39.

« Il est bien fou, celui qui désire sa propre mort comme tu le fais, par inconscience ! »

(CHRÉTIEN DE TROYES,

Lancelot ou le Chevalier à la Charrette.)

Après le temps des légendes vint celui du sommeil, et Guyane laissa sa fille se reposer. Elle ferma doucement la porte de la chambre et regagna le jardin du bimaristan. Là, Gargano et un Emmanuel peigné et rasé de frais devisaient tranquillement, en sirotant une tasse de café sur la margelle d’une fontaine où gazouillaient des oiseaux.

— Quel magnifique jardin ! fit observer Guyane. On se croirait au Paradis…

— Seulement depuis que vous y êtes, dit Emmanuel en galant homme.

Elle lui fit un sourire, appréciant le compliment.

Cette scène lui en rappelait une autre, qui s’était déroulée presque vingt auparavant, au Caire. Un chevalier avait surgi au sein du Coffre où elle vivait enfermée, et l’avait enlevée. Ce chevalier, c’était Morgennes. « D’ailleurs », se dit-elle, « il n’y a pas de hasard. Ce n’est pas pour rien que Morgennes a proposé à ce jeune homme de devenir son écuyer. »

— Emmanuel, s’enquit Guyane, votre cœur est-il pris ?

— Oui, madame, répondit Emmanuel.

— Oh, fit Guyane, dépitée. Puis-je savoir le nom de celle qui a l’honneur de vous avoir pour chevalier servant ?

— Marie, sainte patronne de l’ordre des Hospitaliers, répondit Emmanuel.

« Alors tout n’est pas perdu, pensa Guyane. Si j’ai renoncé à Dieu pour Philippe, pourquoi Emmanuel ne renoncerait-il pas à la Vierge pour Cassiopée ? »

C’est alors que Simon fit son apparition. Il était d’humeur si maussade qu’autour de lui l’air même paraissait s’assombrir. Son affliction rejaillissait sur le jardin, où les oiseaux s’arrêtèrent de chanter.

— Comment vous portez-vous ? lui demanda Gargano, les yeux rouges de fatigue.

Simon lui jeta un regard débordant de haine, et répliqua :

— Je sauverai Morgennes, dussé-je y perdre la vie.

— Personne ne vous le demande, lui dit Guyane.

— Je sauverai Morgennes, s’obstina Simon. Personne ici ne semble s’en soucier. Moi si.

— Le sauver ? Mais de quoi, de qui ? s’inquiéta Emmanuel, à qui nul n’avait encore annoncé la terrible nouvelle. Quelqu’un va-t-il enfin me dire ce qui lui est arrivé ?

Gargano et Guyane de Saint-Pierre se tournèrent vers lui, se demandant comment lui révéler la chose de la plus douce manière qui soit, mais Simon déclara brusquement :

— Il se trouve en Enfer !

— Je suis désolé, dit Gargano. J’allais te le dire, mais…

Emmanuel hocha la tête tristement, tentant de réprimer un frisson. Un grand froid l’envahissait. Pour la seconde fois de sa vie, un être cher l’abandonnait, le laissant seul au monde.

— Eh bien, fit-il en inspirant à grands poumons, il ne reste plus qu’à prier.

— Prier ! s’offusqua Simon. C’est bon pour les couards. Il faut se battre, l’épée à la main, et aller le chercher.

Emmanuel leva des yeux rougis par la tristesse, et répliqua :

— Personne ne connaît mieux Morgennes que moi. Je l’ai longtemps servi, comme écuyer. Et je crois pouvoir dire, beau doux frère chevalier, que vos méthodes ne sont pas les siennes. Je doute qu’il les approuverait.

— Peu m’importe qu’il les approuve ou non. Ce qui compte, c’est de le sauver.

— Et qu’en pense Cassiopée ?

— Je crois qu’elle y a renoncé.

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? intervint Guyane de Saint-Pierre. Elle a bravé les feux du Vésuve, affronté ceux du dôme du Rocher, traversé le désert de Chamiyé et parcouru la Tartarie – où vous avez perdu l’esprit, conclut-elle en pointant un doigt accusateur vers Simon.

— Je l’ai accompagnée dans chacun de ces endroits. Si je n’avais pas été là pour la sauver du Vésuve, elle n’aurait même pas atteint Tyr. Je suis le seul à avoir cru en elle…

Il fit une pause, afin de contenir sa colère.

— Nul n’est plus digne d’elle et de Morgennes que moi, ajouta-t-il à l’intention d’Emmanuel, les poings tremblants comme s’il se retenait de le frapper.

— Allons, calmez-vous, lui dit Guyane de Saint-Pierre.

— Du calme ! C’est aussi ce que m’a dit Cassiopée, face aux démons de Tartarie.

— Mais de quels démons parlez-vous ?

— De ceux que Crucifère a dénoncés. Cassiopée n’a pas voulu tenir compte de son éclat, alors que l’épée brillait comme jamais.

— Et si c’était toi, le démon ? demanda Emmanuel.

Les yeux de Simon semblèrent jeter des éclairs, et le jeune homme déclara :

— Alors je me tuerais !

— Les commandements de ton Dieu l’interdisent.

— Parfait. Comme ça j’irais tout droit en Enfer, et je sauverais Morgennes !

L’échange entre les deux jeunes gens avait été vif, chargé d’électricité. Soudain, s’agenouillant aux pieds de Guyane, Simon lui prit les mains et jura :

— Sur mon honneur et ma foi, je jure devant vous, noble et belle dame, que je sauverai Morgennes, dussé-je y perdre mon âme !

— Relevez-vous, vous me faites peur, répondit Guyane.

Simon se releva, dans un silence que Gargano troubla en citant son vieil ami Chrétien de Troyes : « Il est bien fou, celui qui désire sa propre mort comme tu le fais, par inconscience ! »

— Ma mort n’est rien à côté de la damnation éternelle à laquelle vous condamnez Morgennes, déclara Simon sans regarder le géant.

Reculant d’un pas afin de les avoir tous les trois dans son champ de vision, il ajouta :

— Et si vous dites l’aimer, vous mentez.

Sur ce, il regagna sa chambre.

— Il est devenu complètement fou, dit Guyane de Saint-Pierre.

— Devenu ? s’interrogea Emmanuel, qui commençait à se demander s’il n’avait pas déjà vu ce Simon quelque part.