11.

« C’est une ville tellement bien fortifiée qu’on en parle proverbialement.

Une ville qui refuse obéissance ou soumission à qui veut s’en emparer. »

(IBN JUBAIR, Récit de voyage.)

Tyr, mars 1188

Tyr s’apprêtait à capituler.

Après avoir été conquise une première fois par Alexandre le Grand, en 332 avant J. -C., l’orgueilleuse et soi-disant indomptable Tyr envisageait maintenant de se livrer à Saladin. Déjà, les bannières noires des Ayyubides avaient été accueillies à l’intérieur de la cité, et c’est là que Conrad les découvrit, alors que La Stella di Dio pénétrait dans le port.

Deux soldats – deux Francs – gravissaient l’étroit escalier extérieur qui conduisait du port au sommet des murailles, sur le chemin de ronde. Ils portaient sur leurs épaules deux drapeaux noirs dont le fardeau était surtout moral.

— Vous deux ! leur cria Conrad depuis le pont. Arrêtez-vous !

Les soldats le regardèrent sans le reconnaître, et poursuivirent leur ascension.

Conrad laissa exploser sa colère.

— Si je vous attrape, je vous fais frire après vous avoir découpés en rondelles !

Les soldats ralentirent l’allure, hésitant sur la conduite à adopter. Ce qui était certain, c’est qu’ils n’avaient guère envie d’être l’objet des fureurs de cet individu qui n’avait même pas attendu que son bateau soit convenablement amarré pour sauter à quai et leur courir après.

— Je suis le marquis de Montferrat, seigneur de cette ville !

Surpris, les soldats s’observèrent puis s’arrêtèrent d’un commun accord.

— Seigneur…

Conrad montait vers eux à toute allure.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? glapit-il en désignant leurs étendards.

Honteux, les soldats ne surent quoi répondre ; et quand l’un d’eux fit mine d’ouvrir la bouche, Montferrat ordonna :

— Foutez-moi ça au fossé !

— Mais Saladin…

Conrad de Montferrat fit mine de dégainer son épée. Alors, pris entre ces deux tempêtes humaines, les soldats se résignèrent à obéir à celle dont les éclairs crépitaient le plus près de leurs crânes.

Et c’est ainsi que les nobles bannières des Ayyubides, au lieu d’être hissées au sommet de la cité, furent jetées dans ses douves.

La Stella di Dio venait enfin d’être amarrée, et les deux soldats francs étaient redescendus avec Conrad de Montferrat, lorsqu’un violent éclat de voix résonna de l’autre côté du port. Un chevalier, suivi d’une dizaine d’hommes en armes, arrivait à grands pas.

— Qui a osé ? cria-t-il en agitant les bras.

— Qui ose s’en enquérir ? répliqua froidement Montferrat.

— Moi, Renaud, baron de Sidon, à la tête de Tyr depuis que Montferrat l’a lâchement abandonnée.

— Lâchement ? Maintiendrez-vous cette accusation devant moi ?

Un brouhaha gagna les hommes en armes derrière Renaud de Sidon, qui reconnut alors le marquis de Montferrat. Rouge de confusion, il bredouilla force excuses.

Montferrat eut un geste de la main pour lui dire que ses excuses étaient acceptées, et lui demanda :

— Quelles étaient vos intentions en accueillant ici ces bannières ? Entendiez-vous tous nous convertir à l’islam ?

— Non pas. Nous sauver la vie, plutôt.

— Comment cela ?

— Saladin est à nos portes. Passez la tête par-dessus les créneaux. Vous le verrez faire les cent pas devant la ville, les bras croisés. Je lui ai promis notre reddition…

— En échange de… ?

— En échange de nos vies, monseigneur. Le sultan m’a promis de tous nous épargner si nous lui livrions la cité.

— Lui livrer la cité ? Alors qu’Acre est tombée ? Et d’où comptez-vous reconquérir Jérusalem, si cette ville est prise ?

— Ma foi… je pensais à Tripoli.

— Vous déraisonnez. Tripoli est trop au nord. Il faut absolument conserver Tyr.

— Mais nos vies…

— Sont entre mes mains, où elles sont bien gardées !

Un grondement de colère parcourut la dizaine de fantassins qui suivaient Sidon.

— Grondez, oui, grondez, leur dit Montferrat. Mais ne grondez pas contre moi. Et plutôt que d’y envoyer des drapeaux, montez vous-mêmes en haut de ces créneaux pour y crier votre colère. Si vous devez gronder, grondez contre Saladin. Gueulez-lui dessus à grands coups de perrières et de traits d’arbalètes. Insultez-le avec vos flèches et, s’il n’entend pas vos paroles, sortez à cheval les lui ficher en travers des oreilles !

— Mais alors, tous nos efforts diplomatiques, nos pourparlers…, reprit Sidon.

— Terminés ! Je suis de retour, je suis votre chef et j’opte pour la voie des armes. Que ceux qui y trouvent à redire s’en aillent sans plus attendre. Je ne les retiens pas.

Nouveau brouhaha parmi les compagnons du baron de Sidon – dont une poignée accepta de le suivre, à l’extérieur de la cité.

— Bon vent ! leur cria Montferrat en les regardant s’éloigner. Et ne vous avisez pas de revenir, ou je vous fais embrocher comme des porcs !

Le dernier homme de Sidon parti, Conrad de Montferrat se calma. Alors, se tournant vers Simon et Cassiopée, il respira une bouffée d’air de la cité et déclara :

— Ça sent déjà nettement meilleur !

Ayant regagné La Stella di Dio, où il supervisa le déchargement du matériel de guerre, Conrad de Montferrat dit à Simon et Cassiopée :

— Nos routes vont se séparer. Mais vous êtes mes amis. Les seuls, avec Josias de Tyr et le capitaine Chefalitione, en qui je puis avoir une confiance aveugle.

Tout en veillant à ce que les tonneaux de vivres et d’eau soient répartis entre les habitants de la cité, il dit à ses amis qu’il entendait préparer la venue des souverains européens en faisant de Tyr la base à partir de laquelle reconquérir Jérusalem.

— Ces rois sont peut-être lents à mouvoir, mais ils finiront par venir. Josias ne peut pas échouer. Alors, ils auront besoin de Tyr. Sans elle, il n’y a pas d’espoir.

Prenant une profonde inspiration, et alors qu’autour de lui matelots et soldats s’affairaient à vider les cales de La Stella di Dio, il continua d’expliquer à un Simon et à une Cassiopée tout ouïe :

— La ville est comme l’oignon de ce conte où une vieille mégère tente de sortir des Enfers en s’accrochant à celui qu’elle a un jour donné à un pauvre… Si nous perdons Tyr, c’en est fini de nos rêves de revanche sur les musulmans. Et ce sera l’Enfer sur terre.

— Parce qu’on peut sortir des Enfers en s’accrochant à un oignon ? demanda Simon, stupéfait.

— Il s’agit d’un conte, répliqua Cassiopée.

— N’empêche, c’est intéressant, poursuivit Simon. Est-ce que ça pourrait nous servir, pour sauver Morgennes ?

— Que t’imagines-tu ? Qu’on va jeter des oignons en Enfer, en espérant que Morgennes s’en servira pour s’envoler ?

— Excusez-moi tous les deux, intervint Montferrat, mais je crois utile de préciser que cet oignon donné à un pauvre représente la seule et unique bonne action accomplie par cette vieille femme dans sa vie. Morgennes, lui, a donné sa vie pour la Vraie Croix et la chrétienté.

— Et c’est pour ça qu’il se retrouve en Enfer, conclut amèrement Cassiopée.

— Ne t’inquiète pas, lui dit Simon. Je te promets qu’on trouvera un moyen de l’aider. Tu peux compter sur moi.

Cassiopée était en colère. Si elle était furieuse, c’était à cause du peu de cas que la chrétienté semblait faire de son père. Alors que Saladin, au contraire, avait promis de tout faire pour sauver Morgennes et Taqi. N’avait-il pas déclaré, peu après leur chute aux Enfers : « Allah n’accepterait pas que nous ne fassions rien. Nous devons les aider » ?

Bien sûr, c’était la guerre. Et la chrétienté avait d’autres soucis que d’aller sauver des Enfers un héros qui, après tout, avait accepté de se sacrifier pour elle. Mais Saladin, assurément, avait été plus généreux envers Morgennes que tous les papes et souverains européens. D’ailleurs, c’était auprès de lui que Cassiopée comptait se rendre, une fois la sécurité de Tyr assurée.

— Justement, précisa Montferrat. Pour que la ville tienne, il va falloir se retrousser les manches. Il faut renforcer les murailles, élever les talus et creuser de nouveaux fossés. Tyr doit être comme un îlot, entre mer et terre ferme. Un îlot sur lequel les musulmans ne pourront pas prendre pied, parce que nous le défendrons bec et ongles.

— Avec Chefalitione et vous, je suis certaine que Tyr résistera à toutes les armées, dit Cassiopée.

Montferrat lui plaisait. Il avait de l’énergie à revendre, et ne se déclarait jamais vaincu. Pourquoi ne se joignait-il pas à leur quête ?

— Nous restons avec vous à Tyr, lui dit-elle, le temps que les rois arrivent. Et ensuite vous viendrez avec nous, à la recherche de mon père.

— Hélas, chère Cassiopée, est-ce bien raisonnable ? Les rois, vous le savez, peuvent arriver dans un mois comme dans une année. Êtes-vous prête à attendre tout ce temps ? Quant à moi…

Il secoua la tête, comme rechignant à lui dire ce qu’il avait sur le cœur.

— Je me demande si votre quête n’est pas totalement insensée. Avez-vous seulement l’ombre d’une chance de réussir ? Non, croyez-moi… En ce qui concerne votre père, mieux vaut prier que de parcourir le monde à la recherche de je ne sais quelle grotte ou volcan conduisant aux Enfers. Pensez à tous ces héros de l’Antiquité. Pensez à Thésée, qui fut l’un des plus grands. Même lui s’y est fait prendre au piège, et a été condamné à s’asseoir sur les Chaises de l’Oubli.

— Jusqu’à ce qu’Hercule le sauve, expliqua Cassiopée.

— Et dans votre cas, qui sera votre Hercule ?

Simon allait dire que c’était lui, mais Cassiopée le devança :

— Hercule, c’est moi. Et Thésée, c’est mon père.

Montferrat lui prit les mains, les serra dans les siennes et lui dit :

— Ce qui se joue avant la naissance et après notre mort est le domaine réservé des dieux. Laissez-les régler cela entre eux. N’y pensez même pas. Efforcez-vous plutôt de considérer que la mort n’existe pas – ce qui dans une certaine mesure est la stricte vérité. En tout cas, moi, comme disait notre cher saint Augustin, « si je savais que mon père était en Enfer, je ne prierais pas plus pour lui que pour le Diable ».

— Je ne suis pas d’accord, répliqua Cassiopée. Si on ne prie pas pour ceux qui sont en Enfer ou qui méritent d’y aller, alors pour quoi, pour qui prions-nous ? Même le Diable a besoin de notre amour, et de notre compassion.

— Parole de sainte ! Hélas, je ne suis qu’un homme – et surtout un soldat.

Sur ce, il alla donner des ordres à ses officiers. Il voulait qu’avant la nuit plusieurs nefs aient quitté la ville, avec à leur bord autant d’arbalétriers qu’il était possible d’en embarquer. Son but était double. Il s’agissait premièrement d’assurer la défense de la ville, côté mer. Secondement, d’aller harceler l’assaillant, en le prenant en tenaille de part et d’autre de l’isthme où il avait son camp. À la perspective de ses futurs succès, Montferrat se frottait les mains.

Ses instructions transmises, il regagna à grands pas sa cabine, suivi de Cassiopée et de Simon :

— J’ai un cadeau à vous faire, leur dit-il.

De retour dans sa cabine, il se dirigea vers un coffret. L’ayant ouvert, il en sortit le petit tableau qu’il avait promené dans toutes les cours d’Europe – tableau cher à son cœur, et commandé à grands frais au plus talentueux des peintres de Terre sainte : Hassan Basras. L’artiste y avait représenté un cavalier musulman monté sur un magnifique cheval blanc victorieusement cabré au-dessus du Saint-Sépulcre. Ce tableau avait considérablement impressionné Cassiopée, qui était persuadée que le cavalier était son cousin Taqi.

Malheureusement, lorsque Montferrat regarda la peinture, il poussa un cri de stupeur :

— Par la langue de Dieu !

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Cassiopée.

— Taqi ! Taqi ! bégayait Montferrat. Il a disparu !

Cassiopée et Simon échangèrent un regard, interloqués.

— Que voulez-vous dire ?

— Voyez vous-mêmes.

Tournant le tableau dans leur direction, il leur montra la toile qu’ils connaissaient si bien. Sauf qu’au lieu d’y voir Taqi – ou en tout cas un cavalier qui lui ressemblait énormément –, il n’y avait rien. Seulement le Saint-Sépulcre, au-dessous d’un ciel bleu.

Taqi a disparu, murmura Simon tandis que Cassiopée repensait à l’étrange cavalier qu’elle avait aperçu dans le cratère du Vésuve.