cinq cents ans auparavant.

Cassiopée à cheval, Simon à pied juste derrière, ils avancèrent vers une gigantesque porte métallique encastrée au beau milieu de la muraille. Elle était si haute et si large que les armées d’Alexandre auraient pu la franchir en moins d’une heure. Nul besoin de se mettre en rangs, par deux, cinq ou dix. Un millier d’hommes auraient pu passer en un clin d’œil d’un côté ou de l’autre de la muraille, si l’on avait ouvert cette porte incroyable. Mais elle était fermée, et ils ne voyaient pas comment l’ouvrir. Même Gargano n’aurait pu la pousser.

Scrutant la vallée cernée par les montagnes, Cassiopée chercha Taqi.

— Il apparaît, il disparaît. Impossible de savoir si l’on a vu quelqu’un ou non – et encore moins de savoir si c’était vraiment lui.

Mais Simon ne l’écoutait pas. Peu lui importait Taqi. De toute façon, il ne l’avait jamais aimé. Toujours à se moquer de lui, et à le ridiculiser avec sa connaissance du Coran et des écrits sacrés. « C’était un fat, pensait Simon. Un hypocrite. »

En même temps, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une pointe d’admiration pour celui qui s’était jeté en Enfer, à la suite de Morgennes. Pourquoi n’en avait-il pas fait autant ? À vrai dire, il n’en avait même pas eu l’idée. Et s’il l’avait eue, aurait-il eu ensuite le courage de sauter ? Simon décida de ne surtout pas répondre à cette question, et s’interdit d’y penser.

Plus ils progressaient vers la haute muraille, plus ils entraient dans son ombre. Derrière elle, de gros nuages noirs obscurcissaient le ciel, recouvrant tout d’un dense voile de ténèbres. Simon frémit à l’idée que Morgennes n’était peut-être plus qu’à deux pas.

Arrivés au pied de l’immense porte, dont chacun des battants était au moins aussi grand que la cathédrale qui se construisait à Paris, Cassiopée constata :

— Elle n’a ni serrure ni poignée…

Cassiopée et Simon longèrent la muraille, dans l’espoir d’en atteindre extrémité. La porte de Fer ne pouvait être la seule et unique porte. Il devait certainement en exister d’autres, plus petites.

— À mon avis, dit Cassiopée, la porte principale ne doit s’ouvrir que dans des circonstances exceptionnelles.

— Mais dans quel seeens ? demanda Rufinus. Car d’après ce que je saais, la seule et unique fois où elle s’ouvriira, ce sera pour la fin du moonde.

— Probablement vers les Enfers, répondit Simon. Afin de permettre à nos armées de s’y rendre rapidement, pour y tuer du démon. Sinon, je ne vois pas pourquoi Alexandre, dans son infinie sagesse, aurait inséré une porte au beau milieu de sa muraille…

Ils marchaient depuis un temps infini, et n’avaient vraiment pas l’impression d’avoir beaucoup progressé. Peut-être s’étaient-ils trompés ? Peut-être n’y avait-il pas d’autre façon de traverser cette muraille que de passer par la grande porte…

— Je ne nous vois pas l’escalader, fit Simon.

— Et avec quoi ? demanda Cassiopée. Je peux bien envoyer mon oiselle de l’autre côté, mais à part Rufinus, je ne vois pas qui elle pourrait emmener…

— Quel jour sommes-nous ? demanda brusquement Simon.

— Je n’en ai aucune idée. Pourquoi ?

— Parce qu’une légende raconte que les portes de l’Enfer s’ouvrent une fois par an, pour en laisser sortir les damnés.

— On peut très bien être en septembre, ou en août. C’est un bon mois, ça, pour les morts ?

— Nooovembre serait mieux, dit Rufinus.

— Nous pourrions camper au pied de la porte, et attendre.

— Et si elle ne s’ouvre jamais ?

— Ma mère a certainement réussi à passer, dit Cassiopée. Alors, pourquoi pas nous ?

— Ta mère ceci, ta mère cela…, maugréa Simon. D’abord, nous n’en avons pas la preuve. Enfin, si elle est si maligne que ça, pourquoi ne nous a-t-elle pas attendus ? Et Morgennes, elle l’a sauvé ?

Cassiopée ne répondit pas. À la colère de Simon, elle préférait le semblant de coopération dont ils avaient fait preuve jusque-là.

C’est alors qu’à quelques arpents à peine des premières pentes de la montagne, Cassiopée vit, sertie dans l’une des nombreuses tours qui ponctuaient la muraille, une toute petite porte métallique. Des carcasses de chevaux en état de décomposition jonchaient le sol au-devant, dans un désordre de crânes, de fémurs et de cages thoraciques au milieu desquels moisissaient une douzaine de selles.

— Bizarre, commenta Cassiopée en mettant pied à terre. Une muraille côtoyant les cieux, une porte à faire lever la tête à un Titan, et là, cette porte métallique, à peine plus grande que celle du cellier, à Saint-Pierre de Beauvais, et tous ces cadavres de chevaux… J’aimerais savoir où sont leurs cavaliers.

Simon la rejoignit, foulant du pied les os et les débris de harnachement qui recouvraient le sol. Avisant à hauteur d’yeux un heurtoir en forme de serpent – qui n’était pas sans rappeler celui de la maladrerie de Saint-Lazare –, il demanda à Cassiopée :

— Si je l’actionne, est-ce que la porte s’ouvrira ?

— Il n’y a qu’un seul moyen de s’en assurer…

Elle empoigna le heurtoir, et l’abattit trois fois sur sa platine en forme de lune. Trois coups sourds retentirent à l’intérieur de la forteresse. En attendant l’arrivée du portier, Cassiopée rappela son oiselle, tandis que Simon fourrait dans son sac à dos le peu de vivres et d’eau qui restait dans leurs sacs de selle. Puis, d’une claque sur la croupe, ils chassèrent leur jument. Ils préféraient lui rendre sa liberté, plutôt que de l’attacher à côté des squelettes qui s’étalaient devant l’entrée.

Au bout d’un certain temps, un volet métallique s’entrouvrit dans le haut de la porte. Une forme sombre les dévisagea depuis une grille, puis la porte s’ouvrit en grinçant.