63.

« Je vois un spectre qui monte de la terre. »

(I Samuel, XVIII, 13.)

Cassiopée passa près d’hommes et de femmes métamorphosés en arbres, genoux pressés contre le corps – mornes vies repliées sur elles-mêmes. Une femme à la chevelure de liane, à la peau comme un tronc, fixait les marécages de son regard vide. Une autre avait le menton baissé sur la poitrine, où s’accrochait un nourrisson. Aucune tendresse, aucune horreur, aucune peine ne se lisait dans son attitude. C’était un spectre, un fantôme sans âme – un vague végétal, qui se contentait de durer.

« Ces marécages ont englouti, lui avait dit Gargano, des armées entières. Tant d’êtres y ont péri que seule Mnémosyne, la déesse de la mémoire, saurait énumérer les noms de toutes ses victimes. »

Elle fit un pas, puis deux dans cet affreux tableau. S’accroupit en tremblant, apeurée mais déterminée. Caressa l’eau de feuilles vertes où se noyaient des reflets d’arbres dont les branches pleuraient au-dessus de sa tête, comme autant de silhouettes penchées sur sa tombe.

Petit à petit, sa peur se dissipa. S’ouvrant à ce monde où même le temps était mort, elle regarda les papillons voleter dans des rais de lumières. De la poussière – ou de la cendre ? – s’échappait de leurs ailes, et tombait dans les marécages – parmi les champignons. Elle ouvrit sa poche de ceinture, y piocha un petit champignon et le considéra. Sa chair d’un blanc d’ossement semblait onctueuse, et son odeur – qui rappelait celle des mousses, après l’ondée – réveilla en elle des souvenirs d’enfance. Cassiopée enfant, habillée en garçon. Elle court dans un pré, où elle rit à gorge déployée. Tellement heureuse d’être enfin dehors, après toutes ces heures consacrées à l’étude de vieux ouvrages poussiéreux. Chrétien de Troyes sort à son tour de l’abbaye. Il n’a pas l’air content. « Reviens ici, petit fripon ! »

Mais Cassiopée ne l’écoute pas. Elle est toute à sa joie de courir, et dans sa course trébuche sur une pierre. Le capuchon de sa robe de bure lui tombe sur les épaules, et laisse échapper ses cheveux – fleur châtain qui s’épanouit au soleil. « Mais c’est une fille ! » s’indignent les moines occupés à battre les foins. « Que fais-tu à l’abbaye ? » Regards gênés de Chrétien de Troyes. Cassiopée se recoiffe du mieux qu’elle peut. Pourquoi ne s’est-elle pas coupé les cheveux ? Elle aurait dû écouter sa mère… Maintenant, il va lui falloir partir, loin, très loin d’ici. Dans un autre pays. À Constantinople.

Ces souvenirs, combien d’années ont-ils ? « Sont-ils seulement les miens ? » se demande Cassiopée. « Ou ceux d’une autre ? Ceux d’une enfant insouciante qui ne savait même pas que, quelque part, un père l’attendait. »

Ce père dont elle ne s’était jamais sentie aussi proche. Comme si les marais avaient conservé la trace de sa venue, plus d’une vingtaine d’années auparavant.

« Papa. Je vais enfin rencontrer ta sœur, ma tante ! »

Fermant les yeux, le cœur battant à tout rompre, Cassiopée croqua le champignon puis l’avala entièrement. Elle s’étendit de tout son long dans la vase, comme dans les bras d’Emmanuel, et s’endormit.

« Cassiopée ? »

Une voix l’éveilla. Elle ouvrit de grands yeux et regarda autour d’elle. Où se trouvait-elle ? Tout était noir, d’un noir impénétrable, comme si la lumière n’avait pas encore été inventée. C’était une nuit lac. Une de ces nuits où l’on se désespère de toucher la vase, parce qu’il n’y a pas de fond et que nos jambes ont disparu. Une de ces nuits dont les eaux sont si noires et si empoisonnées, si peuplées d’algues et de périls, que ceux qui par malheur y sont plongés ne peuvent en réchapper. Ils n’appartiennent plus au monde des vivants. Ils sont de l’autre côté. Fantômes errant perpétuellement insatisfaits, dans une nuit où tout est nuit.

« Où suis-je ? » s’interrogea Cassiopée, un goût de limon dans la gorge. Mais ce croassement, était-ce sa voix ? Elle n’était plus sûre de rien. Elle se toucha le corps, les bras, les mains… C’était bien elle. Craignant le pire, elle se toucha les yeux puis la bouche. Non, pas de doute. Elle avait bien les yeux ouverts. Et sa lèvre inférieure trembla quand son doigt l’effleura.

« Il y a quelqu’un ? »

« Cassiopée ? »

La voix lui était familière. C’était une voix d’homme, monocorde et grave.

« Papa ? »

« Cassiopée ? »

« Papa ! » s’écria-t-elle.

Il n’y eut pas de réponse.

C’est alors qu’elle comprit. Il ne servait à rien – si c’était lui – de l’appeler ainsi. Morgennes ne savait pas qui elle était pour lui. Alors elle cria :

« Morgennes ! »

Un spectre se dressa devant elle. Il avait les traits de son père, mais était d’une pâleur mortelle. Ce qui n’empêcha pas Cassiopée de se précipiter vers lui, pour le prendre dans ses bras. Le spectre se laissa faire, mais ne réagit pas. Avait-il oublié comment on étreignait ? L’avait-il jamais su ?

« Papa ! » s’écria-t-elle. C’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle le répète, qu’elle le lui hurle. Là. En face de lui. Il devait savoir.

L’ombre leva une main tremblante vers Cassiopée, et lui caressa le visage. « Cassiopée ? Tu es ma fille ? »

« Je suis ta fille », dit Cassiopée en lui prenant la main pour l’embrasser. « Celle que tu as eue autrefois, avec Guyane de Saint-Pierre. »

« Guyane », dit-il avec une lenteur extrême, comme si ce nom évoquait un mélange infini de joies et de souffrances. « Je me souviens… Elle m’a manqué. Elle me manque encore. La femme qui n’existait pas… »

Le spectre de Morgennes se pencha sur Cassiopée, et des larmes irréelles lui tombèrent dans les cheveux.

« Et toi aussi tu m’as manqué, enfant que je n’ai jamais connue. »

Ils restèrent ainsi un certain temps, lovés l’un dans l’autre, à essayer de se donner une affection, une chaleur qu’ils ne s’étaient jamais données de leur vivant. Mais le temps leur était compté – Cassiopée en avait le pressentiment. Par ailleurs, elle ne comprenait pas pourquoi c’était Morgennes et non sa tante qui était venu.

« Est-ce toi qui m’apparais, ou moi qui t’imagine ? » demanda-t-elle.

« Quelle différence ? »

« Je veux savoir si c’est vraiment toi ! »

« Écoute ce que dit ton cœur. »

« Alors c’est vraiment toi. C’est donc ici, l’Enfer ? »

« Comment cela pourrait-il être l’Enfer, alors que tu t’y trouves ? Cassiopée… »

Elle se cramponna à lui de toutes ses forces, lui enfonçant ses ongles dans le dos, l’étreignant de telle sorte qu’aucun Dieu, aucun démon, ne puisse jamais le lui arracher.

« C’était donc toi, poursuivit Morgennes, la force qui m’empêcha de sombrer… Si je suis là aujourd’hui, c’est, grâce à toi. »

« Puis-je te sortir d’ici ? »

« Je ne le crois pas. »

« Mais j’ai besoin d’un père ! » hurla-t-elle, entre deux sanglots.

Morgennes lui prit doucement le visage entre les mains, la regarda dans les yeux et lui dit :

« Mais tu n’es plus une enfant… Le seul père dont tu as besoin, aujourd’hui, c’est celui de tes propres enfants, et il s’appelle Emmanuel. »

Il lui sourit tendrement.

« Merci », dit-elle en pleurant à chaudes larmes. « J’étais venue pour te sauver, te ramener à la vie, et c’est toi qui me sauves. »

« Je serai toujours avec toi, pourvu que tu me gardes dans ton cœur. »

« Tu ne me quitteras jamais. »

Ils s’étreignirent une dernière fois – hélas trop brièvement. Déjà, les bras de Cassiopée commençaient à passer au travers de son père. Soudain, elle fut prise d’une violente quinte de toux et recracha de l’eau souillée de terre. Seuls les contours du visage de Morgennes lui apparaissaient encore. Ses lèvres, son nez, ses yeux, ses oreilles. Sa barbe et ses cheveux. Tout le reste s’effaçait.

« Je t’aime », lui dit-elle.

L’avait-il entendu ? Il avait presque entièrement disparu.

« Papa ! »

« Je t’aime, moi aussi. Je t’aimerai toujours… »

Sur ces derniers mots, il se dissipa entièrement, ne laissant plus qu’une main, puis un doigt, tendu en direction d’elle ne savait quoi, et elle entendit, comme surgi du néant : « Va vers la croix. »

Elle se retourna, et vit alors la coque de navire qu’elle avait aperçue en arrivant dans les marécages. Mais ce n’était pas qu’une simple coque de bateau, elle le comprenait maintenant.

Cassiopée se trouvait au pied de l’Arche de Noé.

La nef majestueuse, dont les flancs s’étaient au fil des ans fondus dans la végétation des marais, ressemblait à une colline, à un petit château. Elle se dressait au-dessus des arbres, dont le faîte ployait devant elle.

Chose stupéfiante, une sorte de porte se devinait dans l’un de ses flancs. En l’examinant plus attentivement, Cassiopée se rendit compte qu’elle avait une forme de croix.

— Mais que suis-je censée faire ?

Tournant sur elle-même, comprenant seulement qu’elle était revenue à son point de départ – à la surface des marais, au beau milieu des marécages – elle appela :

— Papa !

Seul un profond silence lui répondit.

Morgennes était parti.

Alors elle s’en alla aussi. Elle était couverte de boue de la tête aux pieds, avait des algues dans les cheveux et de la vase dans le nez et la bouche. Elle toussa, se moucha aussi fort qu’elle put. Mais elle savait que, même dans six jours, même dans six ans, ses poumons garderaient encore la puanteur des végétaux en décomposition, mélangés à la terre.