36.

« Gargano. La montagne tenait son nom de lui, ou bien, selon certains livres, c’est lui qui tenait son nom de la montagne. »

(JACQUES DE VORACINE,

La Légende dorée.)

En route pour la Tartane, septembre 1188

Le géant faisait de si grands pas qu’un seul lui suffisait pour franchir une colline, deux un bois, dix une forêt. Autour d’eux, les paysages se réduisaient à des taches de couleur, jaune poussière, sable et or patiné. Malgré le vent qui leur sifflait aux oreilles, Emmanuel et Gargano ne cessaient pas de discuter.

— Nous sommes donc toujours en septembre ? demanda Emmanuel au géant.

— Oui, pourquoi ?

— Parce que c’est le mois de ma chute. Je voulais savoir combien de jours, ou de semaines, s’étaient écoulés depuis, parce que j’ai complètement perdu le fil du temps…

Pourtant, un doute taraudait Emmanuel. « Septembre, septembre… Je ne puis croire que j’aie guéri si rapidement… » Ses blessures, à la cuisse et aux bras, s’étaient depuis longtemps refermées et avaient bien cicatrisé. En outre, ses cheveux avaient beaucoup poussé, et sa barbe lui tombait sur la poitrine.

— Septembre… Mais de quelle année ? se risqua-t-il à demander d’une voix tremblante.

— 1188, répondit Gargano.

Un premier bond les emmena au sommet d’un mamelon, un second tout en bas. Emmanuel en avait des haut-le-cœur.

— Alors ça fait un an ! Racontez-moi…

Gargano l’informa de la tragédie qui avait frappé la chrétienté en Terre sainte, et Emmanuel en éprouva une immense culpabilité.

— Votre présence n’y eût rien changé. Considérez plutôt qu’il est heureux que vous soyez encore en vie, pour participer à la reconquête.

— J’ai tout de même un peu de mal à partager votre façon de voir les choses.

Très vite, ils arrivèrent en vue d’un arbre gigantesque, dont la verticalité tranchait avec les plaines qu’ils venaient de traverser.

— Quel drôle d’arbre, fit remarquer Emmanuel qui n’avait eu le temps que d’y jeter un coup d’œil, tant le géant allait vite.

— Oui, c’est l’Arbre Sec, ou l’Arbre Seul… Nous arrivons au bout du monde, et il en marque la frontière.

— La frontière…

— La première des frontières, car la véritable, la voici. Accrochez-vous !

Emmanuel passa les bras autour du cou de Gargano et regarda ce vers quoi le géant courait. C’était une gigantesque muraille, au sommet crénelé de nuages.

— Qu’est-ce donc ?

— La muraille d’Alexandre le Grand.

Ayant pris son élan, le géant bondit par-dessus la porte de Fer, en un saut qui parut durer une éternité. Une fois au milieu des nuages, où des oiseaux effarouchés s’écartèrent en criaillant, Emmanuel demanda à Gargano :

— Nous n’allons pas sous terre ?

— Non, dit Gargano. L’Enfer, c’est de l’autre côté.

— Ah…

— Tenez-vous bien, nous descendons !

Leur chute se fit au milieu de telles rafales de vent qu’ils n’échangèrent pas une parole. Quand Gargano toucha terre, Emmanuel en fut si secoué qu’il se demanda s’il avait bien fait d’accepter l’aide du géant.

— J’ai la cervelle au fond des pieds, dit-il à Gargano pour lui décrire le piteux état où il se trouvait.

— Estimez-vous heureux, la mienne m’est sortie par les fesses, répliqua Gargano.

Et de poursuivre sa route, au beau milieu d’une nuit sans étoiles.

— Et maintenant, l’interrogea Emmanuel, que cherchons-nous ?

— Un oiseau.

Soudain, il y eut un bruit d’os piétinés.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Je crois que je viens d’écraser quelques crânes, répondit le géant en regardant sous son pied. Tant pis.

— On dit que ça porte chance.

— C’était du pied droit.

— Oh, vous savez, il ne faut pas croire à toutes ces fadaises…

Ils poursuivirent leur route, au milieu des ténèbres. Sentinelle en faction au sommet d’une tour de guet humaine, Emmanuel s’acquittait de sa tâche avec un professionnalisme rodé par des centaines de nuits passées à guetter depuis le Krak des Chevaliers.

— L’oiseau que vous cherchez, demanda-t-il, à quoi ressemble-t-il ?

— À un faucon pèlerin.

— Oh, je vois. Petit, rapide. De couleur bleu et brun.

— Messire est connaisseur !

— Qu’a-t-il de si particulier ?

— C’est celui de ma filleule, qui est en grand danger.

— Alors dépêchons-nous !

Gargano accéléra encore. Mais la nuit succédait à la nuit, se recopiant elle-même sans souci d’originalité. Depuis combien de temps couraient-ils ? Emmanuel se dit que ça ne devait pas faire plus d’une heure.

— Que vous courez vite ! Quel souffle vous avez !

— Et encore, je tombe de sommeil.

Emmanuel était épaté.

— N’empêche, c’est épatant !

— Ce n’est pas moi, lui apprit Gargano. Ce sont mes bottes. Ce sont elles, et elles seules, qui me permettent d’aller si vite. Et si je me dépêche, c’est que j’ai déjà perdu beaucoup de temps à rechercher leur propriétaire pour lui demander de me les prêter.

— Il a accepté facilement ?

— Elle. C’était pour sauver sa fille.

— Ah, fit encore une fois Emmanuel. Ce doit être une jeune femme bien extraordinaire, pour avoir une telle mère, et un tel sauveur.

— De tels sauveurs ! fit Gargano. Car maintenant nous sommes deux !

« Décidément, songea Emmanuel. Tout cela est bien étrange. Mais après tout, pas plus étrange que mon séjour à l’oasis des Moniales… »

— Et comment s’appelle votre filleule ?

— Cassiopée.

— Joli prénom !

— Jolie personne.

— Est-elle mariée ?

— Pas encore.

— Dépêchons-nous ! Plus vite ! Plus vite !

Gargano sourit, et continua sa foulée, rapide et régulière. Il ne voulait pas s’épuiser sur le premier millier d’arpents, car il ignorait tout de la superficie des Enfers – encore appelés Ténébroc ou pays des Tartares. Surtout, il savait qu’il lui faudrait probablement courir en cercles concentriques, pour avoir une chance de retrouver Cassiopée – si l’oiselle ne se manifestait pas d’ici là.

— Gargano ! Regardez !

Sortant une main de l’étroit cocon formé par les bras du géant, Emmanuel lui indiqua un rougeoiement à l’horizon.

— Un incendie !

— Non pas, dit le géant. C’est l’aurore…

C’était effectivement l’aurore, qui grandissait à toute allure – comme si le soleil était pressé de rattraper le temps passé à éclairer l’autre versant de la Terre.

— Ne laissons pas la lumière les atteindre, ça la tuerait.

— Grands dieux ! Votre Cassiopée serait-elle une vampire, pour craindre ainsi l’astre solaire ?

— Que nenni. Simplement, elle s’y trouverait exposée de telle manière qu’elle y perdrait la vie. Scrutez donc le ciel, à la recherche d’une tache gris-bleu mâtiné de brun…

— Comme celle-ci ?

Emmanuel tendit le doigt vers un point tournoyant dans le ciel bleuissant.

— Galline, enfin !

Gargano bondit dans sa direction, et dit à Emmanuel :

— Regardez à la verticale de l’oiselle, vous qui avez de si bons yeux !

Emmanuel se redressa dans le nid-de-pie formé par les bras du géant, et scruta l’horizon, là où l’aube chassait l’ombre. Suivant des yeux le long rai de lumière qui balayait la steppe grisâtre, il aperçut soudain un minuscule scintillement.

— Là-bas !

Gargano obliqua dans la direction qu’il lui indiquait, et nos compères se retrouvèrent rapidement à quelques pieds seulement des trois têtes posées à terre : celles de Simon, de Cassiopée et de Rufinus – qui glapit :

— Enfiiin !