27.

« Vers et ténèbres, supplice, froid et brûlure

Regard du démon, remords, douleurs. »

(JACQUES DE VORAGINE,

La Légende dorée.)

Les mois qui suivirent ressemblèrent, pour Cassiopée, à un long et éprouvant chemin de croix. Forcée de chevaucher avec un compagnon dont elle se serait bien passée – mais fort utile pour éloigner les bandits –, elle se mura dans le silence.

« Et dire que c’était ma mère qui désirait entrer au monastère… »

Parfois, elle lâchait un soupir. Ou échangeait quelques mots avec Rufinus – qui s’exprimait de mieux en mieux, et de manière moins exaspérante au fur et à mesure que les semaines succédaient aux semaines.

Surtout, ce qui la minait, c’était le paysage qu’ils traversaient. On aurait dit que le ciel – d’une couleur gris plomb – avait coulé par terre, écrasant les montagnes et bouchant les vallées. Nivelant tout. Ciel et terre se confondaient, jusqu’à ne plus former qu’une seule et même contrée, uniformément grise et plate. Ils pouvaient y chevaucher pendant plusieurs jours, c’était toujours la même bruine, le même brouillard, le même silence.

Chevaucher dans ces plaines, c’était remonter au commencement du monde, là où le temps n’existait pas – avant que Dieu ne crée la terre et la verdure. L’air était lourd, pesant. Souvent, ils plongeaient dans une sorte de torpeur, où ils s’endormaient sans même s’en apercevoir. L’espace n’était qu’une ligne encadrée de leurs cils – pas une montagne, pas une colline, pas un arbre ou un bosquet. Dans le ciel, seule l’oiselle rompait la monotonie des gris mélancoliques que le soleil peinait à dissiper.

Ils avaient parfois du mal à croire qu’ils existaient. À d’autres moments, des bouffées de passé leur revenaient violemment à l’esprit, comme des bulles de gaz s’échappant de la vase. Ils se revoyaient à tel moment de leur vie, où ils avaient été plus heureux. Puis ils rouvraient les yeux. Ils étaient là, toujours à cheval. Et rien n’avait changé. C’était toujours le même paysage, le même calme – qui n’avait rien à voir avec la paix de l’âme.

« Dieu n’a pas fini ce pays », se dit Cassiopée. « Pour une raison indéterminée, il est parti se reposer alors qu’il aurait dû le terminer. C’est le pays du Septième Jour. »

— C’est pire que d’être en meer, dit un soir Rufinus à Cassiopée. En meer, au moins, il y a l’écume et les embruns. Parfois, les vagues font du voluume. Un oiseau pousse un crii. Ou l’aileron d’un dauphiin laisse un sillage sur les floots. Mais ici, tout est toujours pareil. Sommes-nous seulement sûrs d’avanceer ?

— Rien n’est moins sûr, en effet, répondit Cassiopée. C’est peut-être ça, l’Enfer. Tu as beau, t’échiner, rien ne change jamais.

— Alooors – si je puis m’exprimer ainsi – autant rester les bras croooisés.

— Justement non. Il faut se battre.

— Se baattre ? Mais coontre quoi ?

— Pas contre quoi mais pour quoi. Pour témoigner de ce en quoi l’on croit. L’espoir. Le mouvement. Le changement. Se battre, justement, parce que tout est peut-être perdu d’avance. Se battre pour exister – sans haine ni colère. Tout simplement pour être en vie. Tu dois avoir confiance, et continuer d’avancer. À la fin, il y aura bien un signe.

— Avant la fiin, j’espèère…, ronchonna Rufinus.

Lorsqu’ils s’arrêtaient pour bivouaquer, Cassiopée trouvait à leur repas un goût de poussière et au vin une acidité de vinaigre. Elle n’avait plus d’appétit, mais s’efforçait de – fournir à son corps ce dont il avait besoin pour poursuivre sa quête. Au cours de ces trop rares moments de distraction, elle faisait une orgie d’images. Des chameaux, les uns chargés de lourds bagages, les autres délivrés de leur fardeau, entraient ou repartaient du khan. Généralement, ils étaient chargés de meubles et de tentes pliées, d’armes et d’outres à moitié dégonflées – qu’il était temps de remplir. Mais parfois, l’un d’eux portait un tel attirail d’ustensiles de cuisine, de plats et de bassines en cuivre qu’il tintinnabulait avec un bruit de nef à l’amarrage.

D’un palanquin monté sur un grand chameau blanc, au poitrail orné de bijoux, quatre femmes descendirent. Leur voile n’étant pas aussi fermé que celui des Muhalliq, il laissait voir leurs yeux cernés de khôl et une petite chaîne d’or, passée dans leurs narines. Leurs poignets, leurs chevilles, débordaient d’ornements, et elles devisaient entre elles, se plaquant sur la bouche une main décorée au henné pour étouffer leurs rires. Quand elles aperçurent Simon, elles se hâtèrent de filer.

Ailleurs, des marchands – à en juger par leur bedaine rebondie – devisaient en prenant le café, assis en cercle autour d’un feu. Certains fumaient la pipe ou mâchaient de l’opium, tandis qu’un autre leur donnait des nouvelles de chez lui. Quand venait l’heure de la prière, ils étendaient leurs tapis et se tournaient vers La Mecque, en s’aidant du mihrab creusé dans un coin de muraille.

Mais en dehors des khans, leur seul repère était le disque du soleil. Chose étrange, celui-ci diminuait jour après jour en taille et en intensité, se contentant de n’effectuer qu’un court et timide tour au-dessus de l’horizon. Comme s’il savait qu’il n’était pas le bienvenu ici.

— Ténébrooc, ou la Tartariie, apprit un soir Rufinus à Cassiopée, c’est cet endroit que les Anciens surnommaient le « Val ténébreuux ».

— Tu connaissais ?

— Oui. Enfin, un peu. J’ai lu des liivres à ce suujet, il y a longtemps. Mon pèère avait voulu nous mettre en gaarde, mon frère et moi, contre la présence du Maal… « L’Enfer n’est paas réservé qu’aux moorts ! » avait-il coutuume de dire. « Ceux qui devront y séjoourner portent en eux, dès leurs premiers instants de viie, l’empreinte de ce lieu maudiit… »

— C’est curieux. Si nous sommes, comme tu le prétends, en Enfer, pourquoi n’y a-t-il pas de démons ? On n’a même pas vu de gardiens.

— Pas de Cerbèère…

— Ni de Charon. Je n’ai pas souvenir d’avoir franchi une frontière… Surtout, je m’attendais à des torrents de lave et à des roches incandescentes, un peu comme au fond du Vésuve. Pas à voyager en plein jour à la lumière de torches.

— En plein jour ? intervint Simon. Il fait nuit depuis si longtemps que nous ne savons plus si c’est le jour ou la nuit. Tu parles de journée, mais c’est peut-être la nuit. Ou l’inverse.

— Tu connais bien cet endroit, dirait-on ?

— J’ai l’impression d’y être né, avoua Simon.

Et c’était vrai. Si c’était là l’Enfer, alors il y était né. Un lieu où vos frères passaient toujours avant vous. Un lieu où vous n’existiez pas. Où vous étiez considéré comme quelqu’un de trop – ou au mieux quantité négligeable. Simon le peu. Simon le petit. Simon le pas-grand-chose. Simon qui aurait dû mourir puisqu’il avait causé, en naissant, la mort de sa mère… « Sauf qu’au moment de rendre son dernier soupir, mon père était bien content de m’avoir, ses quatre autres fils étant morts. Voilà ce que j’ai été pour lui. Un vulgaire héritier, chargé d’assurer sa survie dans l’au-delà… »

Le goût amer que Cassiopée reprochait à leurs repas, Simon le leur avait toujours trouvé. Le manque de lumière, Simon l’avait toujours éprouvé – même en Terre sainte. Il n’y avait eu qu’au contact de Morgennes – ou, avant lui, de l’Assassin Wash el-Rafid ou de Renaud de Châtillon – que Simon avait eu le lumineux sentiment d’avoir enfin trouvé sa voie. D’être considéré. L’Enfer, c’était découvrir sa famille attablée pour dîner, sans que personne se soit soucié de vous appeler pour le repas. L’Enfer, c’était ne jamais avoir de fauteuil où s’asseoir à côté des siens. L’Enfer, c’était s’entendre dire que le caveau des Roquefeuille – où votre père et vos ancêtres reposaient – ne pourrait pas vous héberger parce qu’on avait donné votre emplacement à une cousine éloignée. L’Enfer, c’était devoir apprendre le métier des armes en cachette de ses frères, qui tous avaient été placés comme écuyers auprès d’un chevalier ami de la famille. C’était mentir aux officiers de la commanderie de Templiers dont vous aviez forcé l’entrée en disant : « C’est mon père qui m’envoie… »

C’était souffrir au point d’entendre en permanence son cœur pleurer, sa tête crier.

C’était avoir un tel besoin de revanche sur le monde et les siens que rien, jamais, ne pourrait l’assouvir. C’était, surtout, se savoir damné.

Il portait le poids de sa souffrance depuis si longtemps qu’il en avait le dos courbé.

Alors, en cet endroit où le ciel était si bas qu’il ressemblait à la voûte des mines, oui, Simon était chez lui.

Pourtant, ils n’étaient pas encore arrivés en Enfer.

Pas tout à fait.

Mais ainsi que le vieil Héraclius de Jérusalem l’avait expliqué à Rufinus, les steppes qui le bordaient portaient en elles, dès leurs premiers arpents, l’empreinte de ce lieu maudit. Et une frontière existait.