40.

« Ils savent beaucoup d’enchantements et d’arts diaboliques, et passent leur temps à invoquer les démons. »

(MARCO POLO,

Le Devisement du monde.)

À cheval sur Extase mystique, Saladin paradait au milieu de la foule.

Celle-ci s’efforçait d’approcher son sultan, dans l’espoir de toucher son caftan ou – faute de mieux – son destrier. Mais les mamelouks veillaient, formant entre la foule et Saladin un mur de lances et de cimeterres, n’hésitant pas à la repousser violemment. Car à Damas, si près du djebel Ansariya où les Assassins avaient leur fief, il fallait se méfier plus qu’ailleurs.

Ici plus qu’au Caire, la foule avait davantage de raisons d’approcher Saladin. Soit parce qu’elle l’adorait (ayant détesté son prédécesseur, Nur al-Din), soit parce qu’elle le détestait (ayant adoré son prédécesseur, Nur al-Din), soit parce qu’elle le détestait comme elle avait détesté Nur al-Din – ce qui était justement le cas des Assassins. Tenir la foule à l’écart de ceux qu’elle adulait ou haïssait n’était pas tâche facile. Parfois, un adorateur un peu trop excité recevait un coup de lance pour avoir voulu caresser le caftan du sultan. « Loué soit Allah, disaient alors ses amis. Il ne faut pas le plaindre ! Il est au Paradis maintenant. Allah est grand ! »

Mourir pour cela, c’était presque aussi bien que mourir pour avoir essayé de baiser la Kaaba, lors du pèlerinage à La Mecque.

Mais Saladin n’avait aucune envie qu’on meure pour lui. Mourir pour l’islam ou pour Jérusalem – d’accord ; mais mourir pour avoir voulu effleurer sa tunique… « Quelle imbécillité ! »

En ce 27 de rajab 566, premier anniversaire de la reconquête de Jérusalem, le sultan était en proie à toutes sortes d’émotions positives et négatives. Oui, négatives. Car qui sait combien cette foule comptait d’adeptes de Rachideddin Sinan, le Vieux de la Montagne ?

Scrutant la multitude venue le saluer, Saladin s’interrogeait : « Et celui-là, avec ses cris enthousiastes ? Ne va-t-il pas sortir un kandjar de sous sa chemise et me sauter dessus ? Et cet autre, qui sourit benoîtement, qui peut m’assurer qu’il ne s’agit pas d’un conspirateur ? »

Mais une fois encore, Saladin choisit de s’en remettre à Allah, seul maître de nos destinées. Il repensa à ce que lui avait dit autrefois Sohrawardi, quand ils étudiaient le Coran en compagnie de Nur al-Din : « Souviens-toi que tout ce qui t’arrive ne pouvait être évité et que ce qui ne t’arrive pas ne pouvait pas t’arriver… » Saladin soupira puis sourit. « En ce cas, à quoi bon mes mamelouks ? »

Regardant les soldats qui composaient sa garde rapprochée, il eut une pensée pour ces esclaves, achetés enfants sur les marchés de la basse Volga. Dans leur tunique jaune safran, on aurait dit des épis de blé entourant un corbeau.

Au côté du sultan chevauchait Shams al-Dawla Turansha, l’atabeg de Damas. Il venait enfin de clore la longue et difficile enquête dont l’avait chargé Saladin. Il s’agissait d’explorer les mille et un souterrains qui gangrenaient les sous-sols du marché de Damas, afin d’en extirper les Assassins. Malheureusement, comme les taupes, ceux-ci ne s’en étaient pas laissé facilement débusquer ; et les galeries qu’ils avaient creusées ne s’étendaient pas seulement sous la place du marché.

— … Mais sous toute la ville, et même au-delà, Excellence, ahana le gros atabeg au front luisant de sueur.

— Raison de plus pour les en chasser, rétorqua Saladin.

— C’est que, Sérénissime, ces souterrains s’étalent sur plusieurs niveaux.

— Envoies-y d’autres hommes.

— C’est fait, Grandeur de l’Islam.

— T’ont-ils fait leur rapport ?

— Pas encore, ô Pilier de la Religion.

— Arrête avec ces salamalecs. Et explique-moi pourquoi tes soldats ne t’ont pas encore fait de rapport.

— C’est qu’ils ne sont jamais revenus, ô Saladin.

— Tu m’as pourtant dit que l’enquête était close.

— Elle l’est, autant que ces souterrains.

— C’est-à-dire ?

— Je les ai fait boucher. Des équipes de sapeurs les ont fait s’effondrer. Les Assassins ne pourront plus jamais les utiliser pour surgir à leur guise en tel ou tel point de la grande, silencieuse et blanche Damas.

« En fait, se disait Saladin, cet incapable a surtout trouvé le moyen de se débarrasser du problème. »

Sur la place du marché, où le drame avait eu lieu un an plus tôt, la vie avait repris. De l’esclave rossé à coups de bâton à la houri dansant au son des tambourins, des riches épouses venues faire leurs courses aux mendiants et aux ânes, tout ce qui faisait d’un marché un marché se trouvait réuni ici. Oranges, citrons, aubergines et artichauts côtoyaient un bruyant méli-mélo de moutons et de chèvres, amenés là pour y être égorgés. À ceux qui n’avaient pas de couteau, un armurier en proposait de superbes, forgés par son voisin forgeron, mais fort chers – ou d’autres moins onéreux, mais de moins bonne qualité, abandonnés à Hattin par les Franjis.

Immobile au milieu de la foule, un homme de grande taille, mince et au nez fort busqué, braquait sur Saladin son regard d’acier. Malgré ses cheveux gris, il n’avait rien perdu de sa superbe. C’était le docteur Ibn al-Waqqar.

Saladin sauta de cheval et se dirigea vers le docteur, qu’il serra contre lui.

— Le salut soit sur toi, lui dit-il.

— Sur toi le salut, mon sultan, répondit al-Waqqar. Es-tu content de ta tournée ?

— Oui et non, fit Saladin avec un geste évasif. Mais maintenant que tu es là, ça va mieux. Et toi ? Es-tu content de ton nouveau bimaristan ?

— Plus que content, j’en suis ravi – et honoré. Car il m’a permis de guérir des centaines de braves. Ainsi, récemment, ta nièce…

— Cassiopée.

— Oui. Elle se rétablit doucement, grâce à mes soins.

— Tu veux dire, grâce à Allah ? rectifia Saladin.

— Grâce aux nombreux talents dont Allah m’a pourvu, répondit le médecin avec un sourire.

Saladin lui rendit son sourire, et remercia une vieille dame venue lui offrir une orange.

— Eh bien, eh bien, fit-il en commençant d’éplucher son orange, allons voir cette merveille de bimaristan qui m’a coûté aussi cher qu’une compagnie de mamelouks…

— Mais qui t’épargnera d’avoir à la racheter !

Nouveau sourire de Saladin, qui se mit dans la bouche un quartier d’orange.

— J’ai pris une décision, dit Saladin en mâchant.

— Laquelle ?

— Comme tu le sais, j’ai dû renoncer à m’emparer de Tyr. Ces chiens galeux de Franjis s’attendent sans doute à me voir annoncer quelques mesures punitives. Mais je vais faire tout le contraire. Ils m’en remercieront, me loueront dans leurs chants et récits, quand cette action – loin de les servir – leur nuira plus qu’une offensive militaire.

— Quelle action ?

— Je vais – entre autres prisonniers – libérer le maître des Templiers, que je tiens en mes geôles depuis la reconquête de Jérusalem. Conrad de Montferrat est un redoutable adversaire, trop rusé à mon goût. Je vais donc renforcer les pouvoirs de son principal concurrent, l’ancien roi de Jérusalem Guy de Lusignan, en lui rendant son plus fidèle allié…

— Gérard de Ridefort ?

— Quoi de mieux qu’un Templier pour semer la zizanie dans le camp de ces chiens d’infidèles ?

Saladin eut un nouveau sourire, et prit encore un quartier d’orange. C’est alors que sa main toucha quelque chose de visqueux. L’orange grouillait d’asticots ! L’ayant lâchée, l’orange explosa par terre, où des larves se mirent à ramper. Parmi les morceaux d’orange avariée, un bout de papier apparut. Ibn al-Waqqar se pencha pour le ramasser, retira les asticots qui couraient dessus, et le tendit à Saladin. Qui le déplia et lut ceci : « Tu es en notre pouvoir. »

Juste au-dessous de cette phrase, une main blanche en filigrane évoquait les motifs d’une toile d’araignée. Il s’agissait du symbole des Assassins : la main de l’imam occulté, qui par-delà la mort guidait ses disciples vers la Vérité.