12.

« Toutes les fois qu’il s’emparait d’une ville ou d’une forteresse, il accordait la vie sauve aux habitants et leur permettait de se retirer à Tyr avec leurs femmes, leurs enfants et leurs richesses. »

(IBN AL-ATHIR, Histoire parfaite.)

Saladin écumait de rage.

Le Chef des Armées de l’Islam, celui que son peuple avait coutume d’appeler le « Clément », l’« Unique », le « Généreux », le « Vainqueur des Infidèles, des Rebelles et des Polythéistes », le « Soleil des Mérites », celui dont la grandeur d’âme faisait oublier la petite taille, débordait de colère.

— Par la barbe du Prophète ! J’accorde à ces mécréants le libre passage vers Tripoli et même la possibilité, si c’est là ce qu’ils désirent, de poursuivre le combat, et voilà comment ils me récompensent ? !

Tête humblement baissée, ses auxiliaires se tenaient piteusement devant lui. Pourquoi était-il si furieux ? Parce qu’il venait d’apprendre que les nobles bannières des Ayyubides avaient été jetées dans les douves de Tyr. Lui qui tâchait en toutes circonstances de faire preuve d’humanité, voici qu’on bafouait sa générosité.

— Je ne me laisserai pas ainsi traîner dans la fange !

À côté de lui, son fils caressait d’une main distraite les deux panthères qui l’accompagnaient partout. Depuis que les Assassins avaient cherché à le tuer, Saladin ne se déplaçait jamais sans ses deux mortelles compagnes, aux crocs comme des poignards. Jetant sur les félins des regards inquiets, le cadi Ibn Abi Asroun – qui s’occupait des affaires judiciaires, civiles et religieuses du royaume – proposa au sultan :

— Nous pourrions peut-être bombarder Tyr, en guise de représailles ?

Saladin tourna vers lui un regard noir où brillaient deux cimeterres :

— Pas avant d’avoir récupéré nos bannières. Qu’on aille me les chercher !

Malheureusement, l’hiver et six mois de siège avaient usé les troupes de Saladin, qui n’aspiraient qu’à retrouver leur foyer. Sur la digue de terre où campait l’armée, bien des braves refusèrent l’honneur d’aller récupérer les étendards que Conrad de Montferrat avait propulsés dans la boue.

« Par Allah, songea Saladin, c’est mauvais signe… Signe que mes troupes sont à deux doigts d’abandonner le combat. Signe qu’elles sont lasses de se voir interdire de piller… »

Mais il n’était pas question de revenir sur cette dernière décision. Il n’avait pas oublié de quelle façon, plusieurs années auparavant, le roi Amaury Ier de Jérusalem s’était privé du soutien des territoires qu’il avait conquis parce qu’il n’avait pas su empêcher ses armées de les mettre à sac.

« Ah, se dit-il en se remémorant l’époque où il avait accompagné son oncle conquérir l’Égypte, que tout cela semble loin. »

Même Amaury lui semblait à présent sympathique. « Dommage que nous n’ayons pas eu le temps de devenir amis… »

Ces pensées le troublaient. Pourquoi l’assaillaient-elles maintenant, ici ? « Je vieillis… » Encore une fois, il regarda ses hommes, dont aucun ne s’était porté volontaire pour aller recherches les nobles bannières des Ayyubides.

« Si Taqi avait été là, il s’y serait précipité, lui ! »

Puis il regarda son fils, al-Afdal, dont les jeunes années n’étaient pas à ses yeux une excuse suffisante pour justifier son inaction. « Al-Afdal, est-ce à cause de moi si tu es aussi pleutre ? T’ai-je mal éduqué ? Une vie d’opulence t’a-t-elle gâté l’âme ? Mes exploits te condamnent-ils à ne rien accomplir ? Ou n’es-tu tout simplement qu’un poltron, indigne de son père ? »

Réprimant une bouffée de colère mêlée de tristesse, il ordonna :

— Puisque c’est ainsi, j’y vais. Seul ! Qu’on m’amène Extase mystique !

Un battement de cœur plus tard, le noble étalon de Saladin lui était présenté, piaffant d’excitation. L’ayant enfourché, Saladin partit au triple galop en direction des murailles de Tyr, sous les regards médusés de ses gardes du corps, de ses conseillers et – surtout – de son armée.

Quand il se fut éloigné d’une vingtaine d’arpents, le cadi Ibn Abi Asroun alla trouver le chef des mamelouks et lui ordonna :

— Suivez-le, mais à distance. Il ne faut surtout pas qu’il vous voie…

Vingt mamelouks lourdement armés sautèrent en selle et disparurent dans un nuage de poussière.

— Par Allah tout-puissant, je le jure ! S’il meurt, vous le paierez de votre vie, siffla dans leur dos le cadi Ibn Abi Asroun.

« Prenez-en de la graine », pensait Saladin tout en galopant vers la cité. Voici comment un chef d’armée doit se conduire. Au combat, en première ligne… » Et tout en talonnant Extase mystique, il se remémora les paroles de son oncle, Chirkouh le Volontaire : « Le chef d’armée doit avoir les qualités naturelles de huit animaux différents : la bravoure du coq, l’audace du lion, la force d’attaque du sanglier, la circonspection de la grue, la prudence du corbeau, l’élan du loup, la ruse du renard et la constance du chameau. »

— Toutes ces bêtes pour une armée de porcs, quelle ironie ! dit-il au vent. Enfin, c’est comme ça.

Saladin conduisit sa monture en direction de Tyr, et murmura une prière lorsqu’une pluie de flèches s’abattit sur lui : « Ma prière et mon sacrifice et ma vie et ma mort appartiennent à Allah le Maître des Mondes. » Allah l’entendit-il ? Toujours est-il qu’à peine arrivé en vue des lourdes portes de la ville, les projectiles s’arrêtèrent de pleuvoir – et les portes s’ouvrirent. L’invitait-on à entrer ? Non, elles ne s’étaient ouvertes que pour laisser sortir Renaud de Sidon et la poignée de soldats qui avaient accepté de le suivre au-dehors.

— Par la barbe du Prophète ! s’exclama Saladin en reconnaissant le chevalier avec qui il avait négocié la reddition de Tyr. Si je m’attendais à te voir là !

— Par saint Martin de France et de Navarre ! s’écria Sidon. Et vous-même, Excellence, puis-je vous demander ce que vous venez faire ici, si près de nos murailles ?

— Je viens chercher mon bien, répondit Saladin en montrant ses bannières boueuses.

— Excellence, au nom de tous les Francs, je vous prie d’accepter nos plus plates excuses. Même si je ne suis pour rien dans cet outrage.

— Qui en est responsable, alors ?

— Le nouveau chef de Tyr.

— Le nouveau ? Mais je croyais que c’était toi…

— Je le fus. Un temps…

Avant de s’expliquer plus avant, Sidon descendit dans les douves, et s’y enfonça jusqu’à mi-corps. Marchant, s’enfonçant puis nageant dans la fange, il s’avança vers les bannières des Ayyubides, les ramassa puis remonta sur la rive. Là, dégoulinant de crasse et puant comme un bouvier d’étrons, il mit un genou en terre, baissa la tête et présenta humblement les deux bannières à Saladin :

— Excellence, ceci est à vous. Je vous le rends.

— Merci à toi, noble Sidon, dit Saladin en acceptant les bannières merdeuses. J’avais raison de traiter avec toi. Tu es un homme de cœur.

— Tout le monde n’est pas de cet avis.

— Eh bien, ce « tout le monde », si c’est de ton remplaçant que tu parles, paiera cet affront de sa vie ! J’en fais le serment, sa tête roulera de ses épaules au moment où il s’y attendra le moins.

Renaud de Sidon n’eut pas le temps de répondre que déjà les mamelouks arrivaient, dans un sourd fracas d’armes et de hennissements. Environnant les Francs, ils les menacèrent de leurs lances.

— Qu’on les laisse ! tempêta Saladin. Ils sont sous ma protection.

Puis, levant bien haut ses bannières noires dans le ciel pour les montrer à ses hommes, il s’exclama :

— Ce que vous avez craint d’aller prendre, un Franji me l’a apporté !

Un lourd silence s’installa sur la digue de terre, où des milliers de regards, chargés de jalousie et de haine, se tournèrent vers Renaud de Sidon.

— Honte sur vous !

Sous l’auvent de la tente de Saladin, le cadi Ibn Abi Asroun observait la scène, admiratif. Puis son regard se porta sur al-Afdal, et il pensa : « Quel drôle de petit garçon… Est-ce là son héritier ? Je ne suis même pas sûr qu’il ait saisi la portée de ce drame… Quand je pense que lui aussi a été sauvé par des Franjis – ce Morgennes et la cousine de Taqi… »

Comme l’enfant le regardait, le cadi lui adressa un large sourire. Et l’enfant lui sourit en retour, avant de se remettre à jouer.

Ayant regagné son camp avec ses invités, Saladin fit apporter du linge et une bassine d’eau à Renaud de Sidon. Pendant qu’il se lavait, il lui demanda :

— Qui donc est le nouveau chef de Tyr ?

Renaud lui parla de Conrad de Montferrat, en dressant un portrait que des années plus tard l’historien Ibn al-Athir résumerait de la sorte, dans son Histoire parfaite : « Un homme semblable à un démon, plein de prudence et de vigilance, doué d’une grande bravoure. »

Saladin écoutait Renaud avec la plus grande attention, piochant distraitement des pistaches dans une coupe de cuivre tout en caressant le fin bouc qu’il avait au menton.

— Hum, fit-il enfin quand Renaud eut terminé de se laver. Je connais cet homme. C’est grâce à lui que la ville a déjà été sauvée une première fois, l’été dernier… C’est effectivement un adversaire redoutable.

Il aurait dû s’en trouver catastrophé, mais se contenta d’un sourire amusé.

— Loué soit Allah, j’ai plus d’une carte en main…

Claquant des doigts, il attira l’attention de son cadi :

— Approche.

Le cadi se pencha tellement qu’il parut toucher le nez de son sultan, lequel lui murmura une phrase à l’oreille. Que dit-il ? Renaud de Sidon – pourtant doté d’une ouïe extrêmement fine – ne l’entendit pas, car Saladin parla très bas.

Mais le cadi, lui, l’avait parfaitement compris.

— À vos ordres, Splendeur de l’Islam. Il en sera fait selon votre noble commandement !

À son tour, le cadi ordonna qu’on lui prépare sa monture, sortit de la tente et détala vers l’intérieur des terres.

Alors Renaud de Sidon, habillé d’un turban et d’un bliaut de soie à la mode orientale, s’éclaircit la gorge et demanda à Saladin :

— Excellence, pardonnez ma curiosité, mais pouvez-vous me dire pourquoi vous n’attaquez pas ?

— Parce que j’ai un marché à proposer à ce Conrad de Montferrat.

— Lequel ?

— La vie de son père en échange de la cité, dit Saladin en croquant une pistache.