56.

« Ensemble, dans la poussière, ils se couchent, et la vermine les recouvre. »

(JOB, XXI, 26.)

Des chevaux. Oui, des chevaux. C’était là tout ce dont les chevaliers avaient besoin. Pour charger. Piétiner. Affoler. Effrayer. Embrocher. Étêter. Éventrer. Massacrer.

Alors des fantassins allèrent leur en chercher. Où ? Chez les mahométans.

Des mains se tendirent, avides, armées de dagues et d’épées, et tranchèrent les gorges des Sarrasins qui gardaient les enclos des montures. Puis ces mêmes mains, rouges de sang, guidèrent les bêtes jusqu’à leurs nouveaux maîtres : ces chevaliers dénaturés que la famine avait privés de destriers, et qui trouvaient bizarre de fouler la terre. Pieds impatients de sentir l’étrier, genoux avides d’enserrer le corps humide et chaud que leur maître montait, fesses affamées de selle, mains empoignant rênes et lance.

Quand une centaine de cavaliers furent réunis, et que les Sarrasins – ayant repris courage – firent face aux Francs, les rangs des fantassins qui avaient réussi ce coup d’éclat se fendirent, laissant passer l’orage. Un tonnerre de cris et de hennissements retentit, accompagné par les clameurs des buccins, des trompettes et des tambours de guerre. Suivit un galop effréné, qui se métamorphosa en un déferlement de corps et de piétinements, de lances embrochant l’ennemi glapissant.

« Ah ça, nous avions bien raison de ne pas nous entêter sur cette tour. Bien raison de ne pas nous entêter. Nous entêter… » Simon chargeait, mais n’était pas au combat. Et s’il voyait sa main guider sa lance au creux d’une poitrine, puis l’abandonner au profit de l’épée, il n’était pas là. Il pensait à Morgennes, à Cassiopée.

« J’ai tout donné pour vous sauver ! »

Que faisait Cassiopée ? Se servait-elle de Crucifère, l’épée qui ne devait pas tuer ? Non, Crucifère était restée au fourreau, et Cassiopée demeurait en retrait, accompagnée de ses amis. « Les traîtres », pensa Simon au beau milieu de la mêlée. « Pourquoi ne se battent-ils pas ? »

Son arme frappa de nouveau, trancha en deux un Sarrasin. Mais c’est à peine s’il savoura sa victoire, car il se demandait pourquoi Cassiopée restait en arrière, sous l’étendard de Guy de Lusignan.

Ce dernier avait pris la tête de la charge, en compagnie d’un fort bataillon de Templiers, menés par Gérard de Ridefort. Ils semaient une telle terreur parmi les gens de Saladin que ses archers à pied couraient aussi vite que leurs poursuivants. Cette offensive était une réussite. « Montjoie ! Montjoie ! Tue ! Tue ! » Déjà, des chevaliers parvenaient au pavillon du sultan – qui l’avait abandonné pour se réfugier quelques milles plus loin, de l’autre côté de la colline d’Ayâdiya.

La gent de fer s’en donna à cœur joie. Simon tira sur les rênes de sa monture, et lui fit faire brusquement volte-face. Car si leur charge avait été couronnée de succès, qu’en était-il des fantassins qui les suivaient ? Ils les avaient distancés. Emportés par leur élan, les chevaliers ne s’étaient pas aperçus qu’ils s’étaient coupés de leurs lignes. D’ailleurs, ils ne s’étaient pas aperçus de grand-chose, se contentant de faire ce pour quoi ils s’étaient entraînés depuis l’enfance : éperonner leur monture et taper de l’épée.

Le camp de Saladin fut soumis à un pillage qui vit les nobles destriers volés aux Sarrasins transformés en vulgaires bêtes de bât. Fort heureusement pour les Francs, tous n’avaient pas perdu de vue l’objet de leur offensive : s’emparer de Saladin lui-même, ou en tout cas le repousser si loin qu’il ne lui reviendrait pas de sitôt l’envie de s’attaquer aux chrétiens établis autour d’Acre.

— Soldats ! cria Simon. Mes beaux doux frères, messires chevaliers !

Quelques têtes se tournèrent vers lui – pour la plupart c’étaient des moines militaires, qui se regroupaient non loin du gonfanon haussant, symbole du ralliement des chevaliers du Temple.

— Il faut faire demi-tour ! s’époumona Simon. Ne nous laissons pas couper de nos lignes ! Pensez aux fantassins qui cherchent à nous rejoindre ! Ne nous laissons pas encercler par l’adversaire !

— L’adversaire ? lui répondit un Franc. Il est plus occupé à déguerpir qu’à contre-attaquer…

Simon piqua un galop de reconnaissance vers le sommet de Tell Keisân où Saladin avait établi son camp. Juste derrière, les drapeaux noirs et jaunes des musulmans tournoyaient comme à la manœuvre. Soudain, l’air vibra de coups de tambour, et des fumées, plus noires et plus compactes que les précédentes, s’élevèrent dans la brume de ce 4 octobre 1189.

Et c’est alors qu’aux tambours de Saladin répondirent les trompettes d’Acre. Des hautes murailles de la ville assiégée s’élevèrent des volutes de fumée qui s’en allèrent rejoindre les sombres colonnes montant du camp de Saladin.

— Ils vont nous prendre à revers !

Dans un grincement horrible, les portes d’Acre s’ouvrirent. Le pont-levis s’abattit, et un déluge de soldats s’élança à l’assaut des chrétiens.

Les chevaliers, étonnés, s’entreregardèrent. Comment ? Les musulmans n’avaient pas fui la queue entre les jambes sous les coups de leur maître ? Les habitants d’Acre, pour n’être pas en reste et soutenir leurs soldats, hissèrent au-dessus des créneaux des drapeaux pris aux Franjis, que des têtes de chrétiens décapités au cours des précédents combats rehaussaient hideusement.

Chez les Francs, la panique fut totale. De quel côté contre-attaquer ? Au nord, sur l’aile droite de Saladin, ou bien au centre, là où le gros des chevaliers peinait à faire demi-tour ? Fallait-il se porter en direction du pavillon du roi, afin que l’ennemi ne l’investisse pas, ou bien foncer vers Acre, et tenter de la prendre de force malgré les flots de braves que vomissait sa gueule ? Les quatre points cardinaux conspiraient contre eux, et ce n’est que grâce à la terre et aux cieux que les chrétiens eurent la vie sauve.

Car la boue, mêlée de corps à moitié décomposés et d’armures rouillées, ralentissait la progression des musulmans, laissant aux Francs le temps de se regrouper.

Pendant ce temps-là, Cassiopée, Kunar Sell et Emmanuel – fort opportunément restés en retrait – protégeaient le camp de Lusignan ; tandis que les Templiers formaient avec leurs boucliers un mur défensif, véritable rempart de fer, qu’ils opposaient courageusement à la contre-offensive musulmane.

Saladin, après avoir rallié son aile droite en déroute, avait opéré une habile manœuvre destinée à prendre les Franjis en étau entre Acre et ses propres troupes. Son aile gauche, demeurée intacte, se porta contre la piétaille que les chevaliers francs – trop impatients de se saisir des richesses de son camp – avaient laissée loin derrière eux. Les piquiers, les arbalétriers, ceux qui n’avaient pour se battre qu’un poignard ou une épée courte, virent fondre sur eux plusieurs milliers de musulmans ivres de joie, qui les arrosèrent de flèches avant de les terminer au cimeterre.

Conrad de Montferrat, qui ne s’était pas déplacé jusqu’à Acre pour y mourir, se joignit aux efforts désespérés des Templiers pour contenir la charge des Infidèles, et combattit au côté de Guy de Lusignan.

Un mamelouk muni d’un fléau d’armes donnait bien du fil à retordre au marquis de Montferrat. Le gigantesque fléau, où des bouts de chair étaient restés collés, vrombissait dans l’air avec un bruit d’essaim.

Conrad para un premier coup avec son bouclier, qui fut fendu en deux par le choc. Se débarrassant des débris, il opposa au second coup sa propre épée, mais elle fut arrachée à son poing par la fureur du mamelouk. Désormais, entre sa tête et le fléau il n’y avait plus que le vide. Conrad s’apprêtait à mourir aussi dignement que possible, lorsque le bras du mamelouk voltigea dans les airs. Du sang gicla sur la poitrine de Conrad, tandis que Guy de Lusignan parachevait ce qu’il avait commencé en plantant son épée dans le cœur du mamelouk. Stupéfait, peut-être, que le ciel ne comporte pas autant de houris que le Prophète l’avait promis, le mamelouk mourut avec une expression de terreur dans les yeux.

Grâce aux efforts réunis de Conrad de Montferrat, de Guy de Lusignan et des moines soldats, le flot de troupes que Saladin avait renvoyées au combat fut endigué. Au centre du camp des chrétiens, Emmanuel et Cassiopée avaient empêché le pavillon royal de tomber aux mains des habitants d’Acre. Mieux, sous la violence de leur contre-offensive, les habitants d’Acre se hâtèrent de réintégrer leur cité.

Kunar Sell, par respect pour la promesse qu’il avait faite aux musulmans, s’était efforcé de rester à l’écart des combats. Ayant décidé de rallier les parages de la tente royale, il y surprit un mystérieux Chevalier Vert accompagné d’un ours gigantesque et d’un horrible nain – en grande conversation avec Rufinus.

— D’accooord ! D’accooord ! D’accooord ! mugissait ce dernier.

— De quoi parlez-vous ? s’enquit Kunar Sell.

— De rien, beau doux sire, répondit le nabot.

Et il sortit de la tente, avec le Chevalier Vert.

— Eh bien ? demanda Kunar Sell à Rufinus.

— Rien. Enfin si, on a gaaagné ? Nooon ?

— Il s’en est fallu de peu.

En effet, cette étonnante journée – glorieuse le matin pour les Francs, l’après-midi pour les Sarrasins – se terminait par un gain de quelques arpents de terrain pour les chrétiens.

Tandis que la retraite sonnait chez les Francs, et que les troupes musulmanes s’épuisaient à percer la blanche et rouge muraille que les Templiers opposaient à leurs coups, Saladin appela à cesser le combat. Et donna l’ordre de déplacer son camp vers l’est, de Tell Keisân à Tell Kharrûba.

La rage manqua l’étouffer, mais il trouva dans la capture de Gérard de Ridefort – ancien grand maître du Temple – de quoi soulager sa colère. Il le massacra de sa propre main, sans même lui proposer d’abjurer. Un tel chien se serait certainement empressé de se convertir à l’islam, pour se parjurer ensuite – comme si de rien n’était.

« En vérité, se dit Saladin, il n’y a que Morgennes pour prononcer la shahada et se conformer aux préceptes de l’islam… »

Retranchés derrière de puissantes défenses – pieux taillés en pointe, fosses au fond tapissé de piques –, Cassiopée et Emmanuel tinrent le camp jusqu’au retour de Guy de Lusignan et de Conrad.

La peine qu’éprouva le roi lorsqu’on lui apporta la tête de Ridefort fut atténuée par la satisfaction d’avoir sauvé Montferrat, qui lui était désormais redevable. Mais si Lusignan avait encore un camp, c’était grâce à Emmanuel et Cassiopée.

— Je suppose que nous sommes quittes, dit Guy de Lusignan au marquis de Montferrat.

— Non pas, répliqua Conrad. Vous m’avez sauvé la vie. C’est donc moi qui suis votre débiteur.

Lusignan hocha la tête, doucement, comme s’il prenait la mesure de la grandeur d’âme de celui que presque tous, ici, appelaient le « petit marquis ».

Simon arriva à son tour, furieux que personne ne l’ait écouté sur le champ de bataille quand il avait crié de ralentir l’allure pour attendre la piétaille.

« Est-ce la peine que d’Oultremer des renforts se portent à notre secours, par dizaines de milliers, si c’est pour se soucier d’eux aussi peu que des moutons d’écume ? À quoi sert-il que des hommes croient en Dieu et viennent ici donner leur vie pour racheter le Saint-Sépulcre, si l’on se fiche de leur sacrifice ? »

C’est alors qu’un aide de camp se présenta à la tente du roi, annonçant :

— Majesté ! L’aile droite de Saladin ayant été repoussée, nos troupes ont réussi à s’emparer des terrains qu’elle occupait autrefois, au pied d’Acre…

Cela voulait dire que désormais la ville était entièrement entourée par les Francs ! Fini, les promenades de Saladin sur les remparts d’Acre et ses regards amusés jetés de haut sur les chrétiens. Rufinus repensa aux étés qu’il avait passés à savourer la douceur du soir, quand il était évêque de la cité. Connaîtrait-il encore un jour la joie de sentir une brise lui caresser le corps ? « Peut-être, oooui. Peut-êêêtre… »

Malgré leur incapacité à porter leur victoire à son terme, les Francs reprenaient espoir. Ils entouraient entièrement Acre, sur terre comme sur mer. Saladin ayant déplacé son camp, les chrétiens avaient plus de place.

Malheureusement, cet espace était essentiellement occupé par des cadavres.

Saladin avait donné l’ordre de jeter les corps des soldats morts au combat dans le Na’mân, que les Franjis appelaient le « Fleuve doux », et qui prenait pour eux des allures de fleuve infernal, avec son chargement pestilentiel. Les maladies s’abattirent sur les chrétiens, qui ne savaient plus où étancher leur soif sans croiser le regard vitreux d’un ancien compagnon, ou plutôt son absence de regard.

Les Sarrasins eux-mêmes furent victimes des poisons que les morts charriaient et Saladin, atteint de dysenterie, dut regagner Damas en toute hâte, pour s’y faire soigner.

D’ailleurs, l’hiver approchait. Les musulmans commençaient à trouver le temps long. Car s’il est doux de quitter le foyer pour aller guerroyer, il est plus doux encore de le retrouver après avoir guerroyé. Les hommes se languissaient de leurs femmes, de leurs enfants. Certains se demandaient si tel petit, qu’ils avaient quitté ne sachant pas marcher, savait maintenant se tenir sur ses jambes. Et l’aînée ? Le temps de la marier n’était-il pas venu ?

Ainsi, l’armée de Saladin forte au début de l’été d’une centaine de milliers d’hommes, n’en comptait plus qu’une vingtaine vers la fin de l’automne. Les chrétiens, de leur côté, avaient vu leurs rangs se grossir de nouveaux renforts. Des navires arrivaient quasiment tous les jours, arrachant aux guetteurs ces cris : « Le roi Richard d’Angleterre ! », « Sa Majesté Philippe de France ! ».

Mais ce n’était jamais eux. C’étaient d’autres Danois, d’autres Frisons, d’autres Provençaux, Flamands ou Italiens. Vint un matin, enfin, où une nef arriva de Tyr. Elle n’apportait point de renforts, mais des nouvelles. Un artisan se précipita vers la tente de Conrad de Montferrat, et lui remit un pli. Aussitôt après l’avoir lu, Conrad partit chercher Cassiopée – en se guidant sur son oiselle.

L’ayant trouvée les bras passés autour des genoux, en train de deviser avec Kunar Sell et Emmanuel au beau milieu d’un paysage auquel des piles de morts tenaient lieu de collines, il lui dit :

— Les juifs ont terminé l’armure !